Le 20 janvier 1971 Lacan déclare : « je me suis aperçu d'une chose, c'est que, peut-être, que je ne suis lacanien que parce que j'ai fait du chinois autrefois » 2.

Il a en effet appris le chinois, pendant la période de la guerre, en assistant au cours de Paul Démieville. En 1970, il prend François Cheng comme professeur de chinois ; leur collaboration sera assidue pendant quatre années. Ils relisent ensemble les « livres fondamentaux, canoniques, de la pensée chinoise » comme le dit Lacan lui-même. Il est question tout autant de Lao Tzu que de Shihtao, ou de Mencius, penseurs qu'il citera souvent au fil de son enseignement.


Parole et plus-de-jouir


Lacan mentionne en particulier Mencius 3 à deux moments importants de son enseignement. La première fois, c'est en juillet 1960, lors du séminaire sur L'éthique de la psychanalyse. Il l'évoque tout d'abord sous son aspect le plus connu, Mencius affirmant que l'homme est bon. Et Lacan de mettre en garde « que vous auriez tort de croire optimistes » ces propos.

La deuxième référence à Mencius s’inscrit dans le séminaire D’un discours qui ne serait pas du semblant. Lacan rappelle que Mencius non seulement dit que « l'homme est humain » ou « c'est l'humanité qui fait l'homme », mais qu'il ne dit que cela… L’« humanité » n’est pas une qualité déposée en l’homme (par qui ? par quoi ?). Il s’agit d’une potentialité interactive particulière résumée sous le terme de conscience morale. Elle ne se révèle pas dans une conscience d’être, dans une énonciation primordiale mais à travers des actes et des comportements. La morale est donc pour Mencius inhérente à la nature de l’homme hsing .

Or c'est bien cette question du hsing dont Lacan fait une des préoccupations du séminaire D’un discours qui ne serait pas du semblant, et qu'il traduit par le terme de « nature ». Anne Cheng nous dit que quand un auteur chinois parle de « nature », il pense au caractère écrit - […] composé de l’élément qui signifie “vie”, “venir à la vie” ou “engendrer” (à noter que dans le mot “nature”, il y a le verbe latin nascor, “naître”) […] et du radical du cœur/esprit / hsin. 4

C'est bien ce terme qui se retrouve dans la citation de Mencius que Lacan inscrit au tableau ce 17 février 1971 et qu'il commentera largement 5 :


                             

                             

                            

                            

                            

                               


Cela se lit de haut en bas et de droite à gauche. Nous avons eu l'occasion de faire un commentaire détaillé de cette citation et de la lecture qu’en a faite Lacan 6.

La phrase s'inaugure par un « partout sous le ciel, partout dans le monde ».

Mais, dans la suite, jouant du caractère particulier de la langue classique chinoise et du fait qu'en l'absence de forme grammaticale un caractère peut tout à la fois avoir fonction de verbe, de nom ou d'adjectif, Lacan réinterprète cet écrit. Ainsi, le terme yen (une bouche surmontée d'une flûte) implique l'idée du langage et Lacan de préciser « mais comme tous les termes énoncés dans la langue chinoise, c'est susceptible aussi d'être employé au sens d‘un verbe. Donc, cela peut vouloir dire à la fois la parole et ce qui parle ». Habituellement, la glose le considère comme un verbe et donc on traduit par « partout sous le ciel, on dit que la nature hsing  ». Lacan, au contraire fait de yen  un déterminant de hsing , d'où sa formulation :

Yen […] cela peut vouloir dire à la fois la parole et ce qui parle, et qui parle quoi ? Ce serait, dans ce cas, ce qui suit, à savoir hsing , la nature, ce qui parle de la nature sous le ciel.

[Le langage] en tant qu’il est dans le monde, qu’il est sous le ciel, le langage, voilà ce qui fait hsing , la nature. 7

Et se référant à Mencius lui-même, il précise que la nature dont il est question est bien celle de l'être parlant, du parlêtre. En effet, Mencius développe par ailleurs en quoi cette nature se distingue de celle de l'animal par son accès à la métaphore. Ou comme le dit Lacan : « Ma chienne ne me prend jamais pour un autre » 8.

Après avoir ainsi dégagé ce qu'il en est de la nature du parlêtre, Lacan va, dans la relecture de Mencius, en dire sa cause. Dans la troisième portion de cette citation, se trouve le terme de li . Le caractère combine he “céréale” ettao “couteau”. Ainsi, couper les céréales avec un couteau刂symbolise de fait la moisson et c’est profitable. Ça donne du blé… quand les blés sont coupés, à la moisson ! Cette figure évoque aussi le tranchant (d’un couteau,tao) ; si ça tranche, c’est que ça va tout seul et que c’est une situation favorable. D'où les traductions que proposent les dictionnaires : tranchant, favorable, avantage, profit, intérêt, faire du bien à…

Lacan, sensible aux formulations marxistes très présentes en ces années soixante-dix, étend le sens de ce terme :

Comme li : c'est ici le mot sur lequel je vous pointe ceci que li , je répète, que ce li  qui veut dire “bien, intérêt, profit” […] ce que nous appellerions la plus-value.

C'est à partir de ces termes de profit et de plus-value, que Lacan forge la formule « plus-de-jouir ». À la lecture de ce passage, Lacan prête à Mencius l'idée que ce « profit », ce « plus-de-jouir » est la cause même de la parole qui concerne la nature.

À considérer la multiplicité des traductions de cette citation et des libertés prises par chaque traducteur par rapport au « mot à mot », on est de plain-pied confronté à l'ambiguïté de cette écriture. On est au plus près de ce langage auquel se réfèrent Mencius et Lacan, un langage qui n'est pas celui des scientifiques et des linguistes.

Afin de suivre au plus près la lecture de cette citation de Mencius par Lacan, je vous propose une reformulation qui articule les traductions partielles faites par Lacan ainsi que les traductions habituelles :

Partout t'ien hsia 天下, quand l'homme parle yen de sa nature hsing , il affirme par ce fait même que cette nature est fondée par le langage yen . En tant qu'il est dans le monde, le langage fonde la nature de l'être parlant.

Il s'impose tse qu'il ne s'agit que erh i 而已 de ce qui était avant l’action, le donné originel ku . Voilà i !

Et ce discours à propos de la nature yen hsing 言性 a des effets. Ça fait qu'il y a du profit li , du plus-de-jouir. Or, c'est en raison i de ce plus-de-jouir li que le donné originel ku prend tse racine, prend appui wei pen .

C'est en cela que ce plus-de-jouir li fait fondement pen et cause ku .

Ce que Lacan lui-même résume, en forme de conclusion :

C’est là que je me permets en somme de reconnaître que pour ce qui est des effets de discours, pour tout ce qui est dessous le ciel, ce qui en ressort n’est autre que la fonction de cause en tant qu’elle est le plus-de-jouir. 9

Mencius prolonge ce passage en rappelant l’histoire mythique de Yu qui draina les eaux des inondations en les conduisant dans le sens de la pente naturelle. Mencius raille le paysan qui veut accélérer la croissance du blé en tirant sur les pousses alors qu’il faut et il suffit de soigner les racines, pen .

Voilà ce qui met en lumière l’autre dimension de li  : c’est ce qui est facile, à l’image du couteau qui tranche, et donc ce qui est favorable. Le favorable, le profit est dans ce qui coule et qui suit son cours naturel, sans contrariété, comme ça vient. N’est-ce pas là une image de la libre association, du « bla-bla-bla », source de profit, de plus-de-jouir ?


L’écriture comme os de jouissance


Au fil de son enseignement, et en particulier dans les années soixante, Lacan interroge l'articulation du langage et de l'écriture, et ce de façon contradictoire. En 1961, lors du séminaire L'identification il soutient que l'écriture est première par rapport à la parole (20 décembre 1961), ce qu'il réaffirme en 1969 (D'un Autre à l'autre). Mais dans tous les cas, c'est en référence à l'écriture chinoise que se conduit cette réflexion sur l'écriture.

Pour dire, écrire le mot écriture, les Chinois disent wen . Wen est à la fois “écriture” et “culture”, ou “production littéraire”. Mais il est aussi “ornement”, “élégance”, “raffinement”.

Lacan lui-même le rappelle le 10 mars 1971 : « Wen, c'est “écrit” […] Sachez quand même l'écrire, parce que pour les Chinois, c'est le signe de la civilisation. » 10

Initialement, ce caractère s'écrivait, se dessinait ainsi :



Évolution du caractère wen


On y reconnaît initialement des tatouages sur un corps ! Très exactement ce que Lacan situe comme ex-pression de la jouissance 11.

C’est cette écriture qui va constituer l’unité de ce qu’il est convenu d’appeler le monde chinois, unité par-delà les lieux et les millénaires. L'écriture est tellement le pivot de cette culture chinoise qu’on peut dire que la langue chinoise c'est l'écriture.


Écriture et trait unaire


Lors du séminaire D’un discours qui ne serait pas du semblant, et en particulier dans cette leçon du 17 février 1971, Lacan interroge à nouveau l'articulation du langage et de l'écriture. Il trace à la craie un caractère chinois qui se dit szu ( en pinyin) : 12.

Il utilise le graphisme de ce caractère pour « écrire » le rapport entre (je reprends ses termes) :

           1- les effets de langage

           2- où ses effets prennent leur principe […] un pas

           3- le fait de l'écrit

Il insiste sur la dimension graphique de ce qu'il écrit à la craie et regrette de ne pas pouvoir « y mettre les accents que permet le pinceau ». On peut supposer que Lacan aurait souhaité tracer/dessiner le schéma de la façon suivante :



Le fait de l'écrit calligraphié



L’écrit n’est pas le langage. Mais il ne se construit que de sa référence au langage et il est donc secondaire au langage. C’est pourquoi les questions logiques deviennent possibles par ce détour nécessaire par l’écrit. L’écrit permet d’interroger le langage. Au-delà, il permet d’interroger l’ordre symbolique qui résulte du langage, soit la « demansion », le lieu de l’Autre de la Vérité.

Ceci redonne un éclairage particulier au point de référence et de départ que se donne Lacan, ce caractère . Le fait de l'écrit est bien un trait, ce trait qui rend compte du trait unaire et de l'écriture chinoise. Tout commence par un premier trait. Pour les Chinois, l'écriture et la peinture sont souvent confondues, en particulier dans l'art de la calligraphie où les deux termes, peindre et écrire, sont utilisés indifféremment. C'est ce que rappelle Lacan dans son regret de ne pas disposer de pinceau pour tracer le caractère et le graphe.


C'est en 1961, lors du séminaire sur Le transfert que Lacan reprend la notion freudienne de einziger Zug. Mais c'est lors du séminaire suivant (L'identification, décembre 1961) et à la suite de la découverte des encoches pratiquées sur des os au Mas d'Azil que Lacan fera du trait unaire l'essence du signifiant. La différence qualitative des traits peut à l'occasion souligner la mêmeté signifiante.

Le trait unaire marque le un de différence à l’état pur, il manifeste la fonction du signifiant qui, à la différence du signe, ne représente (vorstellen) pas quelque chose pour quelqu’un mais représente (repräsentieren) un sujet pour un autre signifiant. Il est « effaçon » de la chose. Le trait unaire manifeste l’écrit (le phonème, trait différentiel) dans la parole. 13

En 1967, Lacan mentionne :

Shihtao qui, dans ce trait unaire, en fait grand état, il ne parle que de ça pendant un petit nombre de pages. ça s'appelle en chinois i qui veut dire 1 ou qui veut dire : trait.14

Lacan se réfère au texte écrit par Shihtao, ce grand peintre chinois du XVIIe siècle qui développe le concept de l’unique trait de pinceau. À partir de ce geste technique, le plus simple qui soit, dérisoire même, Shihtao développe les considérations les plus remarquables sur la philosophie et la cosmologie chinoise. À travers ce trait de pinceau s’expriment le rythme spirituel et le Un Absolu.

François Cheng témoignera de l’intérêt que Lacan portait à cet écrit. Il écrira lui-même, après ses multiples échanges avec Lacan : « Le Trait est à la fois le Souffle, le Yin-Yang, le Ciel-Terre, les Dix-mille êtres, tout en prenant en charge le rythme et les pulsions secrètes de l’homme » 15. Le traducteur du texte de Shihtao, Pierre Ryckmans, le présente ainsi :

Ce concept qui est une création de Shihtao. […] Le paradoxe essentiel de ce concept est qu'il possède, comme point de départ, une signification concrète et technique d'une simplicité presque dérisoire, et qu'en même temps, l'usage qui en est fait le charge d'un ensemble de références qui va nous renvoyer aux principes fondamentaux les plus abstrus de la philosophie et de la cosmologie chinoises anciennes. […] premier balbutiement du langage pictural, il en est aussi le fin mot.

C'est le trait de pinceau qui est considéré comme le canal privilégié par lequel s'exprime « le rythme spirituel » (dont l'expression, comme on le sait, constitue cette limite absolue vers laquelle tend toute peinture) […] Grâce à l'ambivalence du terme yi qui ne signifie pas seulement « un », mais aussi « l'Un Absolu » de la cosmologie du Livre des Mutations et de la philosophie taoïste.

« L'Un est l'origine de l'infinité des créatures, c'est le Tao sous sa forme absolue »

Il incarne de manière exemplaire l'attitude du peintre chinois, épurée jusqu'en ce qu'elle représente de plus universelle, c'est-à-dire, la vision de l'homme agissant en communion avec l'Univers. 16

On voit bien comment le caractère chinois se trouve à la jonction de la peinture et de l'écriture. La calligraphie se dit shufa 书法, littéralement : “discipline d’écriture”.

L’exécution au pinceau ne tolère ni retouche, ni correction, ni hésitation, ni repentir… C’est l’art du trait par excellence. François Cheng en décrit très bien les enjeux :

Quand un calligraphe chinois saisit son pinceau, il est persuadé que le souffle qui inspire sa main est le même que celui qui anime l’univers. Quand il pratique le Tai Ji Chuan, il est certain que le souffle avec lequel il communique est le même que celui qui meut toute chose vivante. 17

Engendrée dans le mouvement du chi l’écriture chinoise engage le corporel dans l’œuvre de création, véritable « éloquence graphique » 18.

Lacan souligne l'importance de ces calligraphies qui ornent les murs. Il suffit d'ailleurs de voir le besoin ressenti par des gens simples comme par des lettrés d’avoir dans leur intérieur des sentences calligraphiées. Elles sont là plus pour élever l’esprit et le nourrir, l’apaiser et l’inciter à la méditation, que pour le seul effet décoratif. C’est un repos de l’homme tout entier de les regarder et de savoir qu’elles sont là.


L’écriture, os dont le langage serait la chair


Ce sont les calligraphies qui inspirent les propos de Lacan lors de sa conférence du 12 mai 1971 intitulée Lituraterre, conférence qui s'inscrit dans le séminaire D'un discours qui ne serait pas du semblant. Lacan y développe de façon brillante la notion de lettre.

La référence à la calligraphie y est essentielle. Dans la calligraphie - je reprends là les formules de Lacan - le mariage de la peinture à la lettre, et en particulier dans la cursive, dans le style dit “herbe folle”, caoshu 草書, ce mariage est évident. Dans ce style dit “herbe folle” « le singulier de la main écrase l'universel » et la dimension du signifiant, signifiant pourtant soutenu par la lettre.

La lettre nous amène « au bord du trou dans le savoir, voilà-t-il pas ce qu'elle dessine ». La lettre est proprement le littoral, le bord du trou dans le savoir. « Entre centre et absence, entre savoir et jouissance, il y a littoral ».

Voilà en quoi la lettre est « ce qui dans le réel se présente comme ravinement. […] L’écriture est dans le réel le ravinement du signifié, ce qui a plu du semblant en tant qu’il fait le signifiant. » Ce qui, comme le dit précisément Lacan, d’entre les nuages […] a plu ! Nuage-pluie, yün-yü 云雨: c’est ainsi que les Chinois disent le rapport sexuel…

Toujours lors du séminaire D’un discours qui ne serait pas du semblant, il affirme :

L’écrit est non pas premier mais second par rapport à toute fonction du langage […] C’est de la parole que se fraie la voie vers l’écrit. 19

Ou encore :

L’écriture c’est quelque chose qui en quelque sorte se répercute sur la parole, sur l’habitat de la parole. 20

Il suggère ainsi la conjonction de l’écriture et du langage :

L'écriture n'est jamais, depuis ses origines jusqu'à ses derniers protéismes techniques, que quelque chose qui s’articule comme os dont le langage serait la chair. […] 21

Il est remarquable de constater comment Lacan reprend là une formulation des calligraphes pour lesquels le trait de pinceau comprend l'os - qui donne vie ou mort, fermeté et droiture - et la chair - lorsque les pleins et les déliés expriment la réalité des choses.

Le pinceau a quatre effets : le tendon (chin ), la chair (jou ), l’os (ku ) et le souffle (ch'i ). Le tendon, c’est lorsque l’élan se poursuit alors que le pinceau s’interrompt. La chair, c’est lorsque les pleins et déliés expriment la réalité des choses. L’os, c’est ce qui donne vie ou mort, fermeté et droiture [au trait]. Le souffle, c’est lorsque les traces de peinture sont indéfectibles. C’est pourquoi les traits tracés à l’encre trop dense perdent leur corps, ceux à l’encre trop fluide manquent de rectitude et de souffle ; si le tendon est mort, il ne peut y avoir de chair. Un tracé qui s’interrompt totalement n’a pas de tendon ; s’il cherche à charmer, il n’a pas d’os. 22

Si le langage est premier, l’écriture rend donc compte de la structure intime des choses, là encore référence au concept chinois de li .


Une jouissance utile


La calligraphie s'avère donc être une pure jouissance de la lettre où il s’agit de tracer le trait unique d’un seul coup, sans rature. La calligraphie est un art corporel, vecteur du dit et du non-dit. Aussi, pour les Chinois, l’écriture qui est domestication du corps et jouissance pulsionnelle, fraye la voie, le Tao. Elle nécessite une attitude corporelle de même nature que celle des arts corporels inspirés par les principes taoïstes.

Elle fait œuvre utile et participe à ce jouir utile que développe le taoïsme. Il s’agit en effet, pour le taoïsme, de ménager le vivant et jouir du mouvement de la vie. Les principes et les méthodes de longévité cherchent à régénérer l’énergie affaiblie, en faisant circuler les souffles, ch'i . Lacan fait mention de ces techniques du taoïsme et en particulier le fait de retenir son foutre. Il s'agit là de techniques de jouissance utile.

Tout cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas eu des trucs de temps en temps, grâce auxquels la jouissance — sans elle, il ne saurait y avoir de sagesse — a pu se croire venue à cette fin de satisfaire la pensée de l’être. Seulement voilà — jamais cette fin n’a été satisfaite qu’au prix d’une castration.

Dans le taoïsme par exemple — vous ne savez pas ce que c’est, très peu le savent, mais moi je l’ai pratiqué, j’ai pratiqué les textes bien sûr — l’exemple est patent dans la pratique même du sexe. Il faut retenir son foutre, pour être bien. 23


L’écriture, à partir du trait unaire, peut être considérée comme la forme la plus subtile et la plus élaborée de jouissance utile, qui nourrit la vie, la santé du corps et de l’esprit dans une quête d’immortalité.

Et Lacan d’ajouter :

L'écriture, elle, pas le langage, l'écriture donne os à toutes les jouissances qui, de par le discours, s'avèrent s'ouvrir à l'être parlant. Leur donnant os, elle souligne ce qui y était certes accessible, mais masqué, à savoir que le rapport sexuel fait défaut au champ de la vérité. 24


Du chinois aux nœuds


Tout au fil de son enseignement, et à plusieurs reprises. Lacan tracera des caractères chinois au tableau, lors de ses séminaires. Il lui arrivera même d'amener des calligraphies dessinées/écrites de sa main (lors de la séance du 6 juin 1961 de L'identification). Ces « traces » ont été retranscrites, le plus souvent très maladroitement par des auditeurs peu informés de la chose chinoise… Il faut donc, le plus souvent les reconstituer à l'aide du discours déployé par Lacan.

Ainsi, le 9 février 1972, lors de son séminaire …ou pire 25, Lacan a tracé au tableau, avant de débuter sa leçon, une série de caractères chinois. Cette fois, plus que de coutume, et nous verrons pourquoi, il a fallu faire un travail de décryptage des notes diverses que l'on peut trouver. 26

À son habitude, Lacan écrit ce qui semble être une sentence, de la façon classique, de droite à gauche et de haut en bas.


                                

                                

                                

                               

                               

Soit en transcription phonétique: ch'ing chü shou wo tseng, kai fei yeh. La traduction littérale peut être :

                inviter à - refuser - accepter - je - offrir

                voilà pourquoi - n'être pas - [ponctuation]


En fait, il ne s'agit pas d'une sentence habituellement mentionnée dans les écrits classiques, et pour cause ! Si les trois caractères conclusifs constituent une cellule fréquente dans les textes classiques, la partie initiale semble être une formulation de Lacan.

Si notre transcription est juste, ce texte fait écho à ce par quoi Lacan entame cette séance du séminaire. Il avance en effet la formule : « Je te demande de me refuser ce que je t'offre […] parce que ça n'est pas ça ».

Mais pourquoi donc a-t-il éprouvé le besoin d'en proposer une traduction chinoise de son cru ? Et pourquoi, l'avoir écrite de sa main sur le tableau ? Et surtout, pourquoi ne fait-il jamais référence à cet écrit au fil de ce séminaire ? Il semble ignorer ce texte qui est dans son dos et qui plus est, sous le regard continu de l'auditoire.

Or, il se trouve que Lacan a entendu parler du nœud borroméen par la fille d'une de ses amies la veille de ce séminaire. C'est ce dont il rend compte lors de cette séance du 9 février 1972 :

Chose étrange, tandis qu’avec ma géométrie de la tétrade je m’interrogeai hier soir sur la façon dont je vous présenterai cela aujourd’hui, il m’est arrivé, dînant avec une charmante personne qui écoute les cours de M. Guilbaud que, comme une bague au doigt, me soit donné quelque chose que je vais maintenant, que je veux vous montrer, quelque chose qui n’est rien de moins, paraît-il, je l’ai appris hier soir, que les armoiries des Borromées. 27


En fait, à compter de ce jour, jamais plus il n'écrira chinois en public. Ses références au monde chinois se réduiront notablement et concerneront le taoïsme et une invitation à lire le livre de François Cheng consacré à la poésie chinoise. À cette occasion, il souligne comment le poète chinois ne peut pas ne pas écrire.

Néanmoins, à deux occasions, il fera une remarque à propos de l'écriture chinoise. Le 4 octobre 1975, lors de la « Conférence à Genève sur le symptôme » lors de laquelle on l'interroge sur la différence entre le mot parlé et le mot écrit :

Il est certain qu’il y a là, en effet, une béance tout à fait frappante. Comment est-ce qu’il y a une orthographe ? C’est la chose la plus stupéfiante du monde, et qu’en plus ce soit manifestement par l’écrit que la parole fasse sa trouée, par l’écrit et uniquement par l’écrit, l’écrit de ce qu’on appelle les chiffres, parce qu’on ne veut pas parler des nombres. Il y a là quelque chose qui est de l’ordre de ce que l’on posait tout à l’heure comme question – de l’ordre de l’immanence. Le corps dans le signifiant fait trait, et trait qui est un Un. J’ai traduit le Einziger Zug que Freud énonce dans son écrit sur l’identification, par trait unaire. C’est autour du trait unaire que pivote toute la question de l’écrit. Que le hiéroglyphe soit égyptien ou chinois, c’est à cet égard la même chose. C’est toujours d’une configuration du trait qu’il s’agit. Ce n’est pas pour rien que la numération binaire ne s’écrit rien qu’avec des 1 et des 0. La question devrait se juger au niveau de – quelle est la sorte de jouissance qui se trouve dans le psychosomatique ? Si j’ai évoqué une métaphore comme celle du gelé, c’est bien parce qu’il y a certainement cette espèce de fixation. Ce n’est pas pour rien non plus que Freud emploie le terme de Fixierung – c’est parce que le corps se laisse aller à écrire quelque chose de l’ordre du nombre.


L'autre remarque a été faite le 11 novembre 1973, lors du séminaire Les non-dupes errent :

Quand vous approchez certaines langues - j'ai le sentiment que ce n'est pas faux de le dire de la langue chinoise - vous vous apercevez que, moins imaginaires que les nôtres, les langues indo-européennes, c'est sur le nœud qu'elles jouent.

Il lie donc la langue chinoise (pas l'écriture spécifiquement) aux nœuds. Or, lors de cette séance du 9 février 1972 où il écrit pour la dernière fois en public en chinois, un écrit dont les raisons de la présence restent énigmatiques, un écrit dont il se désintéresse… cette séance est aussi celle où, pour la première fois, il vient avec des bouts de ficelle. On sait comment, désormais, ces bouts de ficelle vont occuper ses mains.


Alors, quel est le lien entre l'écriture chinoise, la jouissance et les nœuds ?

 

Plus de Chine

Guy Flecher


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1 Le « plus » peut se lire comme marquant la quête de davantage de Chine. Mais il s’agit surtout d’évoquer l’idée d’un gain, le gain d’un détour par la Chine et par le monde chinois fait par Lacan. Ce détour lui permettra d’introduire la question du profit et de plus-value, ainsi que de plus-de-jouir. Mais, « plus » est aussi à considérer comme une particule négative marquant la cessation de ce qui était car nous essayerons de repérer quand et comment Lacan a cessé de se référer au monde chinois.


2 Lacan J. 1971. D’un discours qui ne serait pas du semblant. Le Séminaire livre XVIII, Paris, Éd. du Seuil, 2006, p. 36.

Jacques-Alain Miller adopte la transcription phonétique des mots chinois qui était celle utilisée par Lacan, l'E.F.E.O. (École française d'extrême-orient). Dans tout cet article, nous nous conformerons donc au choix de l'édition du Seuil. Aujourd'hui, la transcription phonétique officielle, adoptée au niveau international, est l'alphabet phonétique pinyin, mise au point en Chine à la fin des années cinquante.


3 Mencius est l'appellation latinisée par les jésuites du nom chinois Meng-tzu 孟子.


4 Cheng A. 1997. Histoire de la pensée chinoise, Paris, Éd. du Seuil, p. 32.


5 Lacan J. D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., p. 55 et suivantes.


6 Voir < http://www.lacanchine.com/064.html > (page consultée le 19 mai 2007).











7 Ibid., p. 57-58.






8 Lacan J. 1961-1962, L'identification, séminaire inédit, 29 novembre 1961.














































9 Lacan J. D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., p. 60.




























10 Ibid., p. 87.














11 Voir le commentaire de Radiophonie par Jean-Marie Jadin.











12 Il est d'ailleurs surprenant qu'il lui donne le sens de « retors » qui n'est attesté nulle part.
















































13 Porge É. Sur les traces du chinois chez Lacan ; Exposé présenté au Symposium international de psychanalyse qui s’est tenu à Chengdu (Chine) en avril 2002. In Essaim n° 10, automne 2002, Toulouse, Éd. Érès.


14 Lacan J. 1966-1967. La logique du fantasme, séminaire inédit, 26 avril 1967.





15 Cheng F. 1979. Vide et plein - Le langage pictural chinois, Éd. du Seuil, p. 42-43.















16 Ryckmans P. Traduction et commentaire du traité de Shitao, Les propos sur la peinture du moine Citrouille-amère, première édition en 1970.




17  Porge É. Sur les traces du chinois chez Lacan, in Essaim n° 10, op. cit., 2002.



18 Bel Lassen J.



































19 Lacan J. D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., p. 62 et 64.


20 Ibid., p. 83.





21 Ibid., p. 149.















22 Jing Hao. De la technique du pinceau.






























23 Lacan J. 1972-1973. Encore, Le Séminaire livre XX, Paris, Éd. du Seuil, 1975, p. 104.








24 Lacan J. D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., p. 149.













25 Lacan J. 1971-1972, …ou pire, séminaire inédit, 9 février 1972.



26 Je remercie Guy Sizaret pour sa large contribution à ce travail de décryptage.














































27 Ibid.

Cet article prend place dans le cadre d’un travail collectif repris dans La jouissance au fil de l’enseignement de Lacan, publié sous la direction de Jean-Marie Jadin et Marcel Ritter, paru en 2009 aux éditions Eres, dans la collection actualité de la psychanalyse.

Lacan a introduit le terme de jouissance dans la théorie de la psychanalyse pour désigner une notion opposée à celle du désir. Il ne l’extrait pas du texte freudien, bien qu’il y soit présent. Il l’emprunte à Hegel chez qui la contradiction entre désir et jouissance est déjà patente. Il se réfère en outre au terme de substance chez Aristote pour la notion de substance jouissante, et à celui de plus-value chez Marx pour celle de plus-de-jouir.

Située à la jonction entre le corps et le langage, la jouissance s’articule avec les concepts majeurs de la théorie psychanalytique, tels l’inconscient, la répétition, la pulsion, le symptôme. Fruit du déchiffrage de l’inconscient, elle constitue par ailleurs, au cœur du fantasme, le seul sens de l’interprétation psychanalytique, d’où son importance dans la pratique. On peut dire qu’avec Lacan la jouissance est devenue l’objet de la psychanalyse.

Ce livre retrace l’évolution de cette jouissance dans l’enseignement de Lacan, depuis sa création jusqu’à sa diffraction finale en plusieurs sortes de jouissance.


Ce texte s’articule à celui de Marcel Ritter Vers l’écriture de la jouissance sexuelle… sur ce site, par ici.


La première partie de ce texte a été reconsidérée dans un exposé fait le 29 mai 2009 et dont on trouve la transcription sur ce site.

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