On voit que le soleil se lève et que le soleil se couche. C’est une fausse évidence. C’est la terre qui tourne. On voit que l’homme parle, autre fausse évidence, c’est la parole qui parle de l’homme. Nous voyons l’homme parler mais en fait il est parlé par ce dont il croit parler en fonction de ce qu’il en entend. Il ne sait pas ce qu’il dit parce que la parole se joue de lui. La parole s’engendre elle-même et s’échappe à elle-même. « La parole est un acte » [1]. Cette parole fait continuellement distinction. L’inconscient est le vide et le vide est parole. L’inconscient, le vide et la parole sont insaisissables comme le temps qui coupe et l’espace qui espace, ils font apparaître les choses. L’inconscient est ce qui bouge entre les mots, entre les maux, qui les articule et permet de s’en libérer. Freud et Lacan ont fait de cette parole inconsciente la méthode constitutive de la psychanalyse. Comme l’enseigne Saussure « C’est dans la parole que se trouve le germe de tous les changements » [2]. « Historiquement le fait de parole précède toujours » [3]; « L’inconscient parle » [4]. L’inconscient parle le « langage des oiseaux » c’est-à-dire un langage phonétique où les homophonies sont prises aux sérieux et où « l’étymojolie » se voit privilégiée au grand dam de l’étymologie des linguistes [5]. C’est que rien n’entre dans les langues sans avoir été anticipé par cette parole. Cette parole parle comme l’art parle de lui-même. L’inconscient est parole. Finalement nous sommes personne, c’est-à-dire prosopon en grec, un masque, mais aussi et surtout le son qui sort du masque.

Qu’est-ce que la parole ? La parole n’est pas un objet. « La parole c’est l’abîme [6] . La parole est parlante, la parole parle à elle-même. La parole est le vide, nous dit Heidegger. Cependant dans ce vide « […] nous ne tombons pas comme dans le vide d’une chute. Nous sommes jetés vers une hauteur, dont l’altitude seule peut ouvrir le déploiement des profondeurs » [7]. Être n’est que parole. D’où, explique Lacan, « mon expression de “parlêtre” qui se substituera à l’inconscient » [8]. Ça ne s’est pas encore réalisé. Pourtant l’être puise sa richesse d’être le mot le plus vide et le plus indéterminé qui puisse se prononcer. « L’être est le vide extrême, soutient Heidegger, et en même temps il est la richesse dont tout ce qui est — le connu et l’éprouvé, l’inconnu encore à éprouver — reçoit la manière suivant laquelle son être se déploie » [9].

L’inconscient de Freud et de Lacan c’est le vide qui parle et qui nous parle. Inconscient, vide et parole se nouent l’un l’autre selon le fameux nouage borroméen avec ses six dessus-dessous et ses sept espaces. Quel rôle joue l’écriture dans l’histoire ? L’écriture n’a pour but que de faire parler. « L’inconscient de tous les individus est structuré comme l’écriture chinoise » dévoile Huo Datong [10]. Une des raisons de cette formule étonnante tient au fait que les sinogrammes sont fondamentalement interprétatifs. Il y a toujours plusieurs manières de lire les caractères chinois comme il y a plusieurs manières de les prononcer. L’inconscient est donc cette parole qui parle à notre insu entre les signes, entre les mots, entre les maux, entre les sons, entre les phrases, entre les lignes, entre les forces, entre les secondes, entre les espaces, entre les choses, entre les êtres, et qui les tend, les sous-tend, les articulent, leur permet de grandir, de se déployer et d’advenir. Cela se nomme en chinois zhong kong 中空, le vide médian. Ce vide n’est pas le vide où l’on chute mais le vide qui nous élève et nous éclaire. Le vide en tant que chute relève de l’attachement à quelque croyance. « L’attachement au vide est la pire des ignorances », dit Hui Neng [11]. La parole est le vide qui change, l’espace qui espace, autrement dit poïésis.


En français le mot parole peut être découpé — à la manière du cuisinier Ting de Zhuangzi [12] — entre le son « pas » qui désigne un mouvement et le son « rôle » qui désigne la roue. Une roue ne prend appui que sur un point qui change continuellement. Roue du changement. Roue ou tore du temps qui fait que rien n’est jamais le même. Puisque tout change tout est vide et le vide lui-même change. Ce mouvement du vide est la parole qui enfante. La parole se déroulant dans le temps a les caractéristiques du temps : subitisme, coupure, présence, apparition et insaisissabilité.

En chinois il y a plusieurs façons d’écrire « parole ». Elle peut être représentée par le sinogramme « bouche », c’est-à-dire un trou surmonté de trois traits qui signifient qi, l’énergie
. La parole est alors l’énergie du trou qui précède ses bords conformément à la topologie lacanienne. Les bords ne sont pas ici une fin mais ce à partir de quoi un commencement est possible. Ce qui est décisif, ce n’est pas de sortir du cercle que forme le trou mais d’y entrer convenablement c’est-à-dire en le reconnaissant comme ce qui précède. Toute parole est ouverture.

Soulignons que le mot “vide” en français vient du latin vocare, “être vide”, “libre”. Et que ce vocare est homophone de l’autre vocare latin qui signifie “appeler”, lequel provient de vox, “voix”, son de la voix, parole [13]. D’où vient la voix ? La voix c’est le vide. Elle vient de nulle part. Elle va toujours par delà elle-même. Parole se dit encore dao en chinois, , qu’on traduit généralement par « voie ». Mais dao signifie aussi voix et parole aussi sûrement que voie. On pourrait dire, façon Heidegger, « la voie de la voix » pour faire entendre que « la parole parle ». Mais c’est bien plutôt la voix sans voie qui est ici nommée en ce qu’elle s’avère un effet de signifiant. Le signifiant ne signifie rien mais prend des sens différents selon les différentes séquences acoustiques.

Si le chan se définit par « Aucune dépendance à l’égard des mots et des lettres » [14], c’est bien que le chan soutient, comme la psychanalyse, que nous sommes parlés et que les mots se jouent de nous. Ne pas croire aux mots. « Jouer avec le trou des mots », selon une expression courante au Sichuan, est un acte fondamentalement libérateur. Au cours du séminaire de Michel Guibal à Chengdu avec Huo Datong, le 19 mars 2008, Zhang Tao, un auditeur, est allé dessiner le nœud borroméen au tableau, au moment où les orateurs demandaient s’il y avait des questions dans la salle, et a écrit en français : « sa voix, la voix du ça : (le réel), sa voie (l’imaginaire) et le savoir : (le symbolique) ».

Comme le résume Lacan : « Tout symptôme est un langage dont la parole doit être délivrée » [15].

« Dans sa plongée au cœur de la pensée chinoise, nous rapporte l’historienne Elisabeth Roudinesco, Lacan cherchait d’abord à résoudre une énigme… la fameuse topique du réel, de l’imaginaire et du symbolique. Voici sur quel texte il travaillait avec François Cheng » [16]: « La parole engendre le un. Le un engendre le deux, le deux engendre le trois et le trois engendre toutes choses… L’harmonie naît du vide médian » [17]. Le vide médian c’est : zhong kong 中空, comme l’est « le vide central de la roue qui fait avancer le char » [18].

« L’interprétation faite par Lacan de la pensée de Lao tseu, fait remarquer Roudinesco, était un peu de la même nature que celle qu’il avait donnée du commentaire heideggérien du logos d’Héraclite » [19].

« La bande de Moebius, sans endroit ni envers, donnait aussi l’image du sujet de l’inconscient, de même que le tore ou la chambre à air désignait le trou ou la béance, c’est-à-dire le vide médian (中空) de la philosophie chinoise : un lieu qui pourtant n’existe pas » [20].

La parole a donc cette dimension de lieu qui n’existe pas, tel le rien de Mallarmé « Rien… n’aura eut lieu… que le lieu » (lieu a pour étymologie “lien”. Il s’agit ici de notre lien à la parole qui forme notre mouvement, notre tenant-lieu, notre lieu-tenant originaire) [21], tel encore « l’objet petit a », cet attracteur étrange, qui cause, c’est-à-dire qui fait parler le désir. On peut interpréter l’énumération des objets a de la façon suivante : la voix commande le regard. Le regard voit ce qui est bon et ce qui est mauvais c’est-à-dire le sein et les fèces. Puis il y a le rien en tant que rien de définitif [22] qui nous replace dans l’inconscient. Toute parole émet un coup de dés. Elle est maïeuticienne. Comme disait Freud : « je ne crois qu’au logos et à anankè ». Freud oppose à l’un totalitaire et exclusif du monothéisme la division dynamique du logos et anankè, qui littéralement signifient parole et nécessité. [23]


Toutes les religions veulent nous sauver. La plus drôle c’est le Bouddhisme. Il repose sur « anatta », le non-moi. C’est le principe fondamental qui le caractérise. Ses autres principes peuvent se rencontrer dans d’autres doctrines, même quand ils sont exprimés autrement. Mais anatta , le non-moi, le non-ego, le sans soi-même structure toute sa singularité et sa profondeur. Or si je ne suis pas, si tout est insubstantiel et vide, les autres ne sont pas non plus, même si, victimes de fausses évidences, ils se croient être par conscience d’être. Alors, qui pourrait être sauvé ? Personne. Comme l’affirme si bien le Maître de chan Hui Neng : « Foncièrement rien n’existe : où s’attacherait la poussière ? [24] » Tous les sauveurs de monde, les messies du présent du passé et de l’avenir ne sont, avec leur compassion, leur pitié, leur soi-disant sentiment de fraternité, que des prisonniers sournois du langage. Au mieux, comme disent les maîtres de chan, ils sont enfermés dans « des discours de surface », selon Lin Zi [25] ou, ils n’aiment que « l’asservissement », selon Hui Neng [26]. On raconte que Bodhidharma, le fondateur du chan déclarait : « Je ne sacrifierai pas un poil de ma barbe pour sauver l’humanité ». C’est que la bonté véritable est l’absorption 示禅 [-禪] : « Absorption et bonté sont équivalents » [27]. C’est que « Le vide est la seule façon d’attraper quelque chose avec le langage, c’est justement ce qui nous permet de pénétrer dans sa nature, au langage », nous dit Lacan dans …Ou pire [28]. Si tout est vide depuis toujours de quoi pourrait-on se plaindre ? Et pourtant, « le psychanalyste a horreur de son acte » [29]. A quoi voit-on que le psychanalyste a horreur de son acte ? A ce qu’il fait silence sur l’inconscient dont l’horreur éprouvée est identique à celle du vide et de la parole transformatrice du vide médian, 中空. C’est probablement pourquoi dès l’ouverture de son premier séminaire Les Ecrits Techniques de Freud, Lacan fait éclater ces paroles décisives qui se poursuivront dans tous ses séminaires jusqu’à la Dissolution : « Le maître interrompt le silence par n’importe quoi, un sarcasme, un coup de pied… » De quel silence s’agit-il ? Il s’agit du fracassant silence de mort que font les bouddhistes sur le vide, du fracassant silence de mort que font les psychanalystes sur l’inconscient. « C’est ainsi que procède dans la recherche du sens un maître bouddhiste selon la technique zen. » [30]


L’intérêt du chan (zen) c’est qu’il distingue dans sa littérature l’inconscient (le vide réel en tant que parole) d’avec notre réalité consciente. Nous pouvons constater cette différence, conforme à la psychanalyse, depuis l’arrivée de Bodhidharma en Chine. Lorsque l’empereur Wou des Lang lui demanda : Quels sont mes mérites ? Bodhidharma répondit : aucun mérite ! « Depuis le début de mon règne, explique l’empereur, j’ai construit tant de temples, copié tant de livres sacrés et aidé tant de moines, que pensez-vous que puisse être mon mérite ? » Réponse de Bodhidharma : « Aucun mérite ! Les actes du domaine terrestres non rien à voir avec ceux du réel » [31].


C’est en entendant dans la forêt un moine réciter le Sutra du vide : « Les formes sont le vide et le vide les formes…» que Hui Neng, qui n’était alors qu’un bucheron illettré, eut subitement la révélation du réel. Il se rendit au « Temple de la prune jaune » pour devenir moine. Hong Ren, le cinquième patriarche le reçu en disant : « Tu es un homme du Sud et les hommes du Sud ne comprennent pas ce que peut être l’éveil (Bouddha). Toi, un type de Ling Nan, primitif, chasseur de chiens, tu as le culot de vouloir être un éveillé ! » Hui Neng répondit : « Il peut y avoir des gens du Nord et des gens du Sud mais quand il s’agit de l’éveil au Réel qui pourrait faire la différence ? »32. Certes l’ignorance dans le conscient est le pire des handicaps, et du même coup le savoir dans cette dimension se révèle comme plaisir, mais dans l’inconscient l’ignorance est jouissance. La jouissance « ça sait rien », souligne Lacan [33].


Dans le même registre Lin Zi enseigne : « Si vous rencontrez un Bouddha (un éveillé), tuez le Bouddha ! Si vous rencontrez un patriarche, tuez le patriarche, si vous rencontrez vos père et mère, tuez vos père et mère ! Si vous rencontrez vos proches, tuez vos proches ! C’est là le moyen de vous délivrer, et d’échapper à l’esclavage des choses ; c’est là l’évasion, c’est la l’indépendance ! » [34] Plus loin Lin Zi précise : « Le père c’est l’inscience… La mère c’est la concupiscence [35] ». « .. Bouddha, moi, je le vois comme un trou de latrine… » [36]. « La sainteté n’est que le mot sainteté » [37]. A part le Yin et le Yang du Yijing, y aurait-il une manière plus directe de différencier le l’inconscient du conscient ?


Comme le dit Mengzi, trois cents ans av. J.-C., cité par Lacan : « Si vous n’avez pas trouvé au niveau de la parole, c’est désespéré, n’essayez pas de chercher ailleurs » [38].

La Psychanalyse est une contre-histoire. La psychanalyse est une contre histoire parce qu’on y parle toujours d’autre chose que de ce qu’on croit dire.

                                           


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La parole en psychanalyse

et dans la pensée chinoise


Guy Massat & Xiao Xiaoxi


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[1] J. Lacan (1955). « Variantes de la cure-type », in Écrits, Paris, Éd. du Seuil, 1966., p. 351.


[2] F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Payot, 1995, p. 138.


[3] bid., p. 37.


[4] J. Lacan (1970), « Radiophonie », in Autres écrits, Paris, Éd. du Seuil, 2001., p. 435


[5] C. Hagège, Dictionnaire amoureux des langues, Plon - Odile Jacob, 2009, p. 227.


[6] M. Heidegger, Acheminement vers la parole, Gallimard, 1981, p. 15


[7] Ibid., p. 16


[8] J. Lacan (1979). « Joyce le Symptôme », in Autres écrits, Paris, Éd. du Seuil, 2001, p. 565


[9] M. Heidegger « L’être comme vide et comme richesse » in Le vide, expérience spirituelle en Occident et en Orient, Le Amis d'Hermès, 1969, p. 332.


[10] Huo Datong, « L'inconscient est structuré comme l’écriture chinoise »; in le site Lacanchine


[11] Hui Neng, Le Soutra de l’Estrade du don de la loi, La Table Ronde, Trad. Françoise Morel, 2001, p. 115.


[12] R. Graziani, Fictions philosophiques du « Tchouang tseu », Gallimard, 2006, p. 39.





[13] « Vide » in Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française.




[14] Suzuki, Essais sur le bouddhisme zen, Albin Michel, 2003, p. 208





[15] J. Lacan (1953). « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », in Écrits, Paris, Éd. du Seuil, 1966., p. 269


[16] E. Roudinesco, Jacques Lacan, Fayard, 1993, p. 455.


[17] Daodejing XLII


[18] Daodejing XI


[19] Ibid., p. 456


[20] Ibid., p. 469


[21] S. Mallarmé, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, Gallimard, 1993.


[22] J. Lacan (1960). « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l'inconscient freudien », in Écrits, 1966, p. 817


[23] S. Freud S. (1930). Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1971, p. 51. 

L’Avenir d’une illusion, PUF, 1995, p. 55.


[24] Entretiens de Lin-sti, traduits et commentés par Paul Demiéville, Éd. Fayard, 1972, p. 117.


[25] Ibid., p. 20.


[26] Suzuki, id. p. 265.


[27] Hui Neng, Le Soutra de l’Estrade du don de la loi, p. 48.


[28] J. Lacan (1971-1972). …ou pire, séminaire inédit, leçon du 8 décembre 1971.


[29] J. Lacan, « Lettre au Journal Le monde » in Annuaire et textes statutaires,1982, ECF, p. 84.


[30] J. Lacan (1953-1954), Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Le Séminaire livre I, Paris, Éd. du Seuil, 1975, p. 7.


[31] Suzuki, Essais sur le Bouddhisme Zen, Albin Michel, p. 224.


[32] Ibid., p 242 .

et Hui Neng, Le Soutra de l’Estrade du don de la loi, p. 34.


[33] J. Lacan (1972-1973). Encore, Le Séminaire livre XX, Paris, Éd. du Seuil, 1975, p. 95


[34] in Entretiens de Lin-tsi, p. 117


[35] Ibid., p. 156.


[36] Ibid., p. 161.


[37] Ibid., p. 84.


[38] J. Lacan (1971). D'un discours qui ne serait pas du semblant, Le Séminaire livre XVIII, Paris, Éd. du Seuil, 2006, p. 37.

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