La parution aux éditions du Seuil du livre XVIII du Séminaire, D’un discours qui ne serait pas du semblant 1, est pour nous du plus grand intérêt. Il s’agit bien du séminaire « chinois » de Lacan, comme l’indique d’ailleurs la couverture du livre, et dont le texte a été établi par Jacques-Alain Miller.
Dans ces pages remplies de chinois, on note une erreur, une « coquille » qui ne manque pas de saveur. Page 58 on peut lire en milieu de page :
故
tse

則
ku
Il s’agit bien évidemment d’une confusion entre 故 qui se dit gu et 則 qui lui se dit ze (il a le sens des particules alors, donc, par conséquent) 2.
Or, il se trouve que cette « coquille » concerne un caractère 故 qui a déjà largement piqué notre curiosité ces derniers temps !

Ce caractère gu 故 comporte en sa partie gauche l'ancienne graphie 古 qui sur les bronzes est le radical signifiant vieux, ancien. Le côté droit montre une main tenant un bâton 攵, symbolisant l'action. Au premier siècle de notre ère, le premier dictionnaire des caractères, le Shuo Wen Ji Zhi 说文 qui traite de façon systématique l’étymologie et la forme de 9 353 caractères chinois fixe le sens de gu 故. Selon ce dictionnaire, le caractère associe de la notion d’autorité actuelle de pu 攴, avec la valeur d’ancienneté de gu 古, impliquant la notion générale de causalité d’un événement, de cause. D’où les sens possibles de ce caractères décrit dans les dictionnaires contemporains : soit celui du nom cause, motif (reason, cause) — soit de l’adverbe exprès, intentionnellement, expressément (on purpose, déliberately) - soit de la conjonction c’est pourquoi, par conséquent (therefore).
C’est ce dernier usage dont fait mention Michel Guibal dans ses « élucubrations 3 » avancées lors de la journée de travail de l’association Psychanalyse en Chine en septembre 2007 4. Michel Guibal s’interroge à partir d’un fait que Lacan choisisse d’écrire de sa main, en chinois, un passage de Mencius (2.A.2) où apparaît la formule étonnante (dans le contexte des classiques chinois) 我故曰 « c’est pourquoi je dis ». L’énonciation au nom du pronom personnel « je » est en effet unique dans les textes classiques.

Mais ce caractère 故 et cette « coquille » éditoriale nous ramène à la citation d’un passage de Mencius (4.B.26) que fait Lacan en ouverture de sa leçon du 17 février 1971, citation que j’ai commenté sur le site Lacanchine.com 5 et dans mon article Plus de Chine 6 :
天下之言性也,
则故而已矣。 
故者,以利为本。
Ce passage pose d’emblée une question qui taraude les classiques chinois tout au fil des siècles, celle de la nature de l’homme xing 性 : « dans le monde on ne parle que de la nature » 天下之言性也. Lacan s’autorise à une lecture très personnelle : « En tant qu’il est dans le monde, qu’il est sous le ciel, le langage, voilà ce qui fait hsing, la nature » 7.
La suite de ce passage a toujours troublé les lecteurs de Mencius car on bute sur la place et l’usage réitéré de gu 故. Le sens habituel de ce caractère comme je vous l’ai situé ci-dessus — cause — rend la lecture de cette phrase très obscure. On repère cette difficulté dans la multiplicité des traductions à partir du chinois, traductions qui soit restent obscures, soit proposent des « interprétations » contradictoires. J’ai moi-même buté sur la présence et le sens de ce caractère. 
Lacan dit de ce passage : « Tse 则 donc, c’est la conséquence ; Tse ku, 则故 c’est en conséquence de cause, car ku 故, ne veut pas dire autre chose que cause, quelle que soit l’ambiguïté du terme ». Lacan fait de ce terme le pivot de son raisonnement qui fait le lien entre le langage et le profit. Il met en exergue cette dimension de la cause dans l’ordre du plus-de-jouir, de la jouissance.

Les choses auraient pu en rester là si une découverte archéologique n’avait pas relancé l’intérêt pour ce texte de Mencius. En 1992, lors de fouilles archéologiques, on a découvert des rouleaux de tablettes de bambou légèrement antérieures à l’époque de Mencius. Dessus on peut lire un texte dans lequel il est question de xing 性, la nature de l’homme. Or, dans ce texte, 性 est articulé à gu 故 (comme dans la citation de Mencius justement) mais d’une façon détaillée qui va nous renseigner sur le sens donné à gu 故 à l’époque et dans le contexte de Mencius et qui n’est pas celui retenu depuis. Nous verrons que du coup, le texte de Mencius s’éclaire ! La suite de mon propos reprend les termes d’un article paru sur internet en avril 2004. L'auteur en est Liang Tao, du Département de Recherche d'Histoire de l'Académie des Sciences Sociales de Chine et traduit l’avancée des néo-confucéens contemporains. Vous trouverez cet article, en chinois, sur le site Lacanchine 8.

Le texte écrit sur ces tablettes de bambou (édité à Beijing en 1998 9) parle de la nature de l’homme qui peut-être mobilisée, enseigné, nourrie, développée. Ces actions sur la nature 性 sont opérées par le 故. 故 désigne donc un acte, un acte qui façonne, transforme, cultive… la nature. 故 est un acte conscient (意识), qui a un but (目的). C’est un acte délibéré, volontaire, conscient provoqué par une cause, dû à certaines causes.
Ce qui mobilise, stimule, la nature de l’homme 性 ce sont des choses venues de l’extérieur. Ce qui la façonne, la parfait, ce sont des actes conscients, des actes humains, gu 故. Les anciens parlent de nature 性 et disent que la nature est née avec l’homme. Chaque homme à sa naissance a une nature semblable. Mais ce qui fait la différence c’est ce que chacun a reçu par la suite, ce qui a été travaillé car cette nature a besoin d’être façonnée, cultivée, parfaite… C’est même ce qui fait la différence entre l’homme et le bœuf, les animaux se contentant de suivre leur nature. Alors les hommes se distinguent en cela qu’ils ont appris 学习 à être homme 人. Avant Mencius, on fait un lien étroit entre nature 性 et apprentissage 习. La nature 性 doit être travaillée, cultivée…

À l’éclairage de ce texte ancien, la première partie de la citation de Mencius faite par Lacan
天下之言性也,
则故而已矣。 
peut désormais se lire, dans l’esprit de l’époque de Mencius de la façon suivante : 
la nature 性 dont tout le monde 天下 parle 言 ce n’est que 而已矣 étude, apprentissage, formation gu 故. 
La nature ce n’est que le façonnage. 故 doit être “l’acte” 有为也 qui façonne. Il s’agit là d’un énoncé commun du temps de Mencius.

Mais Mencius complète cette proposition et avance alors ce qui est à considérer comme étant sa position personnelle et originale : ce façonnage 故 doit être profitable li 利 et doit suivre le fondement de cette nature — il faut que cet acte s’inscrive dans le sens naturel et soit bénéfique pour la nature.
Or, qu’est ce qui est bénéfique à la nature ? Mencius le précise dans la suite de ce passage. Il nous suffit de faire comme le prince Yu quand il choisit de faire s’écouler les eaux en respectant le sens naturel de la pente.
Mais puisque cette nature a besoin d’être façonnée, la connaissance zhi 智 est nécessaire précise Mencius (aujourd’hui 智 a d’ailleurs plutôt le sens de “sagesse”). Car de son temps, d’aucuns (comme Zhuangzi) pensaient que la connaissance zhi 智 n’est pas favorable, n’est pas bénéfique pour la nature 性. Mencius leur réplique et affirme que s’ils détestent e 恶 la connaissance 智, c’est qu’ils ont forcé l’interprétation, qu’ils ont fait une erreur d’interprétation. Car il ne s’agit pas de la connaissance en soi, mais de l’usage qu’on fait de cette connaissance. Si les gens ont vraiment des connaissances, ils en feront un bon usage. Ils feront comme Yu a fait en dirigeant les eaux dans le sens de la pente : ils suivront le cours naturel.
Par conséquent, il ne faut pas détester la connaissance. Si on les utilise de bonne façon, ces connaissances, elles sont utiles. De même que si on comprend le fonctionnement des étoiles, on pourra calculer les jours dans les 1 000 ans à venir, et ce en étant assis à sa place. Avec ku, on parle donc dans un premier temps et dans un premier sens d’un acte délibéré qui vise à agir sur la nature et on en vient à parler de la loi de fonctionnement des étoiles…

Il poursuivra dans ce raisonnement en affirmant que c’est au bout du cœur qu’on trouvera la nature 性. On est tous nés avec quatre cœurs qui sont les débuts (les bases) de quatre vertus :
- le cœur de compassion qui fait germer la bonté
- le cœur de l’aversion du mal qui fait germer la justice
- le cœur de respect qui fait germer les rites et la politesse
- le cœur de jugement qui fait germer la sagesse.

Puisque Mencius considère que le xing 性 est un processus actif et en développement, et non pas 而不是 une matière abstraite et statique, alors le principe de nature humaine 人性 et le principe de travailler cette nature 故, forment une globalité vivante 有机 (organique, qui fonctionne). Façonnage 故 et nature 性 sont les deux éléments d’un tout.

Ce qui amène une reformulation de la totalité de la citation :
天下之言性也,
则故而已矣。
故者,以利为本。
Dans le monde on ne parle que de la nature 性
Mais 则 ce n’est que 而已矣 façonnage 故 
Les actes 故者 se doivent d’être profitables 利 en se basant sur ce qui est bénéfique 为本 (pour la nature, en son fondement).


Alors, est-ce que Lacan a détourné la pensée de Mencius, a trahi Mencius, ou a-t-il simplement « emprunté » des formulations pour formuler sa pensée ? Mais, alors, pourquoi ce détour de vingt-trois siècles en arrière et par cette culture qui représente l’ailleurs par excellence ?
Rappelons-nous les formulations conclusives de Lacan sur ce passage :
Il est remarquable de voir que ce que marque en l'occasion Mencius, c'est qu’à partir donc de cette parole qui est la nature, ou si vous voulez de la parole qui concerne la nature, ce dont il va s'agir, c'est d'arriver à la cause, en tant que la dite cause, c'est li 利.
Et encore :
C’est là que je me permets en somme de reconnaître que pour ce qui est des effets de discours, pour tout ce qui est dessous le ciel, ce qui en ressort n’est autre que la fonction de cause en tant qu’elle est le plus-de-jouir.
La lecture de Lacan, concernant le rapport de la nature de l’homme et du langage est totalement fidèle à ce que Mencius affirme au fil de son enseignement.
Mais Lacan est surtout dans le souci de dégager de ce texte chinois, la notion de profit et de l’articuler à la notion marxiste de plus-value, ce qu’il formulera par « plus-de-jouir ». Pour Lacan, la cause du discours sur la nature de l’homme est le plus-de-jouir qui en résulte.
Nous avons vu que l’apport principal de Mencius est d’introduire la notion de « profit li 利 », ce profit trouvant sa source dans le respect de la nature. C’est ce qu’évoque l’écriture de ce caractère qui combine he 禾 “céréale” et tao刂 “couteau”. Cette figure évoque le tranchant (d’un couteau, tao刂) ; si ça tranche, c’est que ça va tout seul et que c’est une situation favorable. D'où les traductions que proposent les dictionnaires : tranchant, favorable, avantage, profit, intérêt, faire du bien à… Mais cette notion de favorable, le profit étant dans ce qui coule et qui suit son cours naturel, sans contrariété, comme ça vient ne formule-t-on pas une image de la libre association, du « bla-bla-bla », source de profit, de plus-de-jouir ?
Lacan n’exclut pas cet aspect du caractère. Mais il semble privilégier un autre aspect de ce caractère. Car couper les céréales 禾 avec un couteau刂symbolise aussi de fait la moisson et ça produit du profit. Ça donne du blé… quand les blés sont coupés, à la moisson ! 
Quant à notre gu 故, il revient étonnamment avec insistance, dans une multiplicité de sens, même sous la forme d’un lapsus calame ou d’une coquille d’édition. En faisant causer, il confirme ce que Lacan dit de lui : « gu ne veut pas dire autre chose que cause, quelle que soit l’ambiguïté du terme. » 10

Coquille pour cause

À propos d’une coquille dans l’édition du séminaire XVIII


Guy Flecher


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1 Lacan J. 1971. D’un discours qui ne serait pas du semblant. Le Séminaire livre XVIII, Paris, Éd. du Seuil, 2007.








2 Pour rester en accord avec l’édition du séminaire, je reprends les transcriptions phonétiques du chinois en mode E.F.E.O. et non en Pyinin comme il se doit de nos jours









3 C’est ainsi qu’a été qualifié par certains ce questionnement.


4 Guibal Michel, D’un problème crucial à l’autre, argument préparatoire pour une table ronde, <http://www.lacanchine.com/Ch_Retour_Guibal12.html>

5 < http://www.lacanchine.com/079.html>

6 <http://www.lacanchine.com/FG03.html>





7 Op.cit., 2007, p. 57.





















8 <http://www.lacanchine.com/L_Mencius_20.html>

Je remercie ma professeur de chinois, Madame Laying Salin, d’avoir trouvé cette référence et de m’avoir permis d’accéder à son contenu. Les formulations de cet article doivent beaucoup à sa traduction.


9 Guodian chumu zhujian 郭店楚墓竹简 (Les lamelles de bambou dans les tombes de Chu découvertes à Guodian), Pékin, Wenwu chubanshe, 1998,
















































































































































10 Op.cit., 2007, p. 58.

TéléchargementFG05_files/Flecher-Coquille.pdf

Ce texte a été largement repris et étayé dans une intervention faite le 29 mai 2009 et dont la transcription se trouve sur ce site.