Pianzhi kuang 偏执狂 est un terme chinois utilisé pour traduire l'idée de « paranoïa » (ou paranoïde). Il a été employé par les médias chinois pour dénoncer l’attitude occidentale, suite au Prix Nobel de la paix qui a été décerné au dissident chinois Liu Xiaobo 刘晓波. Karin Kremendahl, dans son Blog tenu dans le journal Le Monde s’est questionnée sur la signification réelle de ce terme, à l’origine de diverses interprétations. Voir par ici.

M’ayant interrogé à ce sujet, je n’ai pu lui donner qu’une réponse approximative, en revenant sur quelques fondamentaux de la pensée chinoise, en vue d’élargir le débat. Voici le courrier que je lui ai adressé :

               

Pian exprime ce qui est « déviant » par rapport au centre. Le caractère chinois « centre » (zhong), représenté avec une flèche qui traverse la cible, a une portée symbolique importante. Dans la cosmologie chinoise le centre est une métaphore du vide dynamique, à partir duquel procède toute vie sur terre. Dans la pensée taoïste il est l'équivalent du Tao, mélange subtil et harmonieux de yin et de yang. Le centre, de couleur jaune (terre), représente la synthèse des quatre autres éléments que sont le métal, l’eau, le bois et le feu. On trouve le terme pian dans les plus anciens textes chinois datant des Zhou, propre à décrire l’attitude déviante du souverain par rapport à la voie du « juste milieu » 中庸 (zhongyong). « Honnête » alors se dit « centre-droit » 中正 (zhongzheng), à l'image du souverain qui, se tenant droit entre la terre et le ciel, et au cœur du cosmos (empire du milieu !), répand sa vertu bienfaisante sur l'ensemble des êtres. C’est par conséquent une valeur politique qu’il faut avant tout reconnaître au terme pian . Traditionnellement en Chine l’éthique vise à garantir une stabilité politique, qui ne s’ancre pas dans une morale puritaine, mais prend en compte la complexité du vivant. Par complexité, il faut entendre qu’une chose n’est jamais bonne en soi (pas de chose en soi), mais toujours « par rapport à ». Une « déviation » par rapport au centre qui, sur le plan psychologique, est à entendre comme le résultat d’un échec d’harmonie-synthèse de la personnalité. Les « arts » chinois, qu’il s’agisse de la pratique de la calligraphie, de la poésie, en passant par les arts martiaux, ou toutes autres formes de pratiques, visent cette intégration psychosomatique qui passe par un recentrage des énergies. Notons enfin qu’un a priori se dira en chinois « une vue de biais (biaisée !) » (pian-jian 偏见).

Le terme zhi  composé de l’élément de la main signifie « tenir », tel qu’on le trouve par exemple dans le mot « obtus », « tenace » (zhizhuo 执着). C’est le signe d’un entêtement, à rapprocher de l’ idée fixe (obsession). Un manque de souplesse, et de vitalité, qui n’est pas sans faire écho à l’idée d’« idiot ». Car en chinois « idiot » se dit dai (élément du bois ) ou encore ben (élément du bambou ).

Le terme kuang désigne la « folie », et se compose de l’élément graphique « chien »  (loup) et « souverain » . On le constate à nouveau, la folie n’est jamais loin du politique, dans la mesure où celle-ci se doit de la contenir. Le processus culturel vise à pacifier nos instincts naturels. Un terme qui ne rappelle pas seulement l’expression agressive de la « folie », et ses dangers pour la société, mais aussi à travers la figure de l’animal sauvage son origine sadique-orale : ne disons-nous pas « être fou de rage » disons-nous !

La pensée cosmologique est une pensée de la relativité (du yin dans le yang et inversement), de même que le centre n’est jamais fixe mais sert de point de passage entre les différents éléments. Cette notion de relativité se reflète à travers la langue chinoise qui ne connaît pas comme dans les autres langues de termes isolés pour exprimer l’opposition entre « oui » et « non ». Tandis que le premier correspond approximativement au verbe « être » (état) (shi), le second (bu) se rattache à l’ensemble de la phrase, et ne peut être utilisé seul. Écrit avec l’élément de la bouche (fou ), il exprime la forme interro-négative « oui ou non ? ». On observera encore qu’un affect négatif peut être exprimé à l’aide d’un signe affirmatif de la tête, dans par exemple : « Tu penses qu’il n’aurait pas dû obtenir le prix Nobel ? ». Réponse : signe « oui » de la tête. C’est là rappeler que ce n’est pas la vérité en soi qui compte. Ce qui importe est d’être d’« accord », au sens littéral du terme d’harmonie, au-delà de la division, c’est-à-dire de ce qui nous partage. Un jugement n’a pas de valeur qu’en référence à une norme éthique. De fait le terme « exact » — dui en chinois, signifie aussi « vis-à-vis de », « eu égard à », de même qu’il contient l’élément de la « mesure »  (cun), au fondement de la pensée rituelle. Dans un même ordre d’idée, on notera qu’une des particularités de la langue chinoise, est de répondre par « oui » ou par « non » en reprenant le verbe de son interlocuteur. Une façon de rappeler qu’en Chine il n’y a de vérité que de rapport à l’autre. Mettre en avant le caractère relatif du jugement, et par conséquent aussi la façon de formuler des « idées » (sinon un Idéal), permet de mieux comprendre l’impact que peut avoir l’obtention d’un tel Prix. Car c’est la représentation même du sujet, dans ses implications éthiques et psychologiques, qui est nécessairement interrogée à travers ce geste politique. Au fond la question dérangeante qu’on est en droit de se poser, est de savoir en quoi nos idéaux sont-ils encore susceptibles de participer au bien-être de la société occidentale, dans le contexte général de la mondialisation, et d’une certaine angoisse qui l’accompagne ? Décerner ce Prix à un Chinois, n’est-ce pas une façon indirecte de se confronter à cet Autre, et en retour nous interroger sur les racines imaginaires intimes de l’Occident ? Une situation paradoxale comparable à la logique du symptôme qui, en se confrontant à la situation analytique, cherche à s’affirmer davantage (mise à l’échec), tout cherchant à produire du sens nouveau. Pour le dire autrement, c’est notre propre dépression culturelle qui est en jeu dans ce face à face.    

Si je traduis à présent le passage du journal « Huanqiu shibao » comprenant le mot pianzhi kuang 偏执狂, cela donne :

通过颁奖否定现代中国,成为诺贝尔和平奖新的偏执狂般的追求


« En décernant ce prix c'est la modernité chinoise qui est niée, se présentant comme une nouvelle forme de paranoïa que vise le Prix Nobel de la paix » (traduction très éloignée de la traduction anglaise !)


Une autre traduction équivalente du terme pianzhi kuang 偏执狂 est wangxiang zheng 妄想症, lit. « syndrome des pensées absurdes », wang ayant aussi le sens d’« arrogance ». De fait la paranoïa est souvent liée à des idées de grandeur et de toute puissance. Notons au passage la présence des éléments graphiques « femme » + « perdre-oubli »  qui se trouvent dans le caractère wang  ! Est-ce à dire que ce sont les femmes qui font « perdre la tête », ou encore « tourner la tête » des hommes ? Représentée dans la mythologie chinoise sous la forme d’une femme renarde (encore un animal sauvage !), elle pousse les hommes à une sexualité débridée, comme métaphore de la perte d’équilibre mental. Cette femme renarde, ne serait-elle pas nos idéaux occidentaux incarnés par les valeurs de liberté et de vérité ?

Afin d’avancer sur cette piste, il est utile de souligner que ces deux termes, pianzhi kuang et wangxiang zheng, ont été inventés en chinois au contact du savoir psychiatrique occidental (la psychiatrie étant en Chine une discipline relativement récente). Ceci explique en partie la nébuleuse qui entoure l’utilisation de ce terme, et nos interrogations légitimes à ce sujet. Un flottement qui peut aussi s’expliquer par le fait que cette expression, qui est utilisée par les médias, semble à présent être tombée dans le grand public. Ce dernier point mérite notre attention sur un plan sociologique ; une évolution de la société chinoise qui en dit long sur le contexte de mondialisation, à l’heure où de nombreux Français ont une connaissance encore très réduite sur la culture chinoise ! Un sentiment d’approximation, je disais donc, qui s’explique aussi par la syntaxe minimaliste du chinois, ce qui m’a demandé une lecture resserrée. De fait en chinois la compréhension procède souvent moins d’une lecture analytique, que de l’ambiance générale qui se dégage d’un texte ; je dirais une lecture en situation. C’est là encore rappeler que ce n’est pas tant le sens qui importe, que la façon dont il se construit au sein d’une relation à deux. On ne construit pas en Chine du sens, ni de la vérité, mais du lien, et c’est bien là que se trouve la visée ultime du savoir.

La question qui s’impose alors est la suivante : et si notre volonté de traduire ce terme et de comprendre, provenait d’un sentiment de frustration ? Car voilà que les médias chinois utilisent un terme d’origine occidentale, qui nous paraît aussi insensé que l’annonce du Prix Nobel de la paix de Liu Xiaobo pour les Chinois. N’est-ce pas au fond nous confronter à ce même sentiment de frustration ? Dans les deux cas, ce qui frappe est le détournement qui est fait de l’objet. Le savoir occidental d’un côté, et de l’autre un auteur chinois dans lequel les pouvoirs politiques ne se reconnaissent pas. Est « prix » celui qui croyait prendre, si je puis dire ! Un « cadeau » qui est à présent retourné à son destinataire sous la forme d’une énigme angoissante ; un Prix qui nous revient au sens propre du terme. La question ne serait plus de savoir comment traduire pianzhi kuang, mais plutôt de chercher à donner du sens à ce besoin pressant de traduction à tout « Prix » ; une obsession bien occidentale !

S’attarder sur les représentations culturelles a une fonction apaisante, mais qui reste insuffisante. Le besoin d’explication trahit souvent un désir de maîtrise ; lorsque com-prendre c’est aussi chercher à se dé-prendre. Le risque d’une fuite en avant n’est alors jamais à écarter, avec d’un côté ceux qui veulent tout expliquer, et de l’autre ceux qui se laissent aller aux charmes d’une « Chine » fantasmatique. Dans les deux cas, on risque de passer à côté d’une véritable élaboration des angoisses culturelles qui accompagnent le processus de mondialisation. Mais comme on le dit en chinois : « la crise est une occasion ». À nous donc de la saisir pour construire, plutôt que de nous enfermer dans une culpabilité masochiste, un désir de maîtrise, ou pire encore une haine de l’autre. En espérant seulement que la culture occidentale n’aura pas à souffrir du même sort que le terme pianzhi kuang. À savoir une stratégie bien chinoise du « retournement », dont les entreprises délocalisées en Chine ont souvent fait les frais à leur insu.

À méditer donc, au-delà d’un simple problème de traduction…


Pour poursuivre la réflexion d’un point de vue psychologique, sur les tensions entre la Chine et le reste de la scène internationale, se reporter à mon petit texte intitulé : « Pour un regard psychologique sur la Chine des Jeux Olympiques ». En lecture libre sur ce site.


Patrick Sigwalt

(Institut Ricci)


 

À propos du Prix Nobel de la paix décerné à Liu Xiaobo :

une traduction à tout « Prix »


Patrick Sigwalt


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