L'identification

6 décembre 1961                                                                                                             à voir par ici

 

     
 D'autre part, j'aurai l'occasíon de vous montrer ce qui peut, à nous, masquer la valeur de la lettre, ce qui, en raison du statut  particulier du caractère chinois, est particulièrement bien mis en évidence dans ce caractère. 
  Ce que je vais donc vous montrer ne prend sa pleine et plus exacte situation que d'une certaine  réflexion sur ce qu'est le caractère chinois : j'ai déjà tout de même assez quelquefois fait allusion au caractère chinois  et à son statut pour que vous sachiez que de l'appeler idéographique, ce n'est pas du tout suffisant. Je vous le montrerai  peut-être en plus de détails, c'est ce qu'il a d'ailleurs de commun avec tout ce qu'on a appelé idéographique, il n'y a à proprement parler rien qui mérite ce terme au sens où on l'imagine habituellement, je dirais presque nommément au sens où le petit schéma de Saussure, avec arbor et  l'arbre dessiné en dessous, le soutient encore par une espèce d'imprudence qui est ce à quoi s'attachent les malentendus et les confusions.  
    Ce que je veux là vous montrer, je l'ai fait en deux exemplaires. On m'avait amené en même temps un nouveau petit instrument dont certains peintres font grand cas, qui est une sorte de pinceau épais ou le jus vient de l'intérieur qui permet de tracer des traits avec une épaisseur, une consistance,  intéressante. Il en est résulté que j'ai copié beaucoup plus facilement que je ne l'aurai fait normalement la forme qu'avaient les caractères sur ma calligraphie.
    Dans la colonne de gauche, voilà la calligraphie de cette phrase qui veut dire « l'ombre de mon chapeau danse et tremble sur les fleurs du Hai Tang ». De l'autre côté, vous voyez écrite la même phrase dans des caractères courants, ceux qui sont les plus licites, ceux que fait l'étudiant ânonnant quand il fait correctement ses caractères : ces deux séries sont parfaitement identifiables et en même temps elles ne se ressemblent pas du tout. 
    Apercevez-vous que c'est de la façon la plus claire en tant qu'ils ne se ressemblent pas du tout que ce sont bien évidemment de haut en bas à droite et à gauche, les sept mêmes caractères, même pour quelqu'un qui n'a aucune idée, non seulement des caractères chinois, mais aucune idée jusque là qu'il y avait des choses qui s'appelaient des caractères chinois?
    Si quelqu'un découvre cela pour la première fois dessiné quelque part dans un désert, il verra qu'il s'agit à droite et à gauche de caractères et de la même succession de caractères à droite et à gauche. 
    Ceci pour vous introduire à ce qui fait l'essence du signifiant et dont ce n'est pas pour rien que je l'illustrerai le mieux de sa forme la plus simple qui est ce que nous désignons depuis quelque temps comme l'Einziger Zug.
Lacan

D'autre part, j'aurai l'occasíon de vous montrer ce qui peut, à nous, masquer la valeur de la lettre, ce qui, en raison du statut  particulier du caractère chinois, est particulièrement bien mis en évidence dans ce caractère.

  Ce que je vais donc vous montrer ne prend sa pleine et plus exacte situation que d'une certaine  réflexion sur ce qu'est le caractère chinois : j'ai déjà tout de même assez quelquefois fait allusion au caractère chinois  et à son statut pour que vous sachiez que de l'appeler idéographique, ce n'est pas du tout suffisant. Je vous le montrerai  peut-être en plus de détails, c'est ce qu'il a d'ailleurs de commun avec tout ce qu'on a appelé idéographique, il n'y a à proprement parler rien qui mérite ce terme au sens où on l'imagine habituellement, je dirais presque nommément au sens où le petit schéma de Saussure, avec arbor et  l'arbre dessiné en dessous, le soutient encore par une espèce d'imprudence qui est ce à quoi s'attachent les malentendus et les confusions. 

    Ce que je veux là vous montrer, je l'ai fait en deux exemplaires. On m'avait amené en même temps un nouveau petit instrument dont certains peintres font grand cas, qui est une sorte de pinceau épais ou le jus vient de l'intérieur qui permet de tracer des traits avec une épaisseur, une consistance,  intéressante. Il en est résulté que j'ai copié beaucoup plus facilement que je ne l'aurai fait normalement la forme qu'avaient les caractères sur ma calligraphie.

    Dans la colonne de gauche, voilà la calligraphie de cette phrase qui veut dire « l'ombre de mon chapeau danse et tremble sur les fleurs du Hai Tang ». De l'autre côté, vous voyez écrite la même phrase dans des caractères courants, ceux qui sont les plus licites, ceux que fait l'étudiant ânonnant quand il fait correctement ses caractères : ces deux séries sont parfaitement identifiables et en même temps elles ne se ressemblent pas du tout.

    Apercevez-vous que c'est de la façon la plus claire en tant qu'ils ne se ressemblent pas du tout que ce sont bien évidemment de haut en bas à droite et à gauche, les sept mêmes caractères, même pour quelqu'un qui n'a aucune idée, non seulement des caractères chinois, mais aucune idée jusque là qu'il y avait des choses qui s'appelaient des caractères chinois?

    Si quelqu'un découvre cela pour la première fois dessiné quelque part dans un désert, il verra qu'il s'agit à droite et à gauche de caractères et de la même succession de caractères à droite et à gauche.

    Ceci pour vous introduire à ce qui fait l'essence du signifiant et dont ce n'est pas pour rien que je l'illustrerai le mieux de sa forme la plus simple qui est ce que nous désignons depuis quelque temps comme l'Einziger Zug.

Lacan



Au cours de la leçon du 6 décembre 1961 de son séminaire sur l’Identification, Jacques Lacan amène pour illustrer son propos une œuvre de calligraphie chinoise. Il l’accompagne de sa reproduction en caractères réguliers afin de mettre en évidence le fait du tracé comme un facteur de l’identité malgré la grande différence des styles.


Il en donne également une traduction en français qui s’énonce :


« L'ombre de mon chapeau danse et tremble sur les fleurs du haitang ».


J’ai cherché, et réussi semble-t-il, à retrouver ce dont il s’agit à partir du terme non traduit de haitang. On peut retenir pour ce dernier la signification de « pommier sauvage », bien qu’il y ait concurrence pour l’interprétation du terme. On trouve en effet pour tang la jolie définition de « poirier à feuilles de peuplier » et pour haitang celle de « cognassier du Japon »


Mais il y a plusieurs bonnes raisons de préférer le « pommier », dont la première et sans doute la plus raisonnable est qu’on voit mal ce qui peut intéresser le poète dans ce pommier sauvage si ce n’est sa merveilleuse floraison printanière aux délicieuses nuances. Assez délicieuses en tout cas pour laisser cours à une légende cruelle, qui raconte que, du temps où le tigre fréquentait les collines de Yesanpo, il en descendit pour attaquer un homme de la vallée qui chassait en compagnie de sa fille, une nommée Haitang. Cette dernière se jeta courageusement sur la bête pour défendre son père. Et l’on raconte que les villageois, accourus pour emporter les victimes, virent que des fleurs avaient poussé tout au long du chemin où était tombé le sang de la fille, gouttant des griffures de la bête. Aussi nommèrent-ils ces fleurs les « fleurs Haitang » et cet endroit la « Vallée de Haitang », en souvenir de l’héroïne et de son drame. Dit-on. En fait, ni la grammaire ni l’écriture ne distinguent vraiment entre « la vallée des haitang » et l’éponyme « Vallée de Haitang ».


Ces fleurs qui teintent de rouge sang le blanc de leurs pétales, ce peuvent être de ces sortes de pâquerettes aux vives couleurs, seul détail de coloris permettant une comparaison avec la fleur en bouton des pommiers sauvages qu’abrite cette vallée.

Comme bien des fruitiers sauvages, ce sont des arbustes souvent épineux qui forment des buissons désordonnés aux branches enchevêtrées. Tant qu’ils ne sont pas domestiqués. C’est un rude contraste avec le charme de leur floraison au printemps. Il est tentant d’y voir un motif pour l’inspiration du poète, tout autant que pour soutenir la troublante connotation de véritable sauvagerie qui accompagne ce nom de haitang. On est presque guidé vers la notion d’amours sauvages.


C’est en cherchant la signification de ce terme sur Internet, qu’avant même qu’on m’eût donné et sa signification botanique et sa place dans l’œuvre poétique de Xu Wei, j’ai appris que Haitang était le nom donné à un typhon particulièrement violent, qui avait atteint l’île de Taiwan et la Chine continentale en juillet 2005. En même temps que l’histoire de la jeune Haitang et que la critique d’un film de 1949 intitulé « Le crime de Haitang Hong » ; Singulière ambiance !


Bref, quelqu’un a eu la gentillesse de me donner la référence de l’expression dont il s’agit dans le cours de Jacques Lacan. Il faut dès l’abord constater que, si c’est bien d’un lambeau du poème calligraphié de Xu Wei qu’il s’agit, la traduction qui en a été donnée est assez mauvaise. Les fleurs y sont sans doute évoquées par l’allusion au printemps, mais le terme est absent, de même que celui de danse.


La calligraphie, dans le style dit « tsao », herbes, se présente sous la forme de quatre colonnes verticales qui se lisent de haut en bas et de la droite vers la gauche.

La première comporte une suite de quatorze caractères, mais un signe voulant dire que l’un d’entre eux, le sixième, est redoublé, il faut en compter quinze.

La deuxième colonne en aligne seize, la troisième quatorze et la quatrième onze. Dans l’espace laissé par cette dernière sont groupés sur deux colonnes dix-sept caractères de format plus petit. La partie principale comprend donc cinquante-six caractères.


Une version en est donnée en caractères réguliers modernes, qui les dispose horizontalement en quatre lignes de deux fois sept caractères, chaque ligne comporte une césure médiane et une rime finale identique, aux accents près qui alternent deuxième et premier tons.


春园细雨暮泱泱,韭叶当篱作意长。

chūn yuán xì yǔ mù yāngyāng, jiǔ yè dāng lí zuò yì  cháng .


旧约隔年留话久,新蔬一来出泥香。

jiùyuē gé nián liúhuà jiǔ, xīn shū yī lái chū ní xiāng.


梁尘已觉飞江燕,帽影时移乱海棠。

liáng chén  jué fēi jiāng yàn, mào yǐng shí yí luàn hǎitáng.


醉后推敲应不免,只愁别驾恼郎当。

zuì hòu tuīqiāo yīng bù miǎn zhī chóu bié jià nǎo láng dāng.


醉间经海棠树下,时夜禁欲尽。天池山人渭

zuì jiān jīng hǎitáng shù xià, shí yè jìn yù jǐn. tiān chí shān rén wèi



La séquence apportée par Lacan correspond aux sept derniers caractères de la troisième ligne :

帽影时移乱海棠

Les termes se succèdent ainsi :

bonnetombresouventmouvoirdésordre

et ce sont les pommiers sauvages qui terminent : hǎitáng 海棠

Le mot luàn qui précède hǎitáng 海棠 n’est pas n’importe quel « désordre » puisque c’est celui par lequel la langue chinoise désigne l’inceste. Le terme de fleur introduit dans la traduction donnée par Lacan et absent du poème de Xu Wei () prend dès lors une résonance singulière, cette absence sur fond de présence contraste avec ce qui vient nous bercer d’une autre poésie chinoise où il se dit que les fleurs du hǎitáng s’effeuillent d’elles-mêmes.


La connotation de sauvagerie se retrouve dans l’article que Pierre Ryckmans consacre à Xu Wei, alias Xu Wenchang, littérateur, peintre et calligraphe du temps de la dynastie Ming, au seizième siècle de notre ère, dans l’Encyclopædia Universalis. On lira dans cet article ce qui s’y dit des trois tentatives de suicide de l’artiste, ainsi que du meurtre de sa deuxième femme. On notera les termes qui qualifient l’art de Xu Wei : « Sa création picturale présente une violence sauvage… » ou « Il s’inscrit dans la tradition de la peinture lettrée, tout en y introduisant une liberté sauvage et une âpreté inconnues de celle-ci ».


La pomme, je vous dis, toujours la pomme ! Et sauvage bien sûr, comme il se doit, au Paradis


 

À propos de ce qu’il y a de chinois

dans les séminaires de Lacan

Guy Sizaret


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