Philippe Porret, La Chine de la psychanalyse

Paris, Éditions Campagne-Première (diffusion PUF),

2008, 320 p., 22 €, ISBN : 978-2-915789-40-9


    Présentation du livre à paraître dans la revue Che Vuoi ? n°30, automne 2008


    Voir l’entretien avec Philippe Porret par ici



En ce début de XXI° siècle où la Chine rentre d’emblée dans notre modernité libérale avec la compétitivité, la rapidité, la prodigieuse capacité des chinois de transformer tout ce qui vient du monde capitaliste en facteur de développement, y a -t-il une place pour cette science née à Vienne à la fin du XIX siècle, la psychanalyse ? Mais aussi la force de la culture ancestrale chinoise ne risque-t-elle pas de réduire la spécificité de la psychanalyse en l’assimilant à ce qu’elle pratique déjà ? Comment peut se faire la rencontre ? L’excellent livre de Philippe Porret montre non seulement à quel point la rencontre de cet autre d’Extrême Orient nécessite de déplacement de soi même mais que rien n’est encore vraiment joué, tout peut encore basculer pour le meilleur et pour le pire. La psychanalyse, qui va à la rencontre de la Chine, acceptera-t-elle de se faire bousculer, interroger, ou bien n’y va t–elle que pour y transplanter ses habitus ? Quel est le prix de ce voyage ? À son arrivée pourra-t-on encore parler de « psychanalyse » ? Se reconnaîtra-t-elle dans ce qu’elle aura semé ? Peut-on parler de transmission quand elle doit d’abord passer par l’insertion et l’innovation ? Même si la transmission, « si on ne la réduit pas à un processus de filiation où un intouchable passerait, inchangé parce qu’inaltérable, de génération en génération, est inséparable d’une temporalité qui travaille au changement en fonction des impératifs du présent », la question n’en demeure pas moins complexe quand on sait que la psychanalyse arrive en Chine en même temps que la mondialisation. Aussi, dit l’auteur, « transmettre la psychanalyse est probablement une expression verbale bien trop active… Considérer que quelque chose a finalement été transmis de la psychanalyse, avec le recul mais aussi l’engagement du futur antérieur, serait peut-être plus conforme aux faits, en réintroduisant l’aiguillon de l’histoire. »


Car tel est bien le propos de l’auteur : introduire l’histoire. Placer les rapports de la Chine à la psychanalyse dans le contexte historique et événementiel où cette rencontre s’est produite, que ce soit les événements politiques ou que ce soit l’histoire telle qu’elle a marqué singulièrement ceux qui en furent les passeurs. L’histoire, selon Philippe Porret, est une dimension majeure pour comprendre ce qui pourrait être attribué à une énigmatique « nature culturelle », dans la mesure où celle-ci est souvent convoquée pour répondre à une blessure narcissique d’origine historique.


Le livre, pour notre plus grand bonheur et intérêt, développe longuement ces mouvements de l’histoire, mettant bien en perspective les deux moments de passage de la psychanalyse en Chine, début des années vingt et fin du XX° siècle, chacun dans des contextes historiques différents et sans lien entre eux. Un effort considérable de documentation occupe plusieurs chapitres relatifs à la diffusion des « idées » psychanalytiques en Chine, sur fond d’intrusion commerciale, d’humiliation traumatisante de la part des occidentaux et sur fond de crise identitaire. Des pages passionnantes décrivent les mouvements de pensée qui ont donné naissance et contenu à la deuxième rencontre : que ce soit du côté des sinologues, du côté de Lacan apprenant l’écriture chinoise et discutant avec François Cheng, du côté d’un étudiant chinois Huo Datong en analyse avec un psychanalyste français Michel Guibal, du côté de Pékin, Shanghai, Canton où la psychanalyse est réintroduite par des passeurs formateurs allemands et américains, du côté de Chengdu où s’enseigne et se pratique la psychanalyse et où se fonde le Centre de Psychanalyse de Chengdu. En continu se pose la question des langues de passage : allemand, anglais, français, et de réception : quelle langue chinoise, comment traduire ?


Du premier moment, Philippe Porret met en évidence l’introduction d’un freudisme plus déterminateur que questionnant les fondements civilisateurs : « Le refoulement, à l’interface du social et du psychique, reste pensable dans une psychosexualité, à condition que celle-ci soit tenue à l’écart de l’infantile. Plus qu’un prude exil de la sexualité de l’enfant, c’est une reconduction de la mémoire freudienne aux frontières d’une temporalité binaire, successive plus que créative ». Après avoir exposé à quelle dimension interne au monde chinois la psychanalyse est confrontée dans la mesure où le confucianisme, toujours la référence en Chine, pose une hiérarchie et une immuabilité des places, Philippe Porret remarque que « le malaise dans la civilisation, délestée du meurtre de la horde, est cantonné à une difficulté de vivre que viendrait compenser ou soutenir le soutien à la famille, son treillis ou retressage confucéen ».

D’autres impasses peuvent surgir dans la seconde période : « L’arrimage de l’inconscient au langage a été rapproché d’une spécificité de la langue chinoise qui imprimerait sa façon aux manifestations inconscientes. La mise en avant par Lacan de la fonction de la parole dans le champ du langage se trouve sous estimée au profit du néolacanisme, soucieux de prolonger certains moments du frayage lacanien, en privilégiant ce qui relèverait d’une accentuation de l’écrit, ne serait-ce que parce que la tradition chinoise y trouverait une fois encore sa continuité, son dû ». Et l’auteur de remarquer fort pertinemment : « De la lettre aux lettrés, le saut est tentant… ».


Dans ces conditions par quoi est portée la transmission ? Cette question de fond court tout au long du livre. Donnons la parole à l’auteur : « La transmission de la psychanalyse est portée par trois vents différents : la différenciation culturelle, les mouvements de l’histoire, le dynamisme de la mondialisation. Il n’est pas toujours simple, ajoute-t-il, de déterminer l’orientation du vent, là où des problèmes cliniques spécifiques se manifestent… Il n’en demeure pas moins que l’offre de formation que l’Occident propose aux analystes chinois se prend elle-même dans les trois vents évoqués plus haut. Est-elle portée par une vision comparative des cultures […] ? Est-elle vectorisée par une histoire commencée il y a deux siècles dans des visées impérialistes ou missionnaires, et aujourd’hui pacifiques ? Est-elle l’expression d’un mouvement global de diffusion des biens et des savoirs au-delà des frontières géographiques où […] les disciplines se diffusent comme des techniques […] ? » Bien plus la « psychanalyse, contrairement à sa transmission autrefois artisanale, prend aujourd’hui des voies plus officielles, plus organisées. Peut-elle intégrer ce genre de moyens sans perdre sa fin » se demande l’auteur ? « Que deviendra-t-elle si elle privilégie un seul des trois vents qui la constituent ?.. Il n’est pas impossible que la poussée de la mondialisation sécrète en retour une accentuation de sinitude dans la Chine de la psychanalyse » comme en réponse à notre propre désir occidental d’hégémonie. Et l’auteur d’ajouter « Il s’agit là d’une interrogation inédite, très inconfortable aussi, dans l’histoire de la psychanalyse… »

À lire ce questionnement qui n’est que l’un parmi de multiples autres questionnements, nous ne pouvons que remarquer que, loin d’être un livre sur ce qui se passe là-bas, La Chine de la psychanalyse est un livre qui interroge la pratique de la psychanalyse ici avec tout ce que l’évolution de notre société du XXI° siècle peut avoir comme impact sur elle.




La forme que prend le texte est alors la forme de la chronique, celle du voyageur analysant ce nouveau phénomène, remontant à son origine, dépliant les temporalités, et racontant : le livre est un récit, un récit qui avance… Comme il l’avait fait dans son précédent livre Joyce Mac Dougall une écoute lumineuse, Philippe Porret aime à lire l’enfance de celle ou celui qui développera ensuite une théorie. Il nous emmène donc dans l’enfance, dans les premières années de la rencontre de la Chine avec la psychanalyse et dans les premières années de ceux qui en furent les passeurs. Il nous raconte les émerveillements, les heurts, les rejets. Il porte son attention à tous les procédés de passage, de compréhension, en un mot de traduction. Il raconte cette incroyable rencontre, incroyable parce que des obstacles innombrables et subtils devraient la faire échouer. Et pourtant il se passe quelque chose, quelque chose passe la muraille… C’est en s’arrêtant à chaque obstacle que peu à peu se dégage une idée plus claire de ce que pourrait être la Chine de la psychanalyse qui, de toute façon, le texte s’ouvre sur ce rappel, « est à saisir non pas comme un état mais comme un devenir ».


Il faut pour cela en saisir les forces, les inscrire dans le temps, comprendre de quelle logique elle surgit, c'est-à-dire celle des tourments et tournants de l’histoire et des appétences de la mondialisation, s’intéresser aux voyageurs d’où qu’ils partent, se pencher sur l’enjeu et la manière de penser de ceux qui la reçoivent, interroger ses dimensions de discours, de science ou de pratique clinique, scruter le rôle des langues, celles occidentales qui « marquèrent cruellement la Chine dans son histoire » et la langue chinoise elle-même dans sa dualité écrite/orale ou dans sa construction idéographique, avec l’effet de fausse reconnaissance des signifiants de l’inconscient qu’elle peut exercer.

Il faut garder à l’esprit qu’aussi forte qu’ait été la relation entre l’analyste français et l’analysant chinois par lesquels tout a commencé, « il ne s’agit pas d’une relation entre eux mais d’un différentiel qui s’opère en chacun : dans le rapport qu’ils entretiennent tant à la psychanalyse comme pratique du langage qu’à la Chine comme trésor d’appartenances, comme mythe national ou lointain ».

C’est ce différentiel qui court tout au long de cette très belle recherche. On pourrait même dire que le livre est la recherche du différentiel lui-même, pas seulement entre l’Occident et Orient mais à l’intérieur de l’Occident lui-même et à l’intérieur de l’Orient lui-même. Car aller au plus près du différentiel permet d’approcher, de mieux cerner, d’éviter les amalgames, de mesurer les enjeux et la complexité, d’espérer là où l’on serait tenté de ne plus espérer.


Dans cette rencontre de l’autre, pour se rapprocher au plus près de lui sans tomber dans l’uniformisation culturelle, Philippe Porret lui emprunte une forme littéraire qu’il aime, la forme poétique : Il étaye son texte de poèmes chinois ou de fragments de textes d’écrivains occidentaux familiers de la Chine. Il utilise, presque à la chinoise, la forme de la métaphore pour faire entendre au-delà des mots et maintenir le dialogue toujours possible.

Il me semble que la fonction de cette langue de la métaphore n’est pas seulement présente pour faire valoir l’au-delà des mots, mais quelle est présente pour faire pendant au désir d’objectivation qu’il détecte chez son interlocuteur chinois en cette époque de l’efficacité et de l’objectivation du savoir. Car il y a une dimension sur laquelle Philippe Porret ne cède pas, celle de la fonction de la parole pour qu’il y ait de l’analyse, d’une parole qui va vers l’inconnu, qui ouvre et se risque, « une parole enfant du soleil et de la pluie ». Il termine d’ailleurs son livre par le récit d’une consultation intitulée « la brise et le rivage » et celle d’un mot d’esprit.

Une autre raison de l’usage de la métaphore me paraît être le fait que celle-ci maintient ouverte la fonction du vide, ce qui permet à Philippe Porret d’analyser méthodiquement et avec tact le rôle que l’écriture idéographique des lettrés chinois a joué pour Lacan, alors que celui-ci mettait en place sa théorie du signifiant et du signifié. Tout se passe comme si, à trouver trop de coïncidence, la psychanalyse lacanienne se retrouvait du côté d’un discours de pouvoir (conjonction de la place des lettrés chinois avec le pouvoir) ; comme si, donnant trop d’importance à l’écriture classique par apport à la langue vernaculaire, elle passait à côté de ce « lieu inattendu où le désir se dit » ; et comme si, ne prenant pas assez en considération le rapport beaucoup plus fort de la langue chinoise entre le mot et la chose, elle ratait la fonction de la langue elle-même que justement elle clamait, celle de l’impossible recouvrement du signifiant et du signifié.

L’auteur analyse alors avec attention la proposition d’un des passeurs de la psychanalyse en Chine, Huo Datong, affirmant que « l’inconscient est structuré comme un caractère chinois ». Si cette affirmation peut être comprise comme un souci, non pas d’annexer, mais de s’approprier (d’en faire quelque chose à soi) une discipline venant de l’occident, elle n’en pose pas moins des questions que des psychanalystes français formuleront à leur partenaire chinois en lui faisant remarquer que « le caractère chinois est bien une représentation de chose, mais il diffère de la représentation de chose freudienne en ce qu’il se communique : c’est une lettre visible ». Encore une fois la trame langagière, telle qu’elle est déployée par l’auteur, permet un questionnement qui ne soit pas condamnation mais reste au contraire interrogatif pas seulement sur l’autre, celui d’extrême orient, mais sur l’occidental.


Où cette trame langagière puise-t-elle sa force pour avoir un tel effet ? Il me semble que seul un amour profond pour la Chine et une connaissance de la langue chinoise, seul un amour profond pour la beauté de la langue, peuvent expliquer un tel effet. Pourquoi ? Parce que, comme Philippe Porret l’écrit, « voyager et être psychanalyste dans ce pays semblaient parfois une seule et même expérience : écouter l’indicible d’un pays, recevoir la violence de ce qu’il nie, découvrir, dans l’inédit d’une situation, une vérité soudaine»


Je ne peux qu’inviter le lecteur à un tel voyage.

 

À propos de

La Chine de la psychanalyse


Pascale Hassoun


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