Mencius a vécu au IIIe siècle av.J-C, soit un siècle après Confucius. On dit parfois de lui qu'il serait le Saint Paul du confucianisme compte tenu de l'importance qu'on lui attribue dans la diffusion du confucianisme.


Lacan trouvera dans la lecture de Mencius un écho à ses propres formulations. Et pour plagier le titre d'un roman de Claude Roy, L'ami qui venait de l'an mil, je dirais :

Mencius, l'ami qui venait de l'an trois cent avant Jésus-Christ

tant Lacan met en avant leurs convergences de vue !




Lacan mentionne Mencius à différentes reprises, et toujours à des moments importants de son enseignement.


  1. La première fois, c’est en 1957, dans l’article « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud » (in Écrits, Éd. Seuil, 1966, p. 498). Il dénonce une première fois le logico-positivisme de I.M.Richards et son livre Mencius on mind. Il rend hommage, sans le nommer, au Mencius : « Le texte le plus chargé de sens ».


• La deuxième fois, c'est en juillet 1960, lors du séminaire sur L'éthique. Il l'évoque tout d'abord sous son aspect le plus connu, celui qui affirme que l'homme est bon. Et Lacan de mettre en garde « que vous auriez tort de croire optimistes » ces propos.


• Et enfin, il évoque largement Mencius lors du séminaire D’un discours qui ne serait pas du semblant.


Cela nous met sur la vieille question. Un nommé Mencius - c'est le nom dont l'ont appelé les jésuites - nous dit qu'elle se juge de la façon suivante - la bienveillance est à l'origine naturelle à l'homme, elle est comme une montagne couverte d'arbres. Seulement, des habitants des environs commencent à couper les arbres. Le bienfait de la nuit est d'apporter un nouveau foisonnement de surgeons, mais au matin, les troupeaux viennent, qui les dévorent, et finalement, la montagne est une surface chauve, sur laquelle rien ne pousse.

J.Lacan, L'éthique de la Psychanalyse - 06.07.1960 ; p. 360-361



L’homme bon


Déjà Confucius énonçait que le naturel qui rapproche les hommes, c’est ce qui fait grosso modo le fond de la psychologie humaine, à savoir la bonté morale.


Par ce qui est naturel, les hommes se ressemblent ; ce sont leurs pratiques qui les éloignent les uns des autres.


Pour Mencius, la morale ne se résume pas à une série de bonnes conduites et de règles ou de préséances dans les comportements. Elle est inhérente à la nature de l’homme xìng , présente en chacun à l’état d’une tendance. Elle se repère dans la réaction de chacun à la vue d’un enfant prêt à tomber dans un puits. Il ne s’agit pas d’une émotion liée à une identification à l’enfant ou à ses parents comme l’avance Rousseau. Mais elle traduit l’interdépendance étroite entre tous les existants.


On parle en l’occurrence de ren , soit l’idéogramme de l’homme avec le chiffre deux. On peut traduire alors par « vertu d’humanité ».

仁也者人也


« L’homme est humain » ou « c’est l’humanité qui fait l’humain ». « L’homme, c’est l’homme accolé au chiffre deux. » La conscience morale n’est au fond rien d’autre qu’une réaction de solidarité. Ce qui singularise Mencius, ce n’est pas d’ailleurs qu’il dise cela, c’est qu’il ne dise que cela. C’est là, pour lui, le début et la fin de toute moralité :


« L’homme, c’est l’homme accolé au chiffre deux. » C’est tout ce que dit Mencius. Être « homme », c’est être « homme-en-rapport-à-l’autre », dans ce rapport à deux. « Deux » le chiffre du lien, de la solidarité des existants, est l’autre composante de l’idéogramme : l’« homme » y est la clé et « deux » le radical.

François Jullien, Dialogue sur la morale et Traité de l’efficacité, p. 394


… et nous ajouterions : il s'agit de l'homme désirant.

L’« humanité » n’est donc pas une qualité déposée en l’homme (par qui ? par quoi ?). Il s’agit d’une potentialité interactive particulière résumée sous le terme de conscience morale. Elle ne se révèle pas dans une conscience d’être, dans une énonciation primordiale mais à travers des actes et des comportements.



La nature de l’homme


La morale est donc pour Mencius inhérente à la nature de l’homme xìng


Le xìng , c'était justement un des éléments qui nous préoccuperont cette année pour autant que le terme qui en approche le plus, c'est celui de la nature.

J. Lacan, D’un discours qui ne serait pas du semblant, 17.02.1971


Donc si le discours est suffisamment développé, il y a quelque chose, ne disons rien de plus, qu'il se trouve que c'est vous. Mais cela n'est qu'un pur accident. Personne ne sait votre rapport à ce quelque chose qui vous intéresse quand même. […] Cela s'écrit xìng , ça se prononce sin, c'est la nature, c'est cette nature quand même dont vous avez pu voir que je suis loin de l'exclure dans l'affaire.

J. Lacan, D’un discours qui ne serait pas du semblant, 10.02.1971


Anne Cheng nous dit que quand un auteur chinois parle de « nature », il pense au caractère écrit - […] composé de l’élément qui signifie « vie », « venir à la vie » ou « engendrer » (à noter que dans le mot « nature », il y a le verbe latin nascor, « naître ») […] et du radical du cœur-esprit . xīn – lequel infléchit sa réflexion sur la nature, humaine en particulier, dans un sens vitaliste (cf. Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, Paris, Éditions du Seuil, 1997, p. 32)


J.F.Billeter le formule ainsi :


[xìng ] se traduit par « nature », au sens abstrait de la nature d’un objet ou de la nature humaine. Chez les auteurs anciens, cette nature n’est pas une donnée qui serait d’emblée présente. Elle est plutôt conçue comme la pleine réalisation des virtualités propres à un être, réalisation que cet être atteindra ou n’atteindra pas. S’il l’atteint, elle sera sa vérité parce qu’elle révélera les virtualités qui étaient en lui.

On pourrait être tenté de traduire xìng par « l’acquis », mais « l’acquis » n’exprime pas l’idée de conformité avec une disposition originaire, propre à l’être particulier en question.

J.F.Billeter, Leçons sur Tchouang-Tse, Éditions Allia, Paris, 2002, p. 30


« La » nature humaine (et non « les » natures humaines) se reconnaît donc dans la « solidarité » (gan tong, 感通 mot à mot “entre-affecter en procédant sans entrave”) mutuelle entre existants et mais aussi, pour Mencius, avec le ciel régulateur de la réalité. Pour Mencius, c’est la spontanéité d’un comportement qui permet d’y lire le procès du ciel régulateur à l’œuvre, la nature humaine n’étant qu’un aspect parmi d’autres de la voie des choses, du cours incessant de la réalité (dao ).



Le couple Homme-Ciel


La réflexion sur le couple Homme-Ciel, est une véritable constante de la pensée chinoise, posant la question de notre nature xìng 性, comme ce qui nous est imparti à la naissance par le Ciel. Sur ce point, Lacan conclut le séminaire L’Éthique par


Mencius explique très bien, après avoir tenu ces propos que vous auriez tort de croire optimistes sur la bonté de l'homme, comment il se fait que ce sur quoi on est le plus ignorant, c'est sur les lois en tant qu'elles viennent du ciel, les mêmes lois qu'Antigone. Il en donne une démonstration absolument rigoureuse. Il est trop tard pour que je vous la dise ici. Les lois du ciel en question, ce sont bien les lois du désir.

J. Lacan, L'éthique de la Psychanalyse - 06.07.1960


Les Chinois ne disent évidemment pas : « Je ne comprends rien, c'est du chinois ! ».

Ils disent « Je ne comprends rien, c'est comme le livre du Ciel ! » :


我什么也没听懂:这象天书一样 !


Lacan reprend ces questions en 1971, et souligne comment la notion de nature en appelle à celle du Ciel, des lois du Ciel, du décret du Ciel.


[…] à côté de cette notion du xìng , de la nature, sort tout d'un coup celle du mìng , du décret du ciel. […] Fait très curieux, ce détour de jonglerie et d'échange entre le xìng et le mìng . C'est évidemment beaucoup trop calé pour que je vous en parle aujourd'hui, mais je le mets à l'horizon, à la pointe pour vous dire que c'est là qu'il faudra en venir,

J. Lacan, D’un discours qui ne serait pas du semblant, 10.02.1971


Anne Cheng situe clairement les enjeux de ce débat qui traverse la pensée de la Chine :


Quelle est la part de l’homme et quelle est la part du Ciel dans le xìng , tel est donc le véritable enjeu. La réponse à cette question détermine toute la gamme de positions dans les deux extrêmes sont, d’un côté, le rationalisme à outrance des moïstes tardifs selon lesquels aucune part ne revient au Ciel et qui ne s’intéressent d’ailleurs pas à la question du xìng et, de l’autre, l’antirationalisme de Zhuangzi pour qui plus l’homme s’en remet au Ciel, mieux il se porte. Mengzi, lui, voudrait arriver à intégrer ces deux extrêmes en montrant que le xìng 性, dans ce qu’il a de plus spécifiquement humain, à savoir le sens moral, relève du Ciel, c’est-à-dire du “naturel”. En rétablissant le lien de continuité entre l’homme et Ciel, Mencius répond à la fois à Mozi qui tire la couverture entièrement du côté de l’homme et de sa rationalité, réduisant le sens moral à un utilitarisme purement objectif, et à Zhuangzi qui la tire du côté du Ciel, l’homme n’étant à même de fusionner avec le Dao que s’il accepte de laisser tomber tout ce qui le caractérise comme être humain.

Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, Paris, Seuil, 1997, p. 158 - 159


La nature de l’homme n’est donc pas une substance innée mais une prédisposition, une virtualité qu’il mettra ou non en acte. Le mal se définit alors par la non mise en acte de cette potentialité, soit la perte de conscience morale. La conscience morale est la voie naturelle du procès des choses, elle se résume à suivre le cours naturel perçu comme une évidence, sans le truchement d’une intervention extérieur : ce en quoi « faire » c’est déjà et d’emblée « comment faire ».



Le saint, le sage


Ce « comment faire » conduit à la question de la juste adéquation selon une juste position dans l’espace et dans le temps, une logique de l’hic et nunc en somme. C’est ce que nous avons évoqué à propos du zhong et du concours du tir à l’arc. La question du bon moment est d’autant plus prégnante dans une conception d’un cours des choses en changement et en transformation constantes.


Il s’agit donc de réaliser la potentialité, de faire advenir cette prédisposition d’humanité. Mencius définit ainsi le saint, shēng , shèngrén 聖人. Le saint est celui qui, conscient de cette prédisposition, fera le nécessaire pour en réaliser la plénitude.


孟子曰﹕ 形色,天性也。惟聖人然後可以踐形


   孟子曰 Mencius dit :

                         xíng         notre forme corporelle

                                          et (couleurs du corps) notre apparence

                天性             tiānxìn         relèvent de la nature émanant du Ciel

                    聖人             shèngrén         mais seul le saint - le sage

                        然後             ránhòu            ensuite

                            可以践      kěyǐ jiàn             dispose de la possibilité de réaliser

                                             xíng                     leur plénitude


Si le but de la philosophie occidentale est la connaissance, et depuis Kant la critique de la connaissance, le but de la philosophie chinoise est la sagesse, shēng . Ce terme de shēng , est traduit par sage, sagesse ou par saint, sainteté.

Lacan choisit résolument le terme de saint. Et il souligne la convergence qu'il y aurait sur ce point, et qui ne serait pas que phonétique - saint sheng - entre les civilisations occidentale et chinoise. Pour cela il nous renvoie à Balthazar Gracian (dont une nouvelle traduction en français de l'œuvre complète vient de paraître) et son livre sur l'homme de cour :


Balthazar Gracian qui était un jésuite éminent, et qui a écrit de ces choses parmi les plus intelligentes qu'on puisse écrire. Leur intelligence est absolument prodigieuse en ceci que tout ce dont il s'agit, à savoir établir ce qu'on peut appeler la sainteté de l'homme, en un mot résume-t-il, résume-t-il quoi ? son livre sur l'homme de cour, en un mot, deux points : être un saint. C'est le seul point de la civilisation occidentale où le mot saint aurait le même sens qu'en chinois : shénshèng 神聖 [神圣]

                       J. Lacan, D’un discours qui ne serait pas du semblant, 20.01.1971


Or le terme shèng , est composé de l'élément oreille ěr et de l'élément phonétique chéng qui désigne aussi les présents, les offrandes, l’offrande de parole, de conseils

通也。从耳, 从呈。按耳順之谓聖


Il désigne ainsi celui qui sait prêter l'oreille aux conseils (quel renversement ! ce n’est pas forcément celui qui donne des conseils…). Ce saint qui « ne fait pas la charité » dira Lacan dans Télévision.


Un saint, pour me faire comprendre, ne fait pas la charité. Plutôt se met-il à faire le déchet : il décharite. Ce pour réaliser ce que la structure impose, à savoir permettre au sujet, au sujet de l’inconscient, de le prendre pour cause de son désir.

J. Lacan, Télévision, 1973


Le saint est donc celui qui développe la nature, ce « sous-développé » pour reprendre la formulation de Lacan.


[…] toute façon le xìng 性, ce quelque chose qui ne va pas, qui est sous-développé, il faut bien savoir où le mettre. Qu'il puisse vouloir dire la nature, cela n'a pas quelque chose de pas très satisfaisant, vu l'état où en sont les choses pour ce qui est de l'histoire naturelle. Ce xìng , il n'y a aussi aucune espèce de chance pour que nous le trouvions dans ce truc rudement calé à obtenir, à serrer de près qui s'appelle le plus-de-jouir. Si c'est si glissant, ça ne rend pas facile de mettre la main dessus. C'est tout de même certainement pas à ça que nous nous référons quand nous parlons de sous-développement.

J. Lacan, D’un discours qui ne serait pas du semblant, 10.02.1971




Le discours


L'autre point de rencontre pour Lacan avec Mencius, est le fait que Mencius, trois siècles avant J-C, là-bas, tout là-bas, en Extrême-Orient… mette au premier plan ce qui s'appelle le discours. L’un et l’autre souligne ce fait que « l'idée du bon ne saurait s'instaurer que du langage »


[…] que l'homme soit bon tient à ceci, mis en évidence ceci depuis longtemps et d'avant Aristote, que l'idée du bon ne saurait s'instaurer que du langage.

J.Lacan, Un discours qui ne serait pas du semblant - 19.05.1971


D'ailleurs “bon” s'écrit shàn avec (yáng) “mouton” sur (yán) “parole”. Or mouton signifie “bon” comme dans “beau” měi .


En 1965, Lacan fait référence au deuxième chapitre du Daodejing, le Laozi, pour articuler cette question du bien qui fait naître le mal comme effet du langage même, « définir le bon, c'est du même coup définir le mal », de même que du beau surgit du laid,


Bien sûr, ceci ne fait que recouvrir des choses bien connues depuis longtemps, et je me suis dispensé de vous donner ici la première phrase du chapitre II du Dao de Jing, 道德經 parce qu'aussi bien il aurait fallu que je commente chacun des caractères. Mais ces caractères sont tellement, pour quiconque peut se donner la peine d'en appréhender la référence, tellement significatifs, que l'on ne peut pas croire qu'il n'y ait pas quelque chose de la même veine logique dans ce qui est énoncé, en ce point originel pour une culture, autant que pour nous l'a pu être la pensée socratique de ce qu'il y a d'originel.

« Que, pour tout ce qui est du ciel et de la terre, que tous - le terme universel est bien, bien isolé, posant la fonction de l'affirmative universelle comme telle -, que tous sachent ce qu'il en est du beau, alors c'est de cela que naît la laideur. »

Ce qui n'est pas pure vanité, de dire que, bien sûr, définir le bon, c'est du même coup définir le mal. Ce n'est pas une question de savoir ce qu'on distingue, en quelque sorte, c'est un nœud interne. Il ne s'agit pas de savoir ce qu'on distingue, en quelque sorte comme on distinguerait les eaux supérieures et les eaux inférieures dans une réalité confuse ; ce n'est pas de ce qu'il soit vrai ou pas que les choses soient bonnes ou mauvaises qu'il s'agit - les choses sont -, c'est de dire ce qu'il en est du bien qui fait naître le mal ; le fait, non pas que cela soit, non pas que l'ordre du langage vienne recouvrir la diversité du réel, c'est l'introduction du langage comme tel qui fait, non pas distinguer, constater, entériner, mais qui fait surgir la traversée du mal, dans le champ du bien, la traversée du laid, dans le champ du beau.

J.Lacan, Problèmes cruciaux de la psychanalyse, 10.03.1965


Et Lacan de poursuivre à propos de Mencius et de quelques autres :


[…] à son époque il savait ce qu'il disait [et] qui, dans ce qu'il disait, savait probablement une part des choses que nous ne savons pas quand nous disons la même chose.

J.Lacan, Un discours qui ne serait pas du semblant, 10.02.1971


Car selon Lacan, Mencius déclare quelque chose comme :

- je ne sais pas ce que je dis

- mais je sais que je ne le sais pas

- et la cause est dans le langage même


[…] je sais à quoi m'en tenir, il me faut dire en même temps que je ne sais pas ce que je dis. Je sais ce que je dis, autrement dit : c'est ce que je ne peux pas dire.

J.Lacan, D’un discours qui ne serait pas du semblant, 10.02.1971


Donc le discours, le langage tel que le conçoit Mencius se définit exactement comme Lacan l'énonce. Mencius aurait pu utiliser le terme de parlêtre.





La lecture de ce texte peut se poursuivre sur l’une ou l’autre de ces deux pages du site :


                                                                        Plus de Chine


                                                                        Coquille pour cause

 

Introduction au dialogue

de Lacan avec Mencius


Guy Flecher


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