Résumé

Au travers de ce texte il s’agit de nous interroger sur les désirs et transferts qui animent la rencontre entre Chine et psychanalyse (française !). Sans remettre en cause la présence de la psychanalyse en Chine, nous proposons une «correction affective» du côté français pour éviter une possible « confusion des langues ». Aussi nous pensons que c’est le phénomène psychanalytique dans son ensemble qui devrait se constituer en tant qu’objet de sa propre étude, si l’on veut éviter de reproduire au sein même de la cure des enjeux encore mal définis, propres à cette « rencontre ». On parlera volontiers alors de la nécessité de « traiter la solution ». Ce n’est qu’à partir d’une exigence de neutralité tant affective qu’intellectuelle que nous pourrons atteindre un objectif qui doit avant tout répondre à un « humanisme pragmatique ». Ce changement d’optique, en vue d’une réflexion future, nous le formulerons ainsi : non pas l’avenir de la psychanalyse en Chine, mais l’avenir de la Chine en analyse.




Introduction

Depuis plusieurs années une nouvelle tendance se fait jour dans le paysage intellectuel français : des psychanalystes s’intéressent à la Chine ! Aucune Société psychanalytique n’est épargnée par cette « contagion ». Les lacaniens ont été les premiers à initier ce mouvement en France avec la création en 2001 de l’« Association Psychanalyse en Chine ». Mais l’origine de cet intérêt devait remonter à Lacan déjà qui, de façon plus isolée, affirmait : «...je me suis aperçu d’une chose : c’est peut-être que je ne suis lacanien que parce que j’ai fait du chinois autrefois» [3]

Cette aventure lacanienne s’inscrit dans la rencontre d’un universitaire chinois du nom de Huo Datong qui, venu en France pour étudier, a entrepris une analyse avec Michel Guibal entre 1987 et 1992. Retourné dans sa province du Sichuan en Chine, Huo ouvre un cabinet en 1994 et contribue depuis au développement de cette discipline en formant de plus en plus d’étudiants chinois, majoritairement composés de femmes. Un certain nombre d’articles et d’ouvrages sont parus sur le sujet, parmi lesquels celui de Philippe Porret, La Chine de la psychanalyse [4], fort bien documenté, et incontournable pour qui veut comprendre le phénomène psychanalytique en Chine aujourd’hui. On notera aussi quelques années auparavant l’ouvrage collectif, La Chine : Indifférence à la psychanalyse, lequel a donné lieu au moment de sa parution à une rencontre-débats avec François Jullien [5]. Mais, ironie de l’histoire, c’est bien à Jullien lui-même – peut-être plus philosophe que sinologue dans cette rencontre ! - peu disposé à faire une place à la psychanalyse, que les psychanalystes doivent pourtant nombre de leurs réflexions sur la Chine ! Plus étonnant encore, est que certains arguments tenus par Jullien dans son texte, auraient très bien pu jouer en faveur de cette ouverture tant escomptée. D’où peut-être le sentiment partagé par beaucoup de psychanalystes que la sinologie boude leur discipline… [6]

Un peu plus de quatre années ont passé avant que l’Association Internationale de l’histoire de la psychanalyse (AIHP) organise à Sainte-Anne une journée scientifique autour du thème « Chine et psychanalyse », datée du 13 septembre 2008. Cette fois-ci, si la sinologie n’a pas été directement au rendez-vous, la Chine était bien là…



Présentation de la journée

Parmi les acteurs principaux de cette journée, on a pu compter entre autres sur la présence de Sophie de Mijolla-Mellor, Professeur de l'Université Paris VII, et de Michelle Moreau-Ricaud, chercheuse associée à « Psychanalyse et Médecine », à l’origine de l’événement, sur Philippe Porret - très investi dans le travail de formation des thérapeutes en Chine - qui a présenté son dernier ouvrage La Chine de la psychanalyse, et sur Michel Guibal qui nous a fait part de son expérience de psychanalyste en Chine. Par ailleurs, un accueil chaleureux a été fait à la projection du film Œdipe en Chine réalisé par Baudouin Koenig et Viviane Dahan, déjà diffusé sur la chaîne Arte, et primé au Festival du film de Lorquin (Prix Minkowska).

Ce documentaire a permis de prendre la mesure de l’ampleur du phénomène psychanalytique qui touche depuis ces dix dernières années différentes régions de la Chine, avec une présence non négligeable de la psychanalyse allemande et des courants anglo-saxons. Nous avons pu aussi apprécier le travail fait par les Français, avec Michel Guibal, non seulement au niveau de la formation du personnel de la santé mentale, mais aussi dans la prise en charge de l’autisme infantile. Ce qui a frappé les esprits est une certaine misère psychologique dans ce pays où les cas de dépression sont en augmentation constante, et constituent le fléau principal de la Chine de demain. D’une certaine manière on peut dire que ce film « a donné le la », les différents intervenants y revenant inlassablement au cours de la journée.

Revenant sur cette journée, nous souhaitons à présent proposer quelques pistes de réflexions, ainsi que nous l’inspirent notre modeste « pratique de la Chine » et la lecture du livre de Philippe Porret, à l'origine de nos nombreuses interrogations cliniques. Car nous restons persuadés que cet ouvrage, s’il est une référence incontournable pour comprendre le mouvement psychanalytique en Chine, gagne encore en intérêt si on l’envisage du point de vue d’un outil clinique [7]. Nombre des points, que nous allons tenter d’aborder, mériteront une recherche approfondie dans le cadre du projet à venir de coopération entre sinologues et thérapeutes analystes, tel qu’il a été pensé par l’Institut Ricci [8].


Quel statut pour la psychanalyse en Chine ?

Cette journée a été l’occasion de faire le point sur les diverses interrogations qui touchent à la rencontre entre Chine et psychanalyse, avec une question de fond qui a fait débat : quel avenir pour la psychanalyse en Chine ? Et c’est bien là tout l’enjeu de cette journée. Car cela touche autant au désir du psychanalyste qui s’intéresse à la Chine, ainsi que Philippe Porret a pu le souligner, faisant écho au titre de son dernier ouvrage, qu’au désir de psychanalyse de la part des Chinois, et à la manière dont on pourra envisager l’avenir de cette discipline dans son rapport avec l’univers de la psychothérapie en général. À la différence de la rencontre qui avait eu lieu plusieurs années auparavant avec François Jullien, le milieu analytique voyant alors peut-être dans la Chine un espoir de Nouvel Eldorado, les intervenants de cette journée, probablement moins ethnocentrés [9], n’ont pas hésité à interroger les représentations culturelles propres au monde chinois. Plusieurs jeunes étudiants d’origine chinoise, en psychanalyse à Paris VII, ont alors eu l’occasion de présenter brièvement leurs travaux. Plus intéressant encore était d’observer le parcours singulier qui avait conduit tous trois à l’étude de cette discipline. Tandis que l’une avait travaillé en milieu carcéral avant de venir en France, un autre est venu à la psychanalyse par le biais de la biologie. Si la première affirmait un esprit critique presque douteux, le second manifestait un intérêt tout particulier pour les questions touchant au corps dans son rapport à la sexualité. Et n’est-ce pas précisément dans ce contexte général d’émancipation qu’est venue s’inscrire la psychanalyse à l’époque de Freud ? Car ce sont bien là les deux tabous essentiels qui frappent la société traditionnelle chinoise ! L’accueil chaleureux qui est fait à la psychanalyse, ne serait-il pas susceptible de nous dire quelque chose sur les mutations d’une société actuellement en perte de repères ? Quelle place alors lui faire dans ce nouveau contexte social ? Et si la psychanalyse en Chine devait faire symptôme ? Car si la psychanalyse peut sans aucun doute constituer une réponse face au mal-être actuel, il ne faut pas oublier que cette discipline est née dans un contexte social et culturel singulier dont elle s’est nourrie. Ainsi que les intervenants du côté français ont pu l’exprimer, s’il ne s’agit pas de tomber dans le culturalisme (voir aussi Porret, p. 253-54 ; 267-71), nous ne pouvons faire l’impasse sur des particularités culturelles. L’égalité n’est-elle pas dans la reconnaissance des différences ? Il serait alors tout à fait intéressant d’observer de quelle manière le terreau chinois pourra s’accommoder ou non du cadre psychanalytique classique. Et gardons-nous alors de conclure trop vite à une résistance de la part du patient !


Le risque d’une « confusion des langues »

S’il incombe au thérapeute d'origine chinoise d’être suffisamment bien formé au maniement des concepts psychanalytiques, ce que permet un effort de décentrement par rapport à sa culture d’origine [10] — ainsi qu’en a longuement traité Georges Devereux [11] — il serait dangereux de vouloir à tout prix aller dans le sens d’une traduction fidèle des concepts psychanalytiques, sans prendre en compte le véritable enjeu, ce dernier se situant davantage du côté d’une interrogation sur les représentations culturelles. La triple formation dont parle Porret dans son livre (p. 202) à propos du cursus universitaire (cure, théorie, culture chinoise), tel qu’il a été pensé par Huo Datong, semble confirmer cette observation. Pour Huo, ce programme chinois participe à une « réintégration des fondements culturels et symboliques ». Pour saisir au plus près l’orientation que suit le mouvement psychanalytique en Chine, il est utile alors de citer un passage contenu dans un entretien avec Huo : « Il faudra plusieurs années pour arriver à établir une synthèse. Nous devons très rapidement prendre conscience de nos racines chinoises ancrées dans notre inconscient » (Porret, p. 254). Il faut reconnaître qu’un tel impératif semble davantage répondre à une nécessité affective, qu’à une neutralité intellectuelle censée caractériser le travail du chercheur !

Du côté du désir des Français, Philippe Porret résume très clairement la situation, nous disant qu’« une bonne part de l’intérêt que les psychanalystes français porte à l’insertion de leur discipline en Chine tient à un désir d’altérité et de communauté d’expérience, là où ces aspects sont aujourd’hui assez éteints dans le petit monde analytique, pour ne parler que cette langue (…) Y insérer ou y transmettre la psychanalyse — et non y innover ou inventer — mobilise les plus actifs d’entre eux » (P. Porret p. 251-53). Ce désir de l’analyste, cette fois à l’intérieur même de la cure, nous pouvons en rendre compte à partir d’un propos tenu par Huo Datong, nous disant :

J’ai compris plus tard encore pourquoi Michel Guibal m’avait demandé d’écrire les caractères chinois des mots que je n’arrivais pas à exprimer en français. En réalité, Lacan avait transmis à mon psychanalyste cette envie de la découverte du monde chinois, de l’âme chinoise. (…) Lacan a appris le chinois. Il pouvait lire les textes chinois anciens. C’est le seul, et il a transmis ce savoir à Michel Guibal qui, à son tour, a voulu décrypter les caractères chinois. [12]


C’est en prenant conscience de ces enjeux transférentiels, que nous pourrons éviter de faire de la scène psychanalytique un lieu séparé du reste de la société, ainsi qu’une interview faite en 2002 avec Huo Datong dans le cadre de l’AIPEC, le laisse dangereusement entrevoir :

Mes élèves, mes collègues font une analyse avec moi, mais en même temps je suis obligé de donner des séminaires. Mais de temps en temps, après le séminaire, parce qu’on est tellement isolé dans l’université, en général oui, on ne parle pas la même langue avec les autres (souligné par nous), c’est ce que j’avais rencontré aussi à Paris, quand j’avançais dans l’analyse je n’avais pas trouvé la langue commune avec mes amis chinois. Donc comme on est très isolé alors après le séminaire on va aller au restaurant, au salon de thé, manger et boire ensemble en discutant. Voilà comme ça les liens sont compliqués. D’abord pour moi, j’ai compris qu’on ne pouvait pas l’éviter cette complicité, on n’a pas d’autre choix. Alors donc quand j’ai compris ça, j’ai pensé c’est la question du fondateur de la psychanalyse, c’est-à-dire il faut que les élèves me coupent en plusieurs morceaux l’analyste, le professeur et l’ami, cette complicité exige demande une sorte d’opération. Une analyse très compliquée. Elle doit être réglée par mes élèves eux-mêmes, mais si on veut bien régler ce problème-là, dans ce cas-là on comprend mieux le rôle de psychanalyste. [13]


Un regard critique sur le phénomène psychanalytique en Chine nous paraît précieux, si l’on veut éviter de faire le jeu du symptôme et renforcer des structurations en faux self par le biais d’identifications au discours de l’analyste. C’est ainsi que nous avons pu voir dans le documentaire un passage tout à fait éloquent à ce sujet montrant une femme qui, connaissant des difficultés dans son couple, joint un thérapeute au téléphone et, lui exposant son problème, soulève immédiatement la question de l’Œdipe, faisant ainsi le jeu du thérapeute. Ce dernier point mériterait une attention toute particulière compte tenu d’un certain versant dépressif qui caractériserait selon nous l’état actuel de la nation chinoise [14].

Peut-être alors que l’intérêt des débats qui animent actuellement le travail de traduction des textes psychanalytiques en chinois, ne réside pas tant dans le résultat jugé nécessairement approximatif [15], mais bien dans l’effort d’élaboration que supposent de telles interrogations du côté chinois. Cette construction identitaire (car il s’agit bien de cela !) devient alors difficilement partageable avec un « étranger » à la fois proche et lointain, aimé et haï pour bien des raisons historiques que nous avons peut-être trop souvent tendance à éluder (à refouler ?) dans cette rencontre ! Rien d’étonnant alors à ce que nos collègues chinois aient tendance à laisser à l’écart les occidentaux dans ce travail de traduction. Afin d’éviter de tomber dans le piège de la séduction réciproque, ainsi que Georges Devereux a pu mettre en garde le thérapeute travaillant dans le domaine de la psychologie interculturelle [16], propre à une confusion des langues, et que nous avons mis ailleurs en parallèle avec le risque d’une identification à l’agresseur [17], ainsi que l’entend Ferenczi [18], il est impératif que la psychanalyse en Chine se constitue en tant qu’objet de sa propre étude. Et n’est-ce pas là précisément le rôle que peut jouer la psychanalyse dans cette rencontre, à travers une interrogation sur les transferts ?


La question de la trans-mission

Dans un tel contexte affectif qui semble animer le désir de psychanalyse du côté chinois, la question de la justesse ou non de la traduction des concepts psychanalytiques ne devrait plus alors être un critère pour juger d’une possible transmission de cette discipline, contrairement à ce que laisse sous-entendre Philippe Porret chez nombre d’analystes, dans le chapitre « Insérer, innover, inventer », ajoutant que « le temps de la transmission n’est pas encore tout à fait advenu » (p. 251). Aussi ce qui doit nous occuper n’est pas de savoir si la psychanalyse peut faire ou non l’objet d’une transmission, mais bien de prendre en compte, au sein même de la cure des différentes formes que celle-ci peut prendre. L’enjeu se trouverait dès lors non pas du côté d’un choix impossible entre culturalisme et universalisme, mais bien dans la nécessité de comprendre en quoi ce va-et-vient constant entre ces deux attitudes, et les débats qu’elle suscite, est susceptible de nous renseigner sur la crise du sujet et ses implications transférentielles. C’est le mouvement psychanalytique dans son ensemble qui doit faire l’objet d’une analyse critique, s’assurant d’éviter qu’une réflexion par trop théorique finisse par nuire aux objectifs thérapeutiques et humains. Peu importe alors que le mot jingshen, sur lequel Philippe Porret revient longuement (p. 209 ; 238-241), soit inapproprié pour servir à traduire le terme de « psychanalyse » (jingshen fenxi). Pourquoi ne pas voir, au contraire, dans ce qui apparaît comme un « ratage » un signe d’espoir qui réponde précisément à la nécessité d’interroger les représentations culturelles et d’assurer une continuité avec le passé. « Faire du nouveau à partir de l’ancien », ainsi que se plaît à le dire le confucianisme, n’est-ce pas le sens même du travail en analyse ? Compte tenu de la nature même de la langue chinoise, il paraît difficile d’entrevoir l’avenir des concepts analytiques autrement, à moins de sacrifier une identité culturelle propre à la Chine. Car, le propre de la langue chinoise est de laisser le sens en devenir, ce que la calligraphie chinoise exprime à merveille à travers le tracé quasi sacré du chiffre Un, constitué d’un trait unique, et somme de la multitude des autres caractères. Aussi là où l’analyse découpe et organise (anal-yse), la langue chinoise, à l’image de la société et de ses courants de pensée — qu’il s’agisse du confucianisme ou du taoïsme — vise à retrouver un état de « confusion » (au sens d’harmonie), où les choses sont dans un rapport de dépendance réciproque : « il est difficile d’obtenir la confusion » (nan de hutu), nous dit un proverbe chinois, la confusion évoquant l’aspect englobant du Tao. On voit là combien le passage par l’analyse – dans le cas où elle n’a pas conscience des enjeux culturels — peut avoir un impact direct sur la représentation que le sujet chinois a de lui-même, et sur son inscription dans la réalité. Rien d’étonnant alors à ce que dans l’histoire chinoise, les aspects individualistes du bouddhisme aient été élagués au profit d’une pensée communautaire, tant au niveau de la pratique rituelle que de la conception du salut. Non pas qu’il faille se désintéresser du problème de traduction, mais envisager nos multiples interrogations liées aux problèmes de traduction comme un outil favorisant une réflexion sur son possible statut d’« objet transitionnel » : entre culturalisme et universalisme, monde chinois (représentations traditionnelles) et monde occidental, ouverture et conservatisme, ou plus encore, entre intérieur et extérieur pour faire écho à Winnicott. Car c'est bien la question des limites qui est interrogée ici. Alors pourquoi ne pas considérer la cure analytique en termes d’« espace transitionnel », propice à l’élaboration des nombreuses contradictions et ruptures qui caractérisent cette société, ni tout à fait « chinoise » ni tout à fait « occidentale » ? C’est pourquoi nous pensons qu’au-delà de l’intérêt théorique évident d’un tel questionnement sur la langue, il est urgent de s’interroger, à un niveau pratique, sur les motivations inconscientes à l’origine de discussions souvent interminables sur le statut de la langue chinoise, ou encore l’avenir de la psychanalyse en Chine. Il s’agit en fin de compte, non pas tant d’abandonner ces questionnements, que de proposer une correction affective (un xintai dirait les Chinois !) s’occupant non plus de l’avenir de la psychanalyse en Chine, mais de l’avenir de la Chine en analyse !


Quelle orientation théorique pour la Chine ?

Nous avons pu assister entre-temps à une conférence organisée par l’« Association de Psychanalyse en Chine », où intervenaient des psychiatres Français ayant travaillé dans un C.H.U réputé de Shanghai. Nous faisant part de leurs impressions, les intervenants ont manifesté beaucoup d’étonnement quant au fait que les consultations soient conduites dans un espace ouvert où les gens et la famille du patient circulent librement durant l’entretien. Oui, la maladie est une affaire qui concerne tout le monde en Chine, et ne peut être traitée individuellement ! Ne touchons-nous pas là à la question du privé et du secret médical ? Et nous savons combien la notion même de « privé » (si), qui sert également à désigner en chinois l’« égoïsme » (litt. « le privé personnel » zisi), est vécue différemment par « un Chinois » ! Et est-il nécessaire de rappeler que la responsabilité en Chine a toujours été collective ? De là aussi l’origine de la honte qui touche toute une famille lorsqu’un enfant est malade ou handicapé. L’existence du sujet en Chine, plus qu’ailleurs, ne peut se concevoir en dehors du champ du regard de l’autre [19]. Aussi nous devons prêter une attention toute particulière dans la clinique au sentiment souvent dissimulé de honte, tel qu’il peut s’exprimer au travers de la notion de « face » (mianzi), au cœur de la relation avec l’autre. Une lecture de l’ouvrage de Serge Tisseron intitulé La Honte : psychanalyse d'un lien social [20] est tout à fait instructive à ce sujet pour comprendre les enjeux psychopathologiques de la honte et ses divers modes d’expression en rapport avec le reste du groupe. En ce sens, l’absence remarquée par Philippe Porret des étrangers dans le travail de traduction des textes psychanalytiques, et la tendance à aller vers plus d’autonomisation de la part des psychanalystes chinois, sur le modèle des joint-ventures (Porret, p. 205), loin d’être une insulte, nous paraît à ce titre tout à fait sain, dans la mesure où elle répond précisément à une nécessité de lutter contre l’identification à un discours du maître, qui aurait pour conséquence de raviver un traumatisme s’enracinant dans la honte de l’occupation étrangère. Pour illustrer, avec humour, l’importance de la prise en compte de l’environnement dans la culture chinoise, nous souhaitons faire part d’une vignette plutôt amusante qui nous a été racontée, et qui en dit long sur la gestion de la faute dans son rapport au sentiment de honte. À Beijing, les infractions routières mineures ne se solutionnent pas par une amende, mais en délivrant au conducteur un petit drapeau qu’il prendra alors soin de déposer sur sa voiture à la vue de tout le monde. Il ne pourra s’acquitter de sa dette morale, non pas par un paiement, mais en donnant son drapeau à la prochaine personne qui commettra à son tour une infraction… Pensez-vous vraiment qu’un conducteur occidental tirerait de cette manœuvre un quelconque sentiment de honte ?

En mettant l’accent sur l’importance du groupe dans la gestion de la faute, on comprend mieux l’accueil chaleureux qui peut être fait dans ce pays aux théories qui prennent en compte l’élément environnemental. S’opposeraient alors deux conceptions, l’une classique, voyant dans le sujet un être responsable qui jouit de son symptôme, et l’autre, moins culpabilisante, qui tente d’expliquer le symptôme à travers une compréhension plus globale et moins individualiste, où est pris en compte le caractère défaillant de tout l’environnement, fonction première du rituel. Et si le propre de cet autre, dans la culture chinoise, était de faire fonction d’appareil psychique, de sorte que la santé mentale dépende de la santé du groupe ? On comprendrait mieux alors en quoi l’idée même d’un peuple chinois sans inconscient, ainsi qu’aurait pu l’envisager Lacan (Porret, p. 185), serait en réalité la traduction d’une butée théorique qui lui soit propre, ce dernier refusant de prendre en considération l’importance de la relation intersubjective dans son combat contre l’ego-psychologie.

Nous voyons alors combien l’enjeu est grand dans cette rencontre entre « psychanalyse à la française » et la Chine, dans la mesure où, si elle répond à un désir conscient d’ouverture et d’échanges, elle risque de réveiller nos vieux démons… Car ne l’oublions pas, c’est bien dans un contexte français de déclin de la cause lacanienne, et de débats houleux sur le statut des psychothérapies, que la rencontre s’est faite. Peut-être alors que nous tenons là une des clés du problème, pour comprendre l’origine de déceptions et de conflits propres à cette rencontre, traduction directe de cette ambivalence. Le risque serait alors de faire de notre désir d’approcher la Chine une défense contre des angoisses plus inavouables ! Et voilà comment un conte chinois nous raconte la mort subite de ce pauvre artisan qui mourut à la vue du vrai Dragon à sa fenêtre, alors même qu’il avait passé toute sa vie à confectionner par amour des petits dragons en papier. Il n’est pas improbable alors qu’on s’entende dire un jour en France, pour plagier Lacan : « si je suis winnicottien c’est bien parce que j’ai fait du chinois »…


Conclusion et ouverture

Si comme Lacan, à la suite de Freud, a su le repérer très habilement, la langue chinoise a quelque chose à nous enseigner sur l’inconscient (Porret, p. 257-258), il est moins sûr qu’à l’inverse la psychanalyse puisse d’emblée s’adapter à cette culture, à moins de certains réaménagements. Lapalissade peut-être, mais que certains analystes semblent oublier, ces derniers pensant trouver dans un travail de comparaison souvent un peu réducteur entre culture chinoise et psychanalyse, une confirmation pour une transmission possible de la psychanalyse en Chine ! C’est peut-être même l’inverse qui se passe, car à quoi bon aller chercher ailleurs ce que l’on aurait déjà chez soi ! Si « la Chine est l’inconscient de l’Europe » [21] — formule très appétissante ! — c’est bien dans le sens où l’organisation traditionnelle de la société, et son regard sur le monde, rendent compte à ciel ouvert de certaines modalités psychiques qui n’ont pu être approchées en Occident que par le biais de la psychanalyse. Ce n’est, nous semble-t-il, qu’à la lumière d’une telle intuition, que peut se justifier l’allégation un peu rapide de Lacan selon qui le peuple Japonais n’aurait pas d’inconscient, et que la psychanalyse n’a rien à leur apporter. Nous en venons presque à nous demander si, en fin de compte, l’introduction de la psychanalyse en Chine (plus exactement dans le milieu intellectuel) ne répondrait pas davantage du côté chinois à un besoin d’interroger des modèles culturels, au travers d’une réflexion sur la langue, là où le milieu psychanalytique risque d’y voir à tort une demande de psychanalyse. Le statut particulier de la langue dans la théorie lacanienne, ainsi qu’une certaine tendance à l’intellectualisation, peuvent expliquer un certain engouement du côté chinois [22], le risque étant d'encourager des structurations en faux self. Les tensions et les colères du côté chinois en sont l’expression directe. Et si l’intérêt de la psychanalyse devait se trouver ailleurs que là où on l’attendrait ? Comme on le dit en chinois : « l’intention de l’ivrogne n’est pas dans l’alcool » (zuiweng zhi yi bu zai jiu). La rencontre entre Chine et psychanalyse se situerait alors dans un non-dit, toujours en attente d’être élucidé, et qui constitue l’espace même de l’analyse. Il s’agirait alors, pour reprendre une expression heureuse de Roussillon, de « traiter la solution » [23].

Il va de soi que, si nombre des représentations traditionnelles ont évolué avec le temps, le modèle communiste à la chinoise c’en était jusqu’alors beaucoup inspiré, ce qui ne permettait pas de parler réellement de rupture, contrairement à la société actuelle qui connaît des mutations sans précédent, à l’origine même de l’accueil chaleureux fait à la psychanalyse. Dans l’avenir un regard plus sociologique sur le « phénomène psychanalytique » en général, ainsi que sur les enjeux transférentiels, devrait permettre d’éviter une « confusion des langues » au sein même de la rencontre thérapeutique [24]. C’est à partir d’une position clinique d’écoute et d’accueil que la psychanalyse (française ?) pourra jouer un rôle en Chine et sortir alors grandie de cette expérience. Car au fond, l’enjeu côté français, se trouve peut-être dans notre capacité à mettre la psychanalyse à l’épreuve des psychothérapies, et d’autre part à sortir d’une position de maîtrise (de maître ?). Par conséquent il s’agit ni de nous retirer de ces échanges, par suite d’une déception, ni de soutenir la thèse d’une indifférence à la psychanalyse, mais bien de trouver dans cette rencontre une position plus juste, celle-là même qui caractérise la neutralité du clinicien, et qui va nécessairement se répéter au sein de la thérapie. Il s’agit par conséquent de transformer cette rencontre avec ses tensions inévitables, en un espace qui tende à rétablir l’harmonie des contraires. La position clinique à adopter, telle qu’elle nous a été inspirée par la lecture du livre de Philippe Porret, consisterait alors, à l’instar du « maître taoïste » (l’homme du Tao) à accueillir ces énergies chaotiques, en vue de permettre une transformation. Mais ne nous y trompons guère, le prêtre taoïste n’est pas en position de maître, mais se présente comme un « serviteur » (chen) de l’ordre cosmique. Si transmission il y a, c’est en qualité de passeur, favorisant ainsi une continuité entre un ordre antérieur et un ordre nouveau, à l’intérieur d’un espace rituel qui peut être comparé à cette « aire transitionnelle ». C’est pourquoi nous restons persuadés que, de la gestion de l’atmosphère (souffle-qi) se dégageant de cette rencontre, dépendront l’orientation de la cure et l’avenir de la psychanalyse tant du côté chinois que français.

 

En vue d’une réflexion clinique autour de

la rencontre entre « Chine et psychanalyse »

                              

(Ou comment « traiter la solution »)


Patrick Sigwalt [1]


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[1] Ce texte constitue la trame d'un ouvrage en préparation, où seront développés les différents points abordés ici. Une place importante sera accordée au rapport entre psychanalyse et culture chinoise. L’auteur, sinologue et psychanalyste (AIHP), rattaché à l’Institut Ricci, Centre d'études chinoises, travaille depuis plusieurs années auprès de la population chinoise en tant que thérapeute. Sa recherche se concentre essentiellement sur une étude des représentations culturelles chinoises d’un point de vue psychanalytique. Nous remercions Michelle Moreau-Ricaud et Philippe Porret pour la relecture attentive de ce présent travail et leurs précieuses remarques. Reste que l’auteur de cet article est seul responsable des prises de positions et erreurs éventuelles. Contact : p.sigwalt@institutricci.org

[2] Préface de l’ouvrage de Georges Devereux, Essais d’ethnopsychiatrie générale, Gallimard, 1977 (rééd. 1970), p. XIV.

[3] D'un discours qui ne serait pas du semblant (20 janvier 1971), cité dans L'Indifférence à la psychanalyse, Sagesse du lettré chinois, désir du psychanalyste. Rencontres avec François Jullien, PUF, 2004, 197 p. (p. 183).

[4] Philippe Porret, La Chine de la psychanalyse, Campagne Première, 2008, 250 p.

[5] L’indifférence à la psychanalyse, op. cit.. Pour une bibliographie fouillée, cf. la fin de l’ouvrage de Philippe Porret.

[6] Il est dommage qu’actuellement, dans le milieu psychanalytique en général, ainsi qu’en rend compte l’ouvrage de Philippe Porret (entre autre, p. 262), la sinologie française soit réduite à quelques auteurs tels que Jean-François Billeter, François Jullien et Jean Levi, pour l’essentiel. Malgré l’apport incontestable de leurs travaux dans le paysage intellectuel français - ce qui s’explique par une érudition qui dépasse le seul domaine sinologique, et une volonté d’ouverture - ils ne peuvent à eux seuls représenter ce qui fait la richesse de ce milieu.

[7] Une lecture de cet ouvrage dans le sens d’une interprétation des enjeux transférentiels nous paraît tout à fait riche en enseignements. C’est le cas en particulier du chapitre “Insérer, innover, inventer” (p. 247-54). Les tensions entre la vision de Huo Datong et des psychanalystes français, permettent aussi un éclairage intéressant (p. 264-271). Nous avons pu assister entre-temps à une présentation de l’ouvrage par l’auteur lui-même dans le cadre d’une soirée organisée par l’« Association Psychanalyse en Chine ». L’auteur reconnaissait qu'en amont de son travail d’écriture, la question clinique, en particulier autour de la formation de Huo Datong et l’avenir de la cure en Chine, ne l’avait jamais quitté, sans pourtant en rendre compte directement dans l’ouvrage. Ceci nous conforte dans la lecture que nous faisons ici du phénomène psychanalytique en Chine, ainsi qu’elle nous a été induite par Philippe Porret.

[8] Le projet est consultable en ligne : rubrique “documents” dans “divers” sur www.institutricci.org

[9] « La France est le pays du milieu de l’Europe occidentale » nous dit François Cheng, dans Le Dialogue, Paris Desclée de Brouwer/Presses littéraires et artistiques de Shanghai, 2002 (cité dans Philippe Porret, La Chine de la psychanalyse).








[10] C’est ce que propose d’une certaine manière Huo Datong avec, parallèlement à la formation de psychanalystes, une formation à la culture chinoise, pour les futurs analysants, mais avec un versant nettement culturaliste (voir P. Porret, p. 218).

[11] Georges Devereux, “Les facteurs culturels en thérapeutique psychanalytique”, dans Essais d’ethnopsychiatrie générale, Gallimard, 1977 (rééd. 1970), p. 334-353.








[12] Cité dans Philippe Porret, p. 250.











[13] « Ma pratique de la psychanalyste à Chengdu », sur ce site

[14] Notons au passage ce mode de défense assez typique dans la dépression qui accompagne le phénomène migratoire, et qui consiste à idéaliser cet ailleurs : « Puisque notre enfant est ainsi, ne devons-nous pas immigrer aux Etats-Unis ? » dira un parent consultant en Chine Guibal pour un diagnostic d’autisme (passage cité dans Porret, p. 285). Et si ces enfants étaient porteurs de la dépression de toute une nation ? Voir Patrick Sigwalt, « Pour un regard psychologique sur la Chine des Jeux Olympiques : "la génération Liu Xiang" », texte consultable sur ce site.

[15] Voir Philippe Porret sur cette question et la critique qui est faite du mot “psychanalyse” en chinois (p. 231-241).

[16] Georges Devereux, op. cit.. Rappelons que les réflexions de Devereux, à l’origine des termes de “psychothérapie transculturelle” et “métapsychologie métaculturelle” (p. 338-39, n.2), n’ont rien à voir, comme on a souvent tendance à le penser, avec la perspective de Tobie Nathan, son disciple, à qui on reproche son versant culturaliste. Ce malentendu une fois dissipé, ceci devrait nous inciter à revenir à la lecture de cet auteur, trop souvent omis dans les débats qui animent cette rencontre, et pourtant incontournable pour fonder les bases d’une réflexion solide sur la clinique interculturelle.

[17] Texte non publié.

[18] Voir l’excellent article de Jay Frankel, “La découverte impardonnable de Ferenczi : comment son concept d’identification à l’agresseur continue à subvertir le modèle thérapeutique de base”, Le Coq Héron, 174 (2003), avec pour thème Ferenczi clinicien, p. 57-69.










[19] Notons que le terme même qui signifie “personne” en chinois fait le pendant à celui d'‘humanité”, tous deux se prononçant de la même façon. La vertu d’ “humanité” s’écrit alors à l’aide des caractères “personne” et “deux” ; on ne peut concevoir de “personne” en dehors de la relation au reste du groupe. D’où l’expression chinoise, sans équivalent dans d’autres langues (à notre connaissance), qui consiste à dire d’une personne se mouvant avec aisance dans la société, qu’elle “sait faire une personne” (hui zuoren), qualité essentielle dont dépend la survie du sujet, le rejet signant sa mort symbolique.

[20] La Honte : psychanalyse d'un lien social, Édition Dunod, coll. Psychisme, 216 p. 2007 (rééd. 1992).





























[21] Cf. L'indifférence à la psychanalyse, op. cit., p.2.

[22] Sur les autres courants, cf. Porret, p. 207-213. En Chine la rencontre avec l’étranger a toujours été le théâtre d’une réflexion sur la langue (pensons à l’introduction du bouddhisme). Une telle méprise avait déjà eu lieu par le passé, lorsque les premiers missionnaires jésuites s’étant rendus en Chine, ont connu davantage de succès du côté d’une transmission d’un savoir scientifique et technique que du côté du discours religieux.

[23] René Rousillon, Paradoxes et situations limites de la psychanalyse, PUF, 2005 (rééd. 1991), p. 75.

[24] P. Porret, dans son ouvrage, jette déjà quelques pistes de réflexion. Il propose cette formule intéressante de “fourre tout social” (voir en particulier p. 253). Voir les travaux incontournables de Jacques Gernet. Par ailleurs la lecture de l’ouvrage de Liang Shuming, traduit par Michel Masson, est tout à fait instructif à ce sujet. Une partie de la traduction est consultable en ligne sur l’Institut Ricci. Pour comprendre la situation actuelle sur le mouvement intellectuel chinois, nous citerons l’article de Jean Thoraval, “Philosophie en Chine 1989-2003”, en ligne également sur le site l’Institut Ricci. De façon plus spécifique, voir notre article sur le travail de synthèse entre bouddhisme et taoïsme, rencontre entre tradition de l’écrit et de l’oralité, “Le rite funéraire Lingbao à travers le Wulian shengshi jing (Ve siècle)”, T’oung Pao, 2006 (4-5).

TéléchargementSigwalt_02_files/Sigwalt-Rencontre%20clinique.pdf

« On n’expérimente pas sur le réel à travers des instruments, on expérimente à travers la théorie de l’instrument ; et cette théorie est une construction de l’esprit humain.»

Roger Bastide [2]