L'identification

24 janvier 1962                   

Petite chronique à propos de


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On peut se demander ce qui a conduit Lacan à prendre en considération le sinogramme .

Probablement lui est-il venu comme bague au doigt pour son propos d’alors. L’accroche tient très vraisemblablement au fait qu’une des significations appendues à ce caractère chinois est traduite par l’anglais odd dont on sait que Lacan fait grand cas.

On le trouve en effet au début du premier des tableaux dressés par Bernhard Karlgren dans son projet de retrouver la langue chinoise archaïque. On le compte dans la suite des composés de , lequel y figure le premier de tous sous la forme de trois de ses variantes stylistiques.

Ces dernières montrent que la présence du « trait vertical-crochet » (), dont on pourrait croire qu’il suffise à inclure le caractère comme l’un des composants de , n’est qu’un effet de la stylisation dans le style régulier (kaishu), les deux autres formes montrent que le trait présente une voussure qui l’apparente plutôt à . (1)

C’est en tout cas sur ce dernier graphisme que le Shuowen Jiezi de Xǔ Shèn appuie son explication de la constitution de  : conjonction sémantique de kou (“bouche”) et de kao qui figure, par son trait horizontal, l’obstacle que rencontre l’exhalation de l’air. L’ouverture de la bouche apporterait son issue au souffle ainsi contraint, d’où les significations du “possible”, du “permis”, et aussi bien du “chant” .

Il faut dire que ce doit bien être le seul point de toute l’écriture chinoise classique où un caractère équivaudrait explicitement à un signe de phonétique motrice.

Il est néanmoins remarquable que irait à signifier la possibilité même de la parole, le point de naissance de l’articulation du langage dans la parole ; tout comme le fait Roman Jakobson avec le phonème /pa/; premier phonème, dit-il, premier mot, première phrase…

Arrêtons-nous un instant pour observer ce sinogramme (puisque le terme est en passe de s’imposer), pour ma part je le trouve joli, très lisible, facile à distinguer et plutôt équilibré dans sa forme imprimée. En revanche sa forme calligraphiée, bien que tout aussi esthétique, n’en présente pas moins quelque chose de bancal : le semble une frêle silhouette humaine en équilibre sur un support instable.

Au premier abord sa lecture le donne comme un banal composé de (en fonction d’élément phonétique) et de en tant que 部首, clé, radical ou racine. C’est un mode d’appréhension du sinogramme qui obvie, heureusement, aux tentations de porter l’analyse plus avant dans son intérieur. Mais ici arrêt, du seul fait des formes phonologiques relatives au terme, qui sont deux, qi et jī selon le système pinyin. Ceci à une consultation superficielle du lexique.

Une petite recherche montre que tous les termes où , , entre comme élément « phonétique », ont soit une forme phonologique identique (ke) avec ou sans modification du ton, soit une forme « dégradée » avec l’amuïssement du trait soufflé [ge], ou l’absence du trait occlusif [he]. Dans ces derniers les variantes de tons se limitent à deux. L'absence de trait consonantique avec [ā], [ē] et [a] est à noter mais ne nous mène pas bien loin, certainement pas à la voyelle étroite i.

Donc s’excepte de la série des composés où sert d’indicateur phonétique.

On sait que la multiplicité des homophones est une des caractéristiques de la langue chinoise et que cette multiplicité est à peine compensée par l’existence des quatre tons. Cette caractéristique est à l’origine d’un procédé d’écriture, dont l’usage est très ancien, très tôt codifié, et qui consiste à n’utiliser un terme que pour sa forme phonique. Les autres propriétés du terme, signification et appartenance catégorielle, sont alors « refoulées » (ce qui ne les empêche pas de ressurgir à l’occasion). Du point de vue de la lexicologie historique cela permet le datage du terme princeps par une procédure rétrograde. Bien sûr l’attestation de la présence d’un terme sur un support quelconque reste muette sur la forme sonore qu’il avait à l’époque. D’où tout l’intérêt, dans cette perspective, des textes poétiques, lorsqu’on peut s’appuyer sur les scansions et les rimes. Quoi qu’il en soit, la présence de est repérée sinon dans les 甲骨文 (jiǎgǔwén, écritures sur écailles de tortue et os), mais dès les écritures gravées sur métal (金文, jīnwén) et les écritures dites de « petit sceau » (小篆, xiǎozhuàn) où il apparaît sous une forme identique. Selon ces dernières le terme signifie “différent”, se repère effectivement à la clé et en est la forme phonique. Alors ?

Comment explique-t-on qu’il en soit venu à représenter ce qui, dans la langue, s’énonce « ji » et signifie “l’imparité” (奇数, jīshù, “nombre impair”), et aussi « qi » qui signifie “l’extraordinaire” et “le merveilleux” ?

D’autre part, un phénomène supplémentaire est à considérer. C’est un autre de ces écarts phonétiques où la prononciation attachée à est yi. Avec une particularité : toute une série de caractères se présente où ne sert que de partie phonétique, mais où la présence du terme princeps, qu’on croirait logiquement exigible, se fait si discrète qu’on arrive à douter de sa réalité substantielle.

Mais ici, on vacille : on entre dans le véritable fourre-tout qu’est le vocable yi, accentué ou non. On y trouve toute une série de termes où manifestement fonctionne comme « phonétique », mais que vient-il faire là, lui, et où est-il ? Car c’est un fait : sa présence y est pratiquement indécelable ! On est en tout cas en présence d’un « troisième » dont la prononciation est yi mais qui joue les géniteurs absents !

L’amusant, c’est que cette prononciation l’apparente par homophonie au terme (S ) qui est donné comme pratiquement synonyme de au temps de ses premières apparitions où sa prononciation se rapprochait de ke, ils signifiaient en effet tous les deux “différent”. Tiens, comme on se retrouve ! pourrait-on dire.

La question s'est donc posée aux lexicologues de savoir pourquoi s‘exceptait de la série des composés de , avec ses deux prononciations et , les significations étant “l'impair” pour le premier, “remarquable” et “extraordinaire” pour le second, d’une part, et, d’autre part comment il avait pu fournir la forme phonique yi.



  1. (1)Il est donc pour le moins aventureux et, en tout cas, non conforme au discours établi, que de voir comme la conjonction des deux caractères simples et , en s’en tenant au seul dessin du caractère courant. C’est une tentation à laquelle ont succombé ceux, dont je suis, qui ont voulu donner un compte rendu correct de ce passage du Séminaire. On peut en voir l’illustration aux pages 98 et 99 de la version que Michel Roussan a donnée du Séminaire sur l’Identification, où tout ce qu’il y a là de chinois est… entièrement de mon cru !


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À propos de ce qu’il y a de chinois

dans les séminaires de Lacan

Guy Sizaret


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