27/01/1960

L'éthique de la psychanalyse


    Je veux dire que dans sa recherche anxieuse de la source du mal, l'homme se trouve devant ce choix parce qu'il n'y en a pas d'autre. Mais encore faut-il dire qu'il y a ces trois là. Il y a l'oeuvre, et c'est la position de renonciation à laquelle vous savez que bien d'autres sagesses que la nôtre se sont placées, à savoir que toute oeuvre est par elle-même nocive et n'engendre que les conséquences qu'elle-même comporte, autant de négatif que de positif, qui est une position formellement exprimée dans le taoïsme par exemple, à ce point que c'est tout juste permis de se servir d'un vase sous la forme d'une cuiller, l'introduction d'une cuiller dans le monde est déjà la source de tout le flot des contradictions dialectiques. Puis il y a la matière et là nous nous trouvons devant quelque chose dont vous avez, je pense, un petit peu entendu parler, certaines théories, qu'on appelle cathares, on ne sait d'ailleurs pas très bien pourquoi.



9/03/1960

L'éthique de la psychanalyse


    Là-dessus, vous allez me demander qu'est-ce que c'est que ces éléments signifiants. Je répondrai, l'exemple le plus pur du signifiant, c'est la lettre, une lettre typographique. (Bruits divers). Une lettre, cela ne veut rien dire. Pas forcément. Pensez aux lettres chinoises pour chacune desquelles vous trouvez au dictionnaire un éventail de sens qui n'a rien à envier à celui qui répond à nos mots. Qu'est-ce à dire ?

    Qu'entends-je en vous donnant cette réponse ? Pas ce qu'on peut croire, puisque ceci veut dire que leur définition aux lettres chinoises, tout autant que celles de nos mots, n'a de portée que d'une collection d'emplois et, qu'à strictement parler, aucun sens ne naît d'un jeu de lettres ou de mots qu'en tant qu'il se propose comme modification de leur emploi déjà reçu. Ceci implique que toute signification qu'il acquiert, ce jeu, participe des significations auxquelles il a déjà été liées, si étrangères entre elles que soient les réalités qui sont intéressées à cette réitération.

    Et ceci constitue la dimension que j'appelle la métonymie, qui fait la poésie de tout réalisme.



9/03/1960

Discours aux catholiques


    Une lettre, cela ne veut rien dire, me direz-vous. Pas forcément. Pensez aux lettres chinoises. Pour chacune vous trouverez au dictionnaire un éventail de sens qui n'a rien à envier à celui qui répond à nos mots. Qu'est-ce à dire? Qu'entends-je en vous donnant cette réponse? Pas ce que l'on peut croire, puisque ceci veut dire que la définition de ces lettres chinoises, tout autant que celles de nos mots, n'a de portée que d'une collection d'emplois.

    Ceci implique que toute signification qu’il acquiert, ce jeu, participe des significations auxquelles il a déjà été lié, si étrangères entre elles que soient les réalités qui sont intéressées à cette réitération. Et ceci constitue la dimension que j’appelle de la métonymie, qui fait la poésie de tout réalisme.



16/03/1960

L'éthique de la Psychanalyse



    La mise en valeur des racines et des radicaux dans les langues flexionnelles est quelque chose qui pose des problèmes particuliers qui sont loin d'être applicables à l'universalité des langues. Ce serait bien difficile à mettre en valeur pour ce qui est par exemple du chinois où tous les éléments signifiants sont monosyllabiques.

    […]

    Comment ne pas, après cela, avec cela, ne pas au moins constater l'originalité de la position freudienne par rapport à tout ce qui existe en matière d'histoire des religions ? L'histoire des religions consiste essentiellement à chercher à dégager le commun dénominateur de la religiosité. Nous faisons une dimension de ce qu'on appelle l'homme, de son lobe religieux, et alors nous constatons la diversité des manifestations religieuses, et nous sommes obligés de faire rentrer là-dedans des religions aussi différentes qu'une religion de Bornéo, la religion confucéenne, taoïste, la religion chrétienne. Comme vous le savez, ceci ne va pas sans difficultés.

    […]

    Ce dont il s'agit et ce à quoi nous sommes amenés, c'est donc que Freud, quand il nous parle dans Moise et le monothéisme de l'affaire de la loi morale, puisque c'est de cela qu'il s'agit pour lui, l'intègre pleinement à une aventure qui n'a trouvé, écrit-il textuellement, son achèvement, son plein déploiement que dans l'histoire, dans la trame judéo-chrétienne. Il est écrit que pour ce qui est des autres religions qu'il appelle vaguement d'orientales - je pense qu'il fait allusion à toute la lyre, à Bouddha, à LaoTseu et à bien d'autres - elles se caractérisent toutes, dit-il, avec une hardiesse devant laquelle il n'y a qu'à s'incliner, aussi hasardeuse qu'elle nous paraisse, ce n'est en fin de compte, nous dit-il, que le culte du Grand Homme. Je ne suis pas du tout en train de souscrire à cela. Il dit que simplement les choses sont restées à mi-route, plus ou moins avortées, à savoir qu'est-ce que cela veut dire le meurtre primitif du Grand Homme ?

    Je pense qu'il pense la même chose à propos du Bouddha. Et bien sûr, dans l'histoire des avatars de Bouddha, on trouverait bien des choses où il retrouverait son schéma, légitimement ou non, que c'est pour ne pas avoir, au fond, poussé jusqu'au bout le développement du drame, jusqu'au bout, à savoir jusqu'au terme de la rédemption chrétienne, que ces religions autres en sont restées là. Inutile de vous dire que ce très singulier christocentrisme est tout de même pour le moins surprenant sous la plume de Freud. Et pour qu'il s'y laisse glisser presque sans s'en apercevoir, il faut tout de même qu'il y ait à cela quelque raison.



11/05/1960

L'éthique de la Psychanalyse


    Le cycle naturel immanent en effet à tout, peut-être, ce qui est, est quelque chose d'extrèmement divers d'ailleurs dans ses registres et ses niveaux. Mais je vous prie de vous arrêter à la coupure qu'introduit, que comporte cette émergence dans l'ordre de la manifestation du réel que comporte le cycle comme tel, qu'il soit traité, et il l'est, par l'homme dès lors que l'homme est le support du langage, ou par rapport à un couple de signifiants, tel par exemple, pour prendre une pensée traditionnelle, dans toute espèce même d'ébauche, d'un symbolisme, qu'il soit traité en fonction du yin et du yang, à savoir deux signifiants dont l'un est conçu comme éclipsé par la montée de l'autre et par son retour et aussi bien d'ailleurs - je ne tiens ni au yin ni au yang -, l'introduction, simplement, du sinus et du cosinus, en d'autres termes, la structure engendrée par la mémoire ne doit pas vous masquer, dans notre expérience comme telle, la structure de la mémoire elle-même en tant qu'elle est faite d'une articulation signifiante. Car, à l'omettre, vous ne pouvez absolument soutenir ni distinguer ce registre qui est essentiel dans l'articulation de notre expérience, c'est à savoir l'autonomie, la dominance, l'instance comme telle de la remémoration, au niveau non du réel, mais du fonctionnement du principe du plaisir. Je vous l'indique en passant, quel rapport et quelle distinction la plus fondamentale ceci introduit-il ? Il ne s'agit point là d'une discussion byzantine. Il s'agit que c'est là que nous pouvons, si nous créons une faille et un abîme, inversement combler ailleurs ce qui se présentait aussi comme failles et comme abîme, à ceci près qu'il était émis une idée: c'est à savoir que c'est ici que se peut apercevoir où peut résider la naissance du sujet comme tel, dont rien par ailleurs ne peut justifier le surgissement.

    […]

    Ici se manifeste comme telle l'apparition du sujet, faisant toucher du doigt pourquoi la notion de l'inconscient, pourquoi et en quoi la notion de l'inconscient est, dans notre expérience, centrale. Partez de là et vous y verrez l'explication de bien des choses, ne serait-ce que de cette singularité repérable dans l'histoire qui s'appelle les rites. Les rites, je veux dire en tant qu'il s'agit de ces rites par quoi l'homme des civilisations dites primitives se croit obligé d'aider, d'accompagner justement la chose la plus naturelle du monde, c'est à savoir le retour des cycles naturels. Si l'empereur n'ouvre pas le sillon à tel jour du printemps, sans doute - vous savez qu'il s'agit de l'Empereur de Chine - sans doute tout le rythme des saisons va se corrompre; si l'ordre n'est pas conservé dans la Maison Royale, le champ de la mer va empiéter sur celui de la terre. Nous en avons encore le retentissement jusqu'au début du XVIe siècle, dans Shakespeare. Qu'est-ce que ceci peut vouloir dire, si ce n'est précisément ce rapport essentiel qui lie le sujet aux signifiances et l'instaure à l'origine comme responsable de l'oubli ?



06/07/1960

L'éthique de la Psychanalyse


    Cela nous met sur la vieille question. Un nommé Mencius - c'est le nom dont l'ont appelé les jésuites - nous dit qu'elle se juge de la façon suivante - la bienveillance est à l'origine naturelle à l'homme, elle est comme une montagne couverte d'arbres. Seulement, des habitants des environs commencent à couper les arbres. Le bienfait de la nuit est d'apporter un nouveau foisonnement de surgeons, mais au matin, les troupeaux viennent, qui les dévorent, et finalement, la montagne est une surface chauve, sur laquelle rien ne pousse.(p.360-361)

    […]

    L'organisation universelle a à faire avec le problème de savoir ce qu'elle va faire de cette science où, manifestement,  se poursuit quelque chose dont la nature lui échappe, comme de bien entendu. Si cette science, qui occupe la place du  désir, ne peut guère être une science du désir que sous la forme d'un formidable point d'interrogation, c'est pas sans  doute sans un motif structural. Autrement dit que la science, en tant que poussée, qu'animée par quelque mystérieux  désir ne sait bien entendu, pas plus que rien dans l'inconscient, ce que veut dire ce désir, et l'avenir nous le révélera, et  peut-être du côté de ceux qui, par la grâce de Dieu, ont mangé le plus récemment le livre. je veux dire ceux qui n'ont  pas hésité, ce livre de la science occidentale, de l'écrire avec leurs efforts, voire avec leur sang. Il n'en est pas moins un  livre comestible.  je vous ai parlé tout à l'heure de Mencius. Mencius explique très bien, après avoir tenu ces propos que vous auriez tort  de croire optimistes sur la bonté de l'homme, comment il se fait que ce sur quoi on est le plus ignorant, c'est sur les  lois en tant qu'elles viennent du ciel, les mêmes lois qu'Antigone. Il en donne une démonstration absolument  rigoureuse. Il est trop tard pour que je vous la dise ici. Les lois du ciel en question, ce sont bien les lois du désir. Celui  qui a mangé le livre et ce qu'il soutient de mystère, on peut en effet se poser la question, est-il bon, est-il méchant ?  C'est une question qui apparaît maintenant sans aucune importance. L'important, ce n'est pas de savoir si l'homme est  bon ou mauvais d'une façon originelle, l'important est de savoir ce que donnera le livre quand il aura été tout à fait  mangé. (p.375)



6/12/1961

L'identification


    Qu'est-ce que c'est qu'un signifiant ? Si  tout le monde, et pas seulement les logiciens parle de a quand il s'agit de a est a, c'est quand même pas un hasard. C'est parce que pour supporter ce qu'on désire, il faut une lettre. Vous me l'accordez, je pense. Mais aussi bien je ne tiens point ce saut pour décisif sinon que mon discours ne le recoupe, ne le démontre d'une façon suffisamment surabondante pour que vous en soyez convaincus; et vous en serez d'autant mieux convaincus que je vais tâcher de vous montrer  dans la lettre justement, cette essence du signifiant, par où il se distingue du signe.

    […]

    D'autre part, j'aurai l'occasíon de vous montrer ce qui peut, à nous, masquer la valeur de la lettre, ce qui, en raison du statut  particulier du caractère chinois, est particulièrement bien mis en évidence dans ce caractère.

Ce que je vais donc vous montrer ne prend sa pleine et plus exacte situation que d'une certaine  réflexion sur ce qu'est le caractère chinois : j'ai déjà tout de même assez quelquefois fait allusion au caractère chinois  et à son statut pour que vous sachiez que de l'appeler idéographique, ce n'est pas du tout suffisant. Je vous le montrerai  peut-être en plus de détails, c'est ce qu'il a d'ailleurs de commun avec tout ce qu'on a appelé idéographique, il n'y a à proprement parler rien qui mérite ce terme au sens où on l'imagine habituellement, je dirais presque nommément au sens où le petit schéma de Saussure, avec arbor et  l'arbre dessiné en dessous, le soutient encore par une espèce d'imprudence qui est ce à quoi s'attachent les malentendus et les confusions. 

    Ce que je veux là vous montrer, je l'ai fait en deux exemplaires. On m'avait amené en même temps un nouveau petit instrument dont certains peintres font grand cas, qui est une sorte de pinceau épais ou le jus vient de l'intérieur qui permet de tracer des traits avec une épaisseur, une consistance,  intéressante. Il en est résulté que j'ai copié beaucoup plus facilement que je ne l'aurai fait normalement la forme qu'avaient les caractères sur ma calligraphie.

    Dans la colonne de gauche, voilà la calligraphie de cette phrase qui veut dire « l'ombre de mon chapeau danse et tremble sur les fleurs du Hai Tang ». De l'autre côté, vous voyez écrite la même phrase dans des caractères courants, ceux qui sont les plus licites, ceux que fait l'étudiant ânonnant quand il fait correctement ses caractères : ces deux séries sont parfaitement identifiables et en même temps elles ne se ressemblent pas du tout.

    Apercevez-vous que c'est de la façon la plus claire en tant qu'ils ne se ressemblent pas du tout que ce sont bien évidemment de haut en bas à droite et à gauche, les sept mêmes caractères, même pour quelqu'un qui n'a aucune idée, non seulement des caractères chinois, mais aucune idée jusque là qu'il y avait des choses qui s'appelaient des caractères chinois?

    Si quelqu'un découvre cela pour la première fois dessiné quelque part dans un désert, il verra qu'il s'agit à droite et à gauche de caractères et de la même succession de caractères à droite et à gauche.

    Ceci pour vous introduire à ce qui fait l'essence du signifiant et dont ce n'est pas pour rien que je l'illustrerai le mieux de sa forme la plus simple qui est ce que nous désignons depuis quelque temps comme l'Einziger Zug.

    L'Einziger Zug qui est ce qui donne à cette fonction son prix, son acte et son ressort, c'est ceci qui nécessite, pour dissiper ce qui pourrait rester ici de confusion, que j'introduis pour le traduire au mieux et au plus prés ce terme qui n'est point un néologisme, qui est employé dans la théorie dite des ensembles : le mot unaire au lieu du mot unique.

Tout au moins il est utile que je m'en serve aujourd'hui pour bien vous faire sentir ce nerf dont il s'agit dans la distinction du statut signifiant.

    Le trait unaire, donc, qu'il soit comme ici vertical - nous appelons cela faire des bâtons - ou qu'il soit, comme le font les Chinois, horizontal, il peut sembler que sa fonction exemplaire soit liée à la réduction extrême, à son propos justement, de toutes les occasions de différence qualitative. Je veux dire qu'à partir du moment où je dois faire simplement un trait, il n'y a, semble-t-il, pas beaucoup de variétés ni de variations possibles. C'est cela qui va faire sa valeur privilégiée pour nous.

    Détrompez-vous : pas plus que tout à l'heure il ne s'agissait pour dépister ce dont il s' agit dans la formule : "il n'y a pas de tautologie" de pourchasser la tautologie là justement où elle n'est pas, pas plus qu'il ne s'agit ici de discerner ce que j'ai appelé le caractère parfaitement saisissable du statut du signifiant quel qu'il soit, a ou un autre, dans le fait que quelque chose dans sa structure éliminerait ces différences.

    Je les appelle qualitatives parce que c'est de ce terme que les logiciens se servent quand il s'agit de définir l'identité de l'élimination de différences- qualitatives de leur réduction comme on dirait à un schéma simplifié : ce serait là que serait le ressort de cette reconnaissance caractéristique de notre appréhension dans ce qui est le support du signifiant, la lettre.



24/01/1962

L'identification


Je vous ai parlé à plus d'une reprise, à propos du signifiant, du caractère chinois, et je tiens beaucoup à désenvoûter pour vous l'idée que son origine est une figure imitative. Il y en a un exemple, que je n'ai pris que parce que c'est lui qui me servait le mieux; j'ai pris le premier de celui qui est articulé dans ces exemples, ces formes archaïques, dans l'ouvrage de Karlgren qui s'appelle Grammata serica, ce qui veut dire exactement : "les signifiants chinois".

Le premier dont il se sert sous sa forme moderne est celui-ci, c'est le caractère qui veut dire pouvoir dans le Shuowén 说文, qui est un ouvrage d'érudit, à la fois précieux pour nous pour son caractère relativement ancien, mais qui est déjà très érudit, c'est-à-dire tramé d'interprétations, sur lesquelles nous pouvons avoir à reprendre.

Il semble que ce ne soit pas sans raison que nous puissions nous fier à la racine qu'en donne le commentateur, et qui est bien jolie, c'est à savoir qu'il s'agit d'une schématisation du heurt de la colonne d'air telle qu'elle vient à pousser, dans l'occlusive gutturale, contre la barre que lui oppose l'arrière de la langue contre le palais. Ceci est d'autant plus séduisant que, si vous ouvrez un ouvrage de phonétique, vous trouverez une image qui est à peu près celle-là <> pour vous traduire le fonctionnement de l'occlusive. Et avouez que ce n'est pas mal que ce soit ça qui soit choisi pour figurer le mot "pouvoir", la possibilité, la fonction axiale introduite dans le monde par l'avènement du sujet au beau milieu du réel.

L'ambiguïté est totale, car un très grand nombre de mots s'articulent en chinois, dans lesquels ceci nous servira de phonétique — à ceci près, , qui les complète —, comme présentifiant le sujet à l'armature signifiante, et ceci, , sans ambiguïté et dans tous les caractères, est la représentation de la bouche.

Mettez ce signe au dessus, c'est le signe qui veut dire "grand". Il a manifestement quelque rapport avec la petite forme humaine en général dépourvue de bras. Ici, comme c'est d'un "grand" qu'il s'agit, il a des bras. Ceci, , n'a rien à faire avec ce qui se passe quand vous avez ajouté ce signe, 人, au signifiant précédent : cela se lit désormais , 奇, mais ceci conserve la trace d'une prononciation ancienne dont nous avons des attestations grâce à l'usage de ce terme à la rime dans les anciennes poésies, nommément celles de Shìjīng qui est un des exemples les plus fabuleux des mésaventures littéraires, puisqu'il a eu le sort de devenir le support de toutes sortes d'élucubrations moralisantes, d'être la base de tout un enseignement très entortillé des mandarins sur les devoirs du souverain, du peuple et du tutti quanti, alors qu'il s'agit manifestement de chansons d'amour d'origine paysanne. Un peu de pratique de la littérature chinoise… je ne cherche pas à vous faire croire que j'en ai une grande, je ne me prends pas pour Wieger qui, lorsqu'il fait allusion à son expérience de la Chine... il s'agit d'un paragraphe que vous pouvez retrouver dans les livres à la portée de tous du père Wieger. Quoi qu'il en soit, d'autres que lui ont éclairé ce chemin, nommément Marcel Granet, dont après tout vous ne perdriez rien à ouvrir les beaux livres sur les danses et légendes et sur les fêtes anciennes de la Chine.

Avec un peu d'efforts vous pourrez vous familiariser avec cette dimension vraiment fabuleuse, qui apparaît de ce qu'on peut faire avec quelque chose qui repose sur les formes les plus élémentaires de l'articulation signifiante. Par chance, dans cette langue les mots sont monosyllabiques. Ils sont superbes: invariables, cubiques, vous ne pouvez pas vous y tromper. Ils s'identifient au signifiant, c'est le cas de le dire. Vous avez des groupes de quatre vers, chacun composé de quatre syllabes. La situation est simple. Si vous les voyez et pensez que de ça on peut faire tout sortir, même une doctrine métaphysique qui n'a aucun rapport avec la signification originelle, cela commencera, pour ceux qui n'y seraient pas encore, à vous ouvrir l'esprit. C'est pourtant comme cela: pendant des siècles on a fait l'enseignement de la morale et de la politique sur des ritournelles qui signifiaient dans l'ensemble « je voudrais bien baiser avec toi ». Je n'exagère rien, allez-y voir.

Ceci, , veut dire, , qu'on comment: "grand pouvoir", "énorme"; cela n'a bien entendu absolument aucun rapport avec cette conjonction. , 奇, ne veut pas tellement plus dire "grand pouvoir" que ce petit mot pour lequel en français il n'y a pas vraiment quelque chose qui nous satisfasse: je suis forcé de le traduire par "l'impair", au sens que le mot "impair" peut prendre de "glissement", de "faute", de "faille", de "chose qui ne va pas, qui boîte", en anglais si gentiment illustré par le mot odd. Et comme je vous le disais tout à l'heure, c'est ce qui m'a lancé sur le Shìjīng. À cause du Shìjīng, nous savons que c'était très proche du , , au moins en ceci, c'est qu'il y avait une gutturale dans la langue ancienne qui donne l'autre implantation de l'usage de ce signifiant pour désigner le phonème .

Si vous ajoutez cela devant, qui est un déterminatif, celui de l'arbre, et qui désigne tout ce qui est de bois, vous aurez une fois que les choses en sont là un signe, qui désigne la chaise. Cela se dit , et ainsi de suite. Ça continue comme cela, cela n'a pas de raison de s'arrêter. Si vous mettez ici, à la place du signe de l'arbre, le signe du cheval , cela veut dire "s'installer à califourchon" .


Ce petit détour, je le considère, a son utilité, pour vous faire voir que le rapport de la lettre au langage n'est pas quelque chose qui soit à considérer dans une ligne évolutive. On ne part pas d'une origine épaisse, sensible, pour dégager de là une forme abstraite. Il n'y a rien qui ressemble à quoi que ce soit qui puisse être conçu comme parallèle au processus dit du concept, même seulement de la généralisation. On a une suite d'alternances où le signifiant revient battre l'eau, si je puis dire, du flux par les battoirs de son moulin, sa roue remontant chaque fois quelque chose qui ruisselle, pour de nouveau retomber, s'enrichir, se compliquer, sans que nous puissions jamais à aucun moment saisir ce qui domine, du départ concret ou de l'équivoque.


28/02/1962

L'identification


    Pour repartir, comme je le fais toujours, à quelque point de chaque discours que je vous adresse hebdomadairement, je vous rappelle que cet instinct de mort n’est pas un ver rongeur, un parasite, une blessure, même pas un principe de contrariété, quelque chose comme une sorte de yin opposé au yang, d’élément d’alternance. C’est pour Freud nettement articulé, un principe qui enveloppe tout le détour de la vie, laquelle vie, lequel détour ne trouvent leur sens qu’à le rejoindre. Pour dire le mot, ce n’est pas sans motif de scandale que certains s’en éloignent, car nous voilà bien sans doute retournés, revenus, malgré tous les principes positivistes c’est vrai, à la plus absurde extrapolation à proprement parler métaphysique, et au mépris de toutes les règles acquises de la prudence. L’instinct de mort dans Freud nous est présenté comme ce qui, pour nous je pense, en sa place, se situe de s’égaler à ce que nous appellerons ici le signifiant de la vie, puisque ce que Freud nous en dit c’est que l’essentiel de la vie, réinscrite dans ce cadre de l’instinct de mort, n’est rien d’autre que le dessein, nécessité par la loi du plaisir, de réaliser, de répéter le même détour toujours pour revenir à l’inanimé. La définition de l’instinct de vie dans Freud, il n’est pas vain d’y revenir, de le réaccentuer, n’est pas moins atopique, pas moins étrange, de ceci qu’il convient toujours de ressouligner: qu’il est réduit à l’Eros, à la libido. Observez bien ce que ça signifie, j’accentuerai par une comparaison tout à l’heure, avec la position kantienne.



29/04/1962

L'identification


    En d’autres termes, je ne fais ici jour et droit qu’à une certaine vision, c’est à savoir qu’effectivement, dans l’histoire, une « science», la science primitive, s’est effectivement enracinée dans un mode de pensée qui, jouant sur cette combinatoire, sur des oppositions, celles du Yin et du Yang, de l’eau et du feu, du chaud du froid (de tout ce que vous voudrez), leur faisait mener, si je puis dire, la danse — le mot est choisi pour sa portée plus que métaphorique —, leur danse, en se fondant sur des rites de danses foncièrement motivés par les répartitions sexuelles effectives qui se faisaient dans la société.



9/01/1963

L'angoisse


    Ce tableau, ce schéma, celui que j'ai reproduit un fois de plus ici à là partie supérieure du tableau, nous permet de désigner ce que je veux dire. Est-ce que le mécanisme, l'articulation se produit au niveau de l'attrait de l'objet, qui devient pour nous, revêtu ou non de cette glamour, de cette brillance désirable, de cette couleur, c'est ainsi qu'en chinois, on désigne la sexualité, qui fait que l'objet devient stimulant au niveau justement de l'excitation ?



30/01/1963

L'angoisse


    Et récemment, j'entendais quelqu'un qui ne m'entend vraiment pas mal du tout, me répondre, m'interroger, si ce n'est pas là dire que nous nous référons à ce qui de tout signifiant est en quelque sorte la matière imaginaire, la forme du mot ou celle du caractère chinois, si vous voulez, ce qu'il y a d'irréductible à ceci, qu'il faut que tout signifiant ait un support intuitif comme les autres, comme tout le reste.

    Eh bien! justement non. Car bien sûr, c'est là ce qui s'offre de tentation à ce propos. Ce n'est pas là ce dont il s'agit concernant ce manque.



27/03/1963

L'angoisse


    Bien sûr, qu'une pareille métaphore ne peut pas suffire   reproduire ce qu'il       vous expliquer. Mais que ce petit pot originel ait le plus grand rapport avec ce dont il s'agit concernant la puissance sexuelle, avec le jaillissement intermittent de sa force, c'est tout ce que je pourrais appeler une série d'images faciles   mettre devant vos yeux d'une éroto-propédeutique, voire même   proprement parler d'une érotique, rend tout   fait facile d'accès.

    Une foule d'images de ce titre, chinoises, japonaises et autres et, j'imagine, pas difficiles   retrouver non plus dans notre culture, vous en témoignerait.



08/05/1963

L'angoisse


    La première image, celle de la statue que je vous fais circuler, est un avatar historique de cet Avalokiteshvara.

    Ainsi, je suis passé par les bonnes voies avant de m'intéresser au japonais. Le sort   fait que j'ai expliqué avec mon bon maître Demiéville, dans les années où là psychanalyse me laissait plus de loisirs, ce livre, ce livre qui s'appelle Le lotus de la vraie loi qui   été écrit en chinois pour traduire un texte sanscrit de Kamârajâva. Ce texte est   peu près le tournant historique où se produit l'avatar, la métamorphose singulière que je vais vous demander de retenir, c'est   savoir que ce Boddisattva, Avalokiteshvara, « celui qui entend les pleurs du monde », se transforme   partir de l'époque de Kamârajîva, qui me semble en être quelque peu responsable, se transforme en une divinité féminine. Cette divinité féminine dont je pense que vous êtes également un tant soit peu à l'accord, au diapason, s'appelle Kwan yin ou encore Kwan yin en chinois, c'est le même sens qu'a Avalokiteshvara; c'est celle qui considère, qui va, qui s'accorde. Ça , c'est Kwan; ça, c'est le mot dont je vous parlai tout l'heure et ça, c'est son gémissement ou ses pleurs. Kwan re yin - le   peut être quelquefois effacé - la Kwan yin est une divinité féminine. En Chine, c'est sans ambiguïté, la Kwan yin apparaît toujours sous une forme féminine et c'est   cette transformation et sur cette transformation que je vous prie de vous arrêter un instant.

    Au Japon, ces mêmes mots se lisent Kwan non ou Kwan    non, selon qu'on   insère ou non le caractère du monde. Toutes les formes de Kwan non ne sont pas féminines. Je dirai même que la majorité d'entre elles ne le sont pas. Et puisque vous avez sous les yeux l'image des statues de ce temple, la même sainteté, divinité - un terme qui est à laisser ici en suspens - qui est représentée sous cette forme multiple, vous pouvez remarquer que les personnages sont pourvus de petites moustaches et d'infimes barbes esquissées. Ils sont donc la sous une forme masculine, ce qui correspond en effet   la structure canonique que représentent ces statues.



19/02/1964

Quatre concepts fondamentaux


    Quelle est notre position dans le rêve, sinon en fin de compte d’être foncièrement celui qui ne voit pas? Il ne voit pas où ça mène, il suit, il peut même à l’occasion se détacher, se dire que c’est un rêve, mais il ne saurait en aucun cas se saisir dans le rêve à la façon dont dans le cogito cartésien il se saisit comme pensant. Il peut se dire « ce n’est qu’un rêve », il ne se saisit pas

comme celui qui se dit, « mais malgré tout je suis conscience de ce rêve».

    Aussi bien Tchouang-Tseu [Zhuangzi 庄子] rêve qu’il est un papillon. Ça veut dire qu’il voit le papillon dans sa réalité de regard, car qu’est-ce que tant de figures, tant de dessins, tant de couleurs sinon, ce « donné à voir» gratuit avec ces marques pour nous de la primitivité de cette essence du regard? C’est un papillon qui n’est pas tellement différent de celui qui terrorise l’homme-aux-loups, et Merleau-Ponty en connaît bien l’importance et nous y réfère dans une note.

    Quand Tchouang-Tseu est réveillé, il peut se demander si le papillon qu’il rêve n’est pas lui, il a raison. Il ne se prend pas pour absolument identique à Tchouang-Tseu. Parce que, étant ce qu’il était, il devait savoir si bien dire qu’effectivement, c’est quand il était papillon, qu’il se sait à quelque racine de ce papillon, que c’est par là, en dernière racine qu’il est Tchouang-Tseu,

    Quand il est le papillon, il ne lui vient pas à l’idée de se demander si quand il est Tchouang-Tseu éveillé il n’est pas le papillon qu’il est en rêve.

    De rêver d’être... (c’est qu’en rêvant d’être papillon il aura à témoigner plus tard qu’il se représentait comme papillon), ça ne veut pas dire qu’il est captivé. Il est capture de rien dans le rêve, c’est quand il est réveillé qu’il est Tchouang-Tseu pris dans le filet à papillons — la terreur phobique de l’homme-aux-loups, la rayure primitive marquant son être atteint pour la première fois par la grille du désir!



29/04/1964

Quatre concepts fondamentaux


    Je ne peux pas me mettre à vous faire, ici, un cours, même abrégé, d’astronomie chinoise. Mais amusez-vous à ouvrir le livre de Léopold de Saussure — il y a, comme ça, de temps en temps, des gens géniaux dans cette famille —, vous y verrez que l’astronomie chinoise est à la fois fondée le plus profondément qui soit sur ce jeu des signifiants qui vont, à retentir, du haut en bas de la politique, de la structure sociale, de l’éthique, de la régulation des moindres actes, et qui est, quand même, une très bonne science astronomique. Il est vrai que jusqu’à un certain point du temps, toute la réalité du ciel peut ne s’inscrire en rien d’autre — ce en quoi d’ailleurs on n’a point manqué — qu’une vaste constellation de signifiants.

    La limite ici, de la science et de ce qu’on peut appeler la science primitive en tant qu’elle serait foncièrement, disons, allons jusqu’à l’extrême, une sorte de technique sexuelle — la limite n’est pas possible à faire, car c’est une science, ce que les Chinois, effectivement, ont collationné, enrichi d’observations parfaitement valables, nous montrent qu’ils avaient un système, mouvement relatif de la terre et des astres, parfaitement efficace quant à la prévision de variations diurnes et nocturnes par exemple, à une époque très précoce, si précoce qu’en raison de leur pointage signifiant, nous pouvons dater cette époque parce qu’elle est assez lointaine pour que la précision des équinoxes s’y marque à la figure du ciel et que l’étoile polaire n’y soit pas, au moment du fondement de cette astronomie, à la même place qu’elle est de nos jours.





24/06/1964

Quatre concepts fondamentaux


    Car la sexualité sur laquelle, en fait, elle a très peu opéré — la psychanalyse ne nous a rien appris de nouveau quant à l’opératoire sexuel, il n’en est même pas sorti un petit bout de technique érotologique, il y en a plus dans le moindre des livres qui font pour l’instant l’objet d’une nombreuse réédition et qui nous viennent du fin fond d’une tradition arabe, hindoue, chinoise, voire la nôtre à l’occasion. La psychanalyse ne touche à la sexualité que pour autant que sous la forme de la pulsion, elle se manifeste — et où ? dans ce défilé du signifiant, où la dialectique du sujet, dans le double temps de l’aliénation et de la séparation, se constitue.

    […]

    Il sait bien que quels que soient ses appétits, quels que soient ses besoins, aucun ne trouvera, là, satisfaction, si ce n’est tout au plus d’y organiser son menu. Comme dans la fable que je lisais quand j’étais petit dans les imageries d’Epinal, le pauvre mendiant se régale à la porte de la rôtisserie du fumet du rôti. Dans l’occasion, ce sont des signifiants, c’est le menu. Puisqu’on ne fait que parler.

    Eh bien! il y a cette complication... c’est là ma fable! Que le menu est rédigé en chinois! Alors le premier temps, c’est de commander la traduction à la patronne. Alors elle traduit : pâté impérial [...], comme on dit et quelques autres. Il se peut très bien, si c’est la première fois que vous venez au restaurant chinois, que la traduction ne vous en dise pas plus et que vous demandez finalement à la patronne, « conseillez-moi ». Ce qui veut dire : « qu’est-ce que je désire là-dedans, c’est à vous de le savoir. »

    Est-ce bien là, en fin de compte, qu’il est censé qu’une situation aussi paradoxale aboutisse? Est-ce qu’en ce point, où ce dont il s’agirait serait de vous remettre à je ne sais quelle divination de cette patronne dont vous avez vu de plus en plus gonflé l’importance, il ne serait pas plus adéquat, si le coeur vous en dit et si la chose se présente d’une façon avantageuse, d’aller un tant soit peu titiller les seins de la patronne.

    Car c’est de cela qu’il s’agit. Si vous allez au restaurant chinois, ça n’est pas uniquement pour manger! C’est pour manger dans les dimensions de l’exotisme, autrement dit, si ma fable doit avoir un sens, c’est pour autant que le désir alimentaire a un autre sens : il est ici support et symbole de la dimension seule à être rejetée dans le psychisme, du sexuel, la dimension de la pulsion dans son rapport à l’objet partiel est là sous-jacente.

 

1960 - 1964


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