Conférence prononcée au Cours de Jacques-Alain Miller : « L’expérience du réel dans la cure analytique » 1998-1999 (inédit).

Publiée dans La Cause freudienne n° 43, « Les paradigmes de la jouissance », p. 22.

(Autorisation de copie et d’impression de ce texte pour usage à des fins personnelles, dans un but informatif et non commercial)


À ce propos, il faut signaler la parution de :

COFFRET 2 CD-ROM REVUES DE L'ECOLE DE LA CAUSE FREUDIENNE.

La Cause freudienne du n°1 au n°55 - Quarto du n°1 au n°80/81

Eurl Huysmans (éditions de l'ECF) 2007 CD-ROM MAC/PC




La dernière fois que je me trouvais à cette place, à la fin du cours « L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique », Jacques-Alain Miller parlait d’une possibilité de continuer le travail de séminaire qui s’était amorcé cette année-là. C’est bien ce qui vient à se réaliser aujourd’hui, puisque je conçois cette séance et l’offre qu’il m’a faite de parler aujourd’hui à l’heure de son Cours, comme une occasion de communiquer certains résultats de mon enseignement de cette année, à mi-parcours de l’année universitaire.

Je me suis proposé en effet d’étudier la fonction plus-Un chez Lacan, du moins certains aspects de cette fonction, en prenant en compte à la fois l’aspect trou et l’aspect plus-Un, que sous-tend l’utilisation ou la référence à la fonction du plus-Un.


Schéma 1a


Nous avons eu l’occasion, l’an dernier, d’aborder le lien de cette fonction plus-Un avec la place du père et le Nom-du-Père. Cette place de plus-Un est à approfondir pour le psychanalyste, spécialement dans la perspective du Séminaire V de Lacan, Les formations de l’inconscient, dans la présentation actuelle qu’en a faite Jacques-Alain Miller. Ce séminaire met en effet l’accent sur une place qui est extime au système de la langue, distinguée en tant qu’elle est hors système et pourtant dedans. Cette place autorise les sens nouveaux qui se produisent à chaque fois que l’effet du mot d’esprit inscrit dans la langue un usage inédit ou une façon de parler nouvelle, et elle permet de les accueillir. Dans la perspective construite à partir de ce rôle d’admission que remplit la fonction de plus-Un, je me suis demandé comment conjuguer celle-ci avec la fonction du psychanalyste qui consiste à éditer le texte, à le ponctuer.


Schéma 1b


Comment se conjoignent donc celui qui admet les sens nouveaux, l’effet de sens, et celui dont la pratique s’articule moins à l’effet de sens qu’à la scansion, sans négliger pour autant le fait que la scansion qu’implique l’édition du texte distribue bien sûr la signification et produit des effets de sens. Ce n’est pas, cependant, le tout de la définition de cette place centrée davantage sur la ponctuation que sur le sens. Et c’est dans cette perspective que j’ai repris la lecture de « Lituraterre », texte éminent dans la série des textes datés du début des années soixante-dix par Lacan, pour aborder la question de la place de la lettre, et celle de son rapport aux semblants et à l’effet de sens.

J’ai repris « Lituraterre » d’autant plus qu’il m’est apparu, à ce moment-là, que Jacques-Alain Miller, au début de son Cours de cette année, avait donné le mathème qui manquait à une lecture limpide de ce texte, qui n’est pas considéré, en général, comme un texte d’un accès facile.


Double fonction de la lettre

Le texte entier de « Lituraterre » est centré autour de deux aspects de la fonction de la lettre. La lettre en tant qu’elle fait trou, et la lettre en temps qu’elle fait objet (a).


Schéma 2a


Ce texte est articulé, en effet, autour d’une réflexion sur l’histoire de l’écriture, bien plus que d’une histoire de la littérature, une histoire de l’écriture à laquelle correspondent deux abords, deux apologues, deux modes de considération.

Les deux abords de l’écriture correspondent aux deux traditions, l’occidentale et l’orientale, que Lacan examine l’une après l’autre. À chacun des deux modes d’écriture, alphabétique ou idéographique, correspond un apologue. Pour le premier c’est « La lettre volée », pour le second je dirai que c’est une histoire d’eau : du haut de son avion, traversant le désert sibérien, Lacan voit des fleuves. Il m’est apparu qu’il s’agissait du même apologue, et en tout cas, il s’agit bien de saisir en quoi l’un et l’autre désignent, délivrent un message sur la lettre qui indique le même point.

« Lituraterre » est explicitement la réécriture, dans les années soixante-dix, de « L’instance de la lettre dans l’inconscient », écrit dans lequel Lacan s’attachait aussi, mais autrement, à deux modes de l’écriture, le grec et le chinois. Ainsi s’évoque, à la page 504 des Écrits, l’opposition entre eux : « […] est-ce votre figure qui trace notre destin dans l’écaille passée au feu de la tortue, ou votre éclair qui fait surgir d’une innombrable nuit cette lente mutation de l’être dans l’Eν παντα du langage ».

Cette phrase fait référence à l’écriture chinoise dont tout le monde admet qu’elle dérive d’une pratique divinatoire consistant à mettre au feu des coquilles de tortues, et par le craquèlement qui s’y dessine, à deviner le destin, le message des dieux, l’écriture.

Les chemins de l’écriture en Chine ont donc pris cet appui sur les pratiques divinatoires, dont vous savez à quel point la Chine en reste toujours embarrassée. Ainsi, l’immeuble de la banque de Chine à Hong-Kong a-t-il été récemment construit, après qu’on se fut livré à quelques pratiques divinatoires pour bien s’assurer de la circulation de différents fluides etc.

Nous avons donc d’un côté, la divination des écailles de tortues passées au feu et de l’autre l’éclair, l’éclair héraclitéen qui fait surgir de la nuit la lente mutation de l’être et la façon dont le Un, se condensant en une phrase, vient nommer l’innombrable des choses.

Ce passage de « L’instance de la lettre… » où Lacan nous confie sa méditation sur les différents modes selon lesquels l’être vient au langage, nous amène aux figures de la métaphore et de la métonymie, qui lui paraissent opérantes aussi bien, dit-il, dans la poésie chinoise que dans la poésie occidentale, et c’est la barre qui lui apparaît alors comme le véritable arbre qui organise la répartition entre elles.

C’est ici que, dans « Lituraterre », Lacan va relire et réinterpréter cette place de la barre. Tandis qu’il la situait comme raison de l’inconscient, comme répétition : ou ça se répète par en dessous, et c’est la métonymie,



Schéma 3a


ou ça franchit la barre, et c’est la métaphore qui ponctue l’incessant glissement du signifiant sur le signifié.



Schéma 3b


Lacan reconsidère son abord de façon amusante en disant ceci : « J’ai dit la lettre comme raison de l’inconscient, n’est-ce pas assez désigner dans la lettre ce qui à devoir insister n’est pas là de plein droit, si fort que de raison ça s’avance ».

Il reprend donc, avec ce « de plein droit », l’algorithme saussurien


Schéma 4a


et veut faire un pas de plus, une fois que la question a été déplacée et que son enseignement a été jusqu’à mettre ensemble métaphore et métonymie.

Nous avons là un premier malentendu. Le malentendu, dit-il, c’est que, en 1970, il parle dans un contexte de promotion de l’écrit. Le contexte, c’est la mise en cause, différemment accentuée à l’époque par un certain nombre d’auteurs, (Derrida est le plus éminent d’entre eux, on peut aussi citer Barthes, puisque Lacan y fait référence dans son texte, et, dans une moindre ou autre mesure, Michel Foucault) du structuralisme lévi-straussien, trop centré, selon eux, sur la phonologie structurale et sur le privilège, disent-ils, de la voix, de la parole.

En effet le concert philosophique, qui était resté médusé par l’abord de Lévi-Strauss pendant une dizaine d’années, commençait un come back, dont la conférence de Derrida sur Freud, en 1966 à l’Institut de psychanalyse, devait marquer une scansion importante. Lacan, répond ici, sèchement, nettement et vigoureusement à Derrida, assez vigoureusement à Barthes et il laisse de côté, enfin, d’autres auteurs.

Dès le départ on peut alléger le malentendu. Lacan ne veut pas se mêler de la promotion de l’écrit. Il dit plutôt qu’il se réjouit du fait que c’est notre époque qui se met à lire vraiment Rabelais. Il insiste donc non pas sur la promotion de l’écrit, mais sur la lecture : lire Rabelais. Que veut dire pour l’époque : lire Rabelais ? C’est un monument déjà visité, et Michelet en a fait le grand homme de la Renaissance. C’est cependant notre époque qui a focalisé la lecture de Rabelais sur son rire. Ce sont les travaux du formaliste russe Michael Bakhtine qui ont attiré l’attention des critiques sur ce rire de Rabelais. Au fond, Rabelais comme homme d’esprit est connu à partir de la diffusion de ces travaux, produits en Russie vers la fin des années vingt et diffusés ensuite dans la critique européenne. Vous avez d’un côté cette école russe, qui fait de Rabelais le rire du peuple de la Renaissance, répondant à l’effondrement des semblants scolastiques, et vous avez d’autres lectures, notamment celle des Anglais avec Michael Screetch qui, lui, au lieu de considérer que le rire de Rabelais est un rire populaire, montre qu’il est le rire des humanistes et que les plaisanteries les plus graveleuses de Rabelais sont dérivées en général d’un écrit d’Erasme, avec des références très précises.


Tableau 1 (récapitulatif)



Laissons ces combats pour simplement souligner que ce que notre époque met en avant, c’est l’effet de soulagement produit par ces écrits de Rabelais, ce qui très important. Les premiers textes de Kant furent accueillis par des torrents de larmes, c’était tellement beau comme effet moral que ça a fait pleurer des générations d’étudiants, Rabelais c’était, c’est encore le rire, et c’est ça qui est beau dans les oeuvres : quand ça surgit ça provoque des passions, comme les Écrits de Lacan en 1966, ça, ça a fait à la fois rire et pleurer.

Alors, souligner cela est d’autant plus nécessaire que c’est à Rabelais que Lacan a emprunté l’écriture du sinthome, et il a fini par en faire sa bannière. Annoncer ainsi que la lettre, dans la littérature, doit être saisie à partir de l’effet qu’elle vous fait et non pas de sa signification, est propre à éclairer la place que vont occuper les deux apologues développés par Lacan : « La lettre volée » et l’apologue que j’intitulerai « Vol sur la lettre ».

Je rappellerai que « Vol sur la lettre », le vol aérien sur la lettre, est écrit au sol. Évidemment « La lettre volée » n’est pas pour rien dans le fait que c’est à partir d’une histoire de vol qu’il a construit le second apologue.


Ce que la lettre n’est pas

Il s’agit de considérer d’abord ce que la lettre n’est pas. La lettre n’est pas une impression, et Lacan met ici les points sur les i. Contrairement à ce que dit Freud dans « Le bloc magique » où, partant de l’inscription ou de l’instance de la lettre dans l’inconscient, il en parle comme d’une impression sur ces petits outils, les ardoises dites magiques que les enfants aujourd’hui ne connaissent plus – ils ont les écrans d’ordinateurs – il y avait deux feuillets et puis on appuyait dessus, ça s’imprimait, vous souleviez les deux feuillets et soudain il n’y avait plus rien… maintenant, vous éteignez simplement l’écran de l’ordinateur… cette métaphore à l’endroit de l’écriture paraît impropre à Lacan : il ne lui semble pas que l’écriture soit impression. Il s’attaque ici à ce qu’avait avancé Derrida dans sa conférence de 1966 où il était question de la trace première, fondamentale, impression première, hors-sens, que le sens tenterait ensuite de rattraper, n’arrivant jamais à résorber le hors-sens premier, qui fait trace.

Ce n’est donc pas une impression, et, deuxième point, ce n’est pas un instrument. Il dit en effet : « Qu’elle [la lettre] soit instrument propre à l’écriture du discours, [qu’on puisse écrire le discours avec la lettre] ne la rend pas impropre à désigner le mot pris pour un autre [métaphore, n’est-ce pas, par le fait qu’avec l’écriture vous puissiez écrire le discours, vous pouvez toujours écrire en effet un mot qui vient à la place d’un autre, c’est la métaphore],


Schéma 5a


voire par un autre et c’est la métonymie,


Schéma 5b


ainsi, dans « L’instance de la lettre », il en donnait comme exemple la façon dont le mot tête est pris dans tempête, c’est là "le mot pris par un autre", dans la phrase, donc à symboliser certains effets de signifiant, mais n’impose pas qu’elle soit dans ces effets primaire ».


Schéma 5c


C’est ici que Lacan met lui-même en cause la place « primaire » de la barre, et lutte contre cette thèse d’une impression première, ou bien du caractère d’instrument premier, qu’aurait la lettre. Il met ainsi en cause la place primaire de la barre, pour répartir métaphore et métonymie. Il dit bien que cela peut servir à cela, en effet, mais que cela ne suffit pas. Il se critique donc lui-même, comme souvent : si ce n’est pas un instrument, si ce n’est pas trace ni impression, quelle est la conséquence qu’on peut en tirer ?

C’est, me semble-t-il, que Lacan renvoie à un savoir non pertinent l’ensemble de ce qui a été considéré comme genèse de l’écriture, ou comme histoire de l’écriture en Occident. Dans un paragraphe, admirable au demeurant, il dit que « La question est de savoir si ce dont les manuels semblent faire étal, soit que la littérature soit accommodation des restes, est affaire de collocation dans l’écrit de ce qui d’abord serait chant, mythe parlé, procession dramatique. »

On écrit partout, en effet, au moins dans les manuels sérieux de l’histoire de l’écriture, qu’à un moment donné les Grecs ont jugé opportun de réunir les hymnes aux Dieux, les chants, les mythes qu’ils se racontaient ou les processions dramatiques c’est-à-dire les tragédies, pour les mettre par écrit. De fait, nous avons encore la trace écrite de l’ordre qu’a donné un jour Périclès de faire établir la meilleure version possible des textes d’Homère, cette version qui a été la gloire d’Athènes, jusqu’à ce que le souverain hellénistique enfin, un des Ptolémées, mette la main dessus pour la déposer à la bibliothèque d’Alexandrie.

Il y a donc ces « collocations » comme Lacan le dit, « dans l’écrit, de ce qui serait, d’abord, chant, mythe parlé, procession dramatique. » Voilà ce que serait l’écriture : un moyen permettant cela, et transformant ainsi tous ces textes en instrument utile.

Or, ce que tous ces manuels évitent bel et bien, c’est l’effet de jouissance ainsi produit. Qu’est-ce que ça a été, pour Périclès, de faire recueillir les textes d’Homère ? Qu’est-ce que ça a inscrit, sinon sa nostalgie de ne pas être un héros d’Homère ? En aurait-il subi un petit effet de passivation…, ce premier tyran, à moins qu’il ne fût, déjà, le deuxième, et déjà nostalgique, donc, du temps où il y avait de vrais hommes ? Voilà bien qui nous ramène à « La lettre volée ». Là, il y a une lettre, une lettre d’amour adressée à la Reine par son amant, et qui subit un détour, avec ce paradoxe que ceux qui détiennent la lettre se mettent, disons, à se préoccuper de leur apparence. Le ministre sans scrupule, l’homme sans ambages, le type prêt à tout, à toutes les trahisons, du genre Alcibiade, pour faire ce qui lui paraît opportun, le ministre donc, prend la lettre et il devient un dandy du XIXe siècle, il devient Lord Byron, il s’occupe de sa cravate, de ses attitudes, il est sur son sofa et il pose, tandis que la police s’agite autour de lui, semblant leur dire : « bien fin si tu trouves ». Il se retrouve là, enfin, dans la position du dandy se moquant des hommes d’action. Dupin qui, plus malin, muni de ses lunettes vertes, va piquer la lettre au ministre, se retrouve lui aussi embarrassé, de façon différente mais avec les mêmes traits de dandysme, il se retrouve à la Edgar Poe, à la Baudelaire, homme du XIXe siècle lui aussi.

Lacan résume donc cela ainsi : « la lettre donne un effet de féminisation ». Le terme a un premier sens qui est freudien, puisque pour Freud la position féminine consiste à rechercher activement des buts passifs, c’est la « mascarade féminine ». On a dans un premier sens la position de passivation de ces hommes d’action. Dans un deuxième sens, plus profond, c’est la grande énigme de tout ça qui est visée : parmi tous ces gens qui s’agitent et qui, en effet, sont tous des hommes, la grande énigme est quand même la position de la Reine. Et elle dans tout ça, que veut-elle, que veut la femme ?

Le second niveau permet de considérer que la féminisation induite par la lettre, soit le sens ou les sens mêmes du conte, les effets de signification, le récit lui-même, tout ce qu’on se dit dans le conte, rien de tout cela ne rend compte de la position de jouissance, de son énigme. Il suffit juste que cette place énigmatique soit une place en réserve. A cet égard la place de la jouissance surgit comme, à la fois énigme, trou dans le sens et, en même temps, place de cette jouissance (cf. schéma 2b). Il faut donc, pour lire « La lettre volée », contre tous les tenants de la signification, distinguer la part de jouissance (a) et l’effet de sens ou l’effet de signification introduit par le parcours du signifiant (cf. schéma 3b).

Lacan s’oppose donc à la position philosophique qui, simplement, s’organise dans la perspective d’opposition du sens et du hors-sens, et le fait à partir de l’être.

Sens / hors sens

Schéma 6a

L’être comme ce qui a du sens, est le statut à partir duquel le philosophe interroge le non-sens contemporain. Pour le dire dans les termes de Heidegger, que cite Derrida, c’est « l’être barré en croix », l’être barré comme le statut du non-sens moderne dans lequel se déplace le sujet livré au néant, c’est le statut de la subjectivité moderne, l’être et le néant.


Schéma 6b


Lacan, au contraire, montre que ce n’est pas à partir de cette perspective qu’il faut distribuer la question du sens et du hors-sens, mais à partir de l’opposition entre l’effet de signification et la place de la jouissance (cf. schéma 2). L’écriture permet de noter cette place de la jouissance ce qu’elle inscrit est donc ce qu’a fait Périclès en recueillant les hymnes, Edgar Poe en nommant la jouissance de son époque, la place du dandy réfléchissant le goût de l’époque.

Autrement dit, un certain mode d’homme d’action, (l’action de l’époque étant par excellence celle de l’entrepreneur), va se trouver inspiré par ce retrait du monde qu’opère le dandy.

Nous avons donc, à chaque fois, inscription et trace de quelque chose qui est primaire et qui dépasse toutes les significations en jeu, et chaque fois c’est ce recueil, cet accueil même de la jouissance dans la lettre, dans l’écriture, qui vient s’inscrire.


Mais quels sont alors les rapports – et c’est bien cela que va interroger Lacan dans ce texte – entre l’effet de signification et la jouissance ? Il ne peut plus se contenter de ce qu’il avait amené avec la métonymie où l’effet de sens, la fuite du sens métonymique équivalait à l’objet métonymique. C’est là que nous devons recourir à ce qu’a apporté Jacques-Alain Miller dans son Cours de 1987-1988, « Ce qui fait insigne ». Il abordait, à ce moment-là, les textes des années soixante-dix de Lacan, (« L’Étourdit », Joyce-le-Sinthome et R.S.I.) autour d’une problématique articulant le réel et le sens.

Réel / Sens

Schéma 7a


C’est donc une problématique installée explicitement dans l’enseignement de Jacques-Alain Miller, depuis 1987, et qu’il a poursuivie tout au long de cette année-là pour nous faire apercevoir les conséquences qui se tirent de cette approche, en quoi cela touche au plus près à notre pratique.


Trois réels

En 1987, donc, vers le mois de juin, quand il finissait son Cours, J.-A. Miller parlait de la fonction et notait que dans les abords du réel, il faut distinguer le réel dans la science, le réel dans le symptôme et le réel dans l’opération analytique. Il proposait après une série de simplifications, d’inscrire à la place du trou, dans le trou que suppose toute fonction, les catégories réel, symbolique, imaginaire. Le réel que connaît la science est mathématisable, il se présente sous la forme symbolique :

f(R) =S

Schéma 7b

Dans le symptôme, le symbolique devient réel au sens de la psychanalyse :

f(S) =R

Schéma 7c

L’idée de Lacan, c’est qu’il serait formidable de poser pour la psychanalyse qu’une certaine fonction du signifié, non pas du signifiant, nous donne un réel, c’est-à-dire qu’en opérant sur les effets de sens, nous puissions avoir une fonction, où l’effet de sens touche au réel.

f(s) =R

Schéma 7d

« Lituraterre », dans l’éventail de la problématique des années soixante-dix, en essayant d’attraper les liens du sens et du réel, est éminemment situé dans cette perspective-là.


Tableau 3 (récapitulatif)

Réel / sens

f(R) =S

f(S) =R

f(s) =R


Comment rendre compte de ce qu’avec l’effet de sens on fasse du réel ? Il faut donc distinguer le registre de l’aliénation, par quoi un sujet s’inscrit dans l’Autre, où les effets de sens se produisent par l’identification première et la séparation où s’inscrit la place de la jouissance, marquant la place de l’objet perdu à travers les effets de sens (par exemple, la nostalgie de Périclès circulant entre les lignes du poème d’Homère).


Schéma 8a


Schéma 8b


C’est à partir de l’appareillage de ces schémas qu’avait établis Jacques-Alain Miller lorsqu’il transcrivit pour nous le Séminaire XI, que nous allons nous approcher du second apologue. « Je reviens d’un voyage au Japon… » nous dit Lacan. L’anecdote est donc celle d’un vol, au dessus d’un désert, la Sibérie, route qu’il dit franchir pour la première fois, – ça c’est un pied de nez aux routes imprécises de Derrida – il passe donc pour la première fois par une route polaire qui venait de s’ouvrir, les Russes ayant accepté qu’il y ait un parcours aérien par là, ce qui permettait de gagner quand même quatre ou cinq heures en avion, pour revenir de Tokyo en Occident, mais une route désertique, car les soviétiques voulaient s’assurer qu’aucun avion espion ne photographierait leurs installations. D’ailleurs c’est assez raisonnable puisqu’on a appris depuis que tous les avions commerciaux étaient munis de petits engins d’espionnage, enfin, au minimum.

Voilà donc une route impossible dans le désert complet, la plaine sibérienne, vraiment plus désert que ça, ce n’est pas possible et de plus, une plaine totalement plaine : pas de montagne, mais de l’eau, des fleuves.

Alors en tout cas on se dit, d’accord, on voit le montage entre « La lettre volée », le vol, et puis dans le montage il dit c’est formidable, il voit les fleuves, comme une sorte de trace d’où s’abolit l’imaginaire et il dit ça comme du Mallarmé : « Tel invinciblement m’apparut […] d’entre les nuages, le ruissellement, seule trace à apparaître, d’y opérer plus encore que d’en indiquer le relief en cette latitude, dans ce qui de la Sibérie fait plaine, plaine désolée d’aucune végétation que de reflets, lesquels poussent à l’ombre ce qui n’en miroite pas. »

En effet, c’est du Mallarmé, c’est écrit, ça c’est un français sur lequel il faut vraiment se casser la tête pour comprendre la construction exacte, où sont les relatives, le sujet est-il en apposition, où ? comment ?, c’est une langue qui travaille.

On voit donc cette abolition de l’imaginaire : « les reflets poussent à l’ombre ce qui n’en miroite pas ». Ce n’est pas le signe en tant qu’il indique, mais on a cette trace qui ne vient même pas souligner un aspect préexistant du monde. Ce n’est même pas l’opposition du fleuve et de la montagne, ça ne trompe pas –, pas de (rayage –, pure trace qui opère. Il nous dit qu’il revient du Japon, mais comme il le dit, il revient surtout d’un certain rapport à l’écriture. Et il revient beaucoup de la Chine, dans ces années-là, il réfléchit très profondément sur le chinois. Nous savons par François Cheng et l’entretien publié dans le Magazine freudien L’Âne n°48, qu’entre 1969 et 1973 il a eu avec Lacan des conversations très poussées, une fois par semaine, sur les classiques chinois et en particulier trois d’entre eux, LaoTseu, Mencius et Shih-t'ao, Cheng ayant réédité le traité de ce dernier sur la peinture en annexe de son essai sur la peinture chinoise Le vide et le plein paru au Seuil en 1977. Et, en effet, en chinois l’association des caractères « montagne » et « eau » veut dire le paysage en général. Ce n’est évidemment pas sans cette référence à la peinture chinoise, que Lacan lit la Sibérie comme une calligraphie, comme une pure trace qui opère sans indiquer, sans signifier ce qu’il y a là : rien d’humain, pas un produit humain à l’horizon, c’est-à-dire pas une poubelle, (l’humain par excellence – ici c’est la poubelle, les déchets), ce que la Chine industrielle va produire en fait de déchets radioactifs et qui est toujours une trace. Cela évoque le début de Fin de partie de Beckett, « aucune trace de vie vite, mets de la poudre », c’est la pure opération de la lettre en train de s’effectuer. « Et là, » dit-il, s’installe « la dimension, la demansion […] du papeludun, celle dont s’évoque ce que j’instaure du sujet dans le Hun-en-peluce, à ce qu’il meuble l’angoisse de l’ Achose… ».

Le Un en plus, on peut dire, le Un en plus avec lequel on meuble l’angoisse de l’Achose, c’est l’objet (a), et sous quelle forme sinon sous la forme de l’ours en peluche ?



C’est l’ours en peluche comme réservoir de libido fondamental, qu’on ajoute à l’Autre, que chacun ajoute à l’Autre, auquel, quand l’Autre est parti, et vous laisse tout seul, bien livré à votre angoisse, votre angoisse désolée de l’Achose, vous vous raccrochez comme un malheureux, à votre bobine, à votre ours en peluche, et puis quand vous grandissez, à d’autres objets qui essayent de remplacer ça, mais qui évidemment n’y arrivent pas.

Donc vous vous approchez, comme vous le pouvez, de ce qui vous permet de tenir, et là où il y eut le trou, où est apparu le trou de l’Achose, le vide, hop !, on loge le Un en peluce dont il très important qu’il n’y en ait pas plus d’un,


vous savez, si vous avez une mère qui passe son temps à vous enlever votre ours en peluche pour le laver, qu’il soit propre, parce qu’il a bavé dessus mon chéri, ça ne va pas. Alors ça a donné dans les années soixante-dix le culte de l’ours en peluche, ça a donné des trucs puants, épouvantables, qu’il ne fallait pas laver parce que, il ne faut pas tomber non plus dans l’excès, mais enfin, c’est comme tout, les bons soins maternels c’est une question de tact, on doit faire avec, sans extrême, en n’étant pas dogmatique ni trop fanatique d’un truc, parce que, dans les conseils aux mères quand elles deviennent fanatiques d’une solution, le docteur Spock l’a dit : il ne faut surtout pas donner une claque à ce petit, ça tourne très mal, en tout cas lorsqu’il faut lui donner la gifle en question, ça donne, à cause d’un dogmatisme de la non-violence, beaucoup de ravage, ça bascule dans l’autre sens, il n’y a donc de méthode que suffisamment mauvaise…



Littoral

Tout cela, enfin, pour dire comment s’instaure le sujet. Le sujet, quand il ne peut pas être représenté, quand il n’est plus représenté dans l’Autre, quand l’Autre n’est plus ce lieu où il s’aliène, où il s’inscrit, mais devient le désert de l’Achose, alors, le sujet à la place, s’accroche à ce qui est son point d’amarrage, l’objet (a) et la lettre, nous dit Lacan, devient littorale, « […] entre savoir et jouissance, il y a littoral qui ne vire au littéral qu’à ce que ce virage, vous puissiez le prendre le même à tout instant. » Qu’est-ce donc que ce littoral ? qui paraît si énigmatique, au point que certains en avaient fait le titre d’une revue, un peu comme si c’était Ornicar ? point d’exclamation, comme si c’était l’énigme, littoral. Littoral ça désigne exactement ça, le bord qui sépare la lettre, (a), du savoir, en ramenant pour simplifier la paire (S1S2) à S2.


Schéma 9c


Littoral, c’est le savoir représenté, et, en effet, la lettre qui vient s’inscrire à cette place-là, ce bord-là est distinct dans sa fonction de cet autre bord-là.


Schéma 10a


Il n’y a pas deux signifiants, il y a deux choses qui sont deux espèces distinctes. L’effet de sens, noté par S2, et la place de la jouissance font qu’entre les deux, il n’y a plus une frontière mais une ligne qui partout est hétérogène. C’est ça, c’est cette ligne-là, que dans Encore Lacan abordera par la compacité. On a pu lui reprocher l’importation, dans la psychanalyse, de ce concept mathématique, mais je soulignerai pourtant que c’est une façon extrêmement juste de faire apparaître une séparation qui ne soit pas frontière, et surtout pas frontière entre un intérieur et un extérieur.

C’est là que vient dans le texte la critique d’une perspective induite par le biologique, où se sépareraient facilement l’intérieur et l’extérieur, le sujet et l’objet. Là, vous voyez qu’avec aliénation et séparation, si l’on prend ces formules telles que Jacques-Alain Miller en a établi les schémas, au fond la frontière, le littoral, passe à l’intérieur de la réalité psychique, ce n’est pas une frontière entre l’intérieur et l’extérieur, elle est dans le sujet.


Schéma 10b


C’est là l’intérêt de l’apologue que Lacan rajoute à « La lettre volée ». Dans « La lettre volée », il faisait apparaître la place de la conscience, mais encore trop extérieure. Là, il fait valoir que le partage du savoir inconscient et de la jouissance se fait du côté du sujet et, comme le notait Jacques-Alain Miller dans son séminaire sur Les voies de la formation du symptôme, en 1997 à Barcelone, Lacan fait un saut radical en refusant l’opposition freudienne entre principe de plaisir et principe de réalité et en les considérant comme répartis autour d’une topologie de l’intérieur et de l’extérieur.


Schéma 10c



Le trait de pinceau unaire

Il n’accepte cette opposition que comme jouant à l’intérieur du sujet, comme dans cet apologue du trait qui opère dans le désert, en n’indiquant pas qu’il y voit, secrètement, le trait du calligraphe. Ici, la référence est moins au Japon qu’à Shih-t'ao, et à ce qu’il avait lu de ce qui est la grande leçon du chapitre V de Shiht’ao, que François Cheng a traduit dans son livre Le vide et le plein, page 84.

Shih-t'ao, qui écrivit au XVIle siècle, a eu la théorie particulièrement originale selon laquelle le peintre, le calligraphe procède par ce qu’il appelle le trait de pinceau unaire.

C’est un mot chinois que François Cheng traduit par « unique » dans son livre mais qu’il vaudrait mieux traduire par « unaire », et c’est ce que Lacan a fait dans son Séminaire XIV, La Logique du fantasme, (inédit) où il fait référence à cette trouvaille de Shih-t'ao. Il dit ceci : « La fusion indistincte de Yin-Yun – c’est le chaos, ce n’est pas le Yin et le Yang – constitue le Chaos originel. Et si ce n’est par le moyen du trait de pinceau unaire, comment pourrait-on défricher le Chaos originel ? […]. Réaliser l’union de l’Encre et du Pinceau, c’est résoudre la distinction de Yin et Yun et entreprendre de défricher le Chaos […]. Au milieu de l’océan de l’Encre, établir fermement l’esprit ; à la pointe du Pinceau, que s’affirme et surgisse la vie ; sur la surface de la peinture opérer la métamorphose ; qu’au coeur du Chaos s’installe et jaillisse la lumière ! À partir de l’Un, le Multiple se divise ; à partir du Multiple, l’Un se conquiert, la métamorphose de l’Un produit Yin et Yun – et voilà que toutes les virtualités du monde se trouvent accomplies. » (op. cit., pp. 84-85).

Comme le note très bien Cheng, c’est une conception où il n’y a aucune opposition entre le sujet un, et le monde qu’il représente. La création pour le peintre chinois ne s’oppose pas à lui, il la poursuit, il s’y ajoute. Loin d’être une description du spectacle de la création, la peinture est un ajout qui permet de défricher, d’ouvrir la voie, d’ajouter non pas à un monde conçu comme extérieur, mais à un monde conçu comme objet.

C’est cette approche de la peinture chinoise, dominante pendant mille deux cents ans, qui est très spécifique. Cette peinture de calligraphe, où il ne s’agit pas, comme dans la peinture de la Renaissance, de décrire le monde, d’ordonner le chaos interne, mais d’ordonner au moyen d’un trait de pinceau, d’opérer en faisant trace. C’est là où le geste du peintre, le geste de Shih-t'ao rejoint le geste de l’enfant lançant la bobine pour faire fort-da, pour modeler l’angoisse de l’Achose. Ce n’est pas seulement l’opposition phonématique o-a, fort-da, mais le geste lui-même qui compte, porteur qu’il est de l’inscription de cette trace.

À partir de cette distinction où le réel n’est pas en opposition, n’est pas extérieur, se déduit un littoral, tout intérieur, entre le sens, l’effet de sens, et la place de la jouissance.



Le Tao du psychanalyste

La dernière partie du texte de Lacan peut se concevoir alors, après ces deux apologues, l’un sur la lettre occidentale, l’autre sur la lettre orientale, avec des considérations que l’on peut centrer autour d’une réflexion sur les conditions « d’un discours qui ne serait pas du semblant » : à quelles conditions un discours pourrait-il, à proprement parler, toucher à la jouissance et à son littoral à partir du signifiant, dans la perspective que Jacques-Alain Miller avait donc installée ?

Lacan prend plusieurs discours. Il considère d’un côté la science et, de l’autre, la psychanalyse qui pourrait être, la littérature d’avant-garde, et le sujet japonais. De façon apparemment disparate, il aborde cette question pour désigner et articuler ce qu’il faut bien appeler le Tao du psychanalyste, sa voie.

Comment pourrait-il se situer par rapport à ces effets de sens ? Si l’on peut se référer à la transcription que François Cheng a faite de ses dialogues avec Lacan, et à ce qu’il notait, assez précisément, semble-t-il, pour avoir pu ensuite en faire une transmission à l’Âne n°48, il notait que c’était précisément cela que Lacan cherchait le plus avec lui : la voie chinoise par où le sens et, non pas l’Achose, mais ce qui a un nom et ce qui n’a pas de nom, viennent s’articuler.

Il y a un très beau passage dans cette transcription que donnait François Cheng, qui après avoir situé la voie dans Lao-Tseu, isole le passage qui avait saisi Lacan : « la voie en tant qu’elle est ce qui est sans nom, et ce qui peut tout de même se nommer. »

Alors je vous le donne parce que cela correspond exactement au résumé que Lacan fait de cette problématique au bas de la page 10 de « Lituraterre », il s’agit du chapitre 1 du Livre de la Voie et de sa vertu :

La Voie qui peut s’énoncer

N’est pas la Voie pour toujours

Le nom qui peut se nommer

N’est pas le nom pour toujours

Sans nom : Ciel-et-Terre en procède

Le nom : Mère-de-toutes-choses


La Voie/voix, en tant qu’elle est avant tout nomination puis l’effet de nomination, qui fait venir quelque chose, mais quoi ?, car c’est là où ça n’est pas grec : il ne s’agit plus de faire venir à l’être, mais à un certain usage. Le chinois n’est pas une langue indo-européenne, il ne connaît pas le verbe être, à la place de la copule il y a cette invention propre au chinois qui est que le mot Tao veut dire tout à la fois faire et dire, énoncer.

Et c’est une des histoires les plus extraordinaires de la pensée que révèle l’histoire de la pensée en Chine, où la pensée chinoise a réussi à accueillir l’être transmis par le bouddhisme sous le mode du vide, parce qu’il parlait le sanskrit, une langue indo-européenne, donc, impliquant l’être et le non-être, et que les Chinois ont mis quand même huit cents ans pour faire se rejoindre le Tao et le vide bouddhique. Ça a pris beaucoup de temps, et causé beaucoup de frictions dans les différentes écoles chinoises, pour ajuster deux notions qui n’avaient rien à voir, et pour en faire une création de discours, qui, elle, sera transmise au Japon, avec le bouddhisme que l’on appelle zen. La secte Chan a mis au point, précisément, une version un peu sophistiquée de cette combinaison entre le vide hindou et le Tao chinois.

Là nous avons la Voie/voix en tant qu’elle est d’avant la nomination, et Cheng dit qu’en lisant ce texte, Lacan dit : c’est merveilleux !, s’arrête, arrête Cheng et lui fait le petit schéma suivant :


Schéma 11


Il lui dit : voilà, il y a le Tao, alors faisons deux registres, le faire, le parler, ce qui est sans nom, ici – et le nom – ce qui est n’ayant désir, et ce qui est ayant désir. Lacan lui fait donc ce petit schéma, mais il dit tout de suite qu’« il s’agit maintenant de savoir comment tenir les deux bouts, ou plutôt ce que Lao-Tseu propose pour vivre avec ce dilemme. »

Quel usage en faire ? Voilà la question que pose Lacan. Comment faire tenir ensemble ces choses ? Lorsque nous lisons cette entretien dans la perspective qu’a tracée Jacques-Alain Miller, une fois qu’on a isolé le réel, le symbolique et l’imaginaire, le réel, le sens et le hors-sens, très bien ce sont des dimensions, c’est bien la question, mais comment vivre avec elles, comment vivre avec ce dilemme ?

Et là, ce qui intéressait Lacan parlant avec Cheng, c’était la solution proposée, et, dans le témoignage de Cheng nous lisons ceci : « Sans trop réfléchir, je réponds : "Par le Vide-médian". Ce terme de Vide-médian une fois prononcé, nous n’avons eu de cesse que nous n’ayons élucidé la réalité de cette notion fondamentale entre toutes ». Après avoir fouillé les sources, vérifié les interprétations, ils ont donc pu établir que le trois, chez Lao-Tseu, n’était autre que le Vide-médian. Or, à suivre Cheng, qui est ici le spécialiste, alors que, jusque-là, le trois n’avait pas beaucoup retenu les spécialistes de la pensée chinoise, qui s’arrêtaient au deux, à l’opposition du Yin et du Yang, cette interprétation est désormais adoptée par tous les sinologues ainsi que par les savants chinois eux-mêmes. (Cf : L’Âne, op. cit., p. 53). Ils se sont appliqués à observer les multiples usages du Vide-médian dans le domaine concret à l’intérieur d’une personne – c’est très précieux, le Vide-médian à l’intérieur d’une personne – dans un couple, entre deux tribus, (en se référant à Lévi-Strauss), entre acteur et spectateur au théâtre etc.

Voilà donc, dans le concret, où se situe le vide. Comment articuler le vide, c’est ce qui intéressait Lacan. L’usage correct du vide, de ce Vide-médian qui est une sorte de version du littoral, soit ce qui sépare deux choses qui n’ont entre elles aucun moyen de tenir ensemble, ni aucun moyen de passer de l’une à l’autre.

Poursuivant avec Cheng cette enquête sur le Vide-médian, Lacan trouve qu’en somme, la poésie chinoise, le mode chinois de raison est tout entier envahi par la métaphore, que tout est métaphorisé. Et là, il dit à Cheng que ce qui le frappe, c’est que dans la pensée chinoise, la métaphore et la métonymie ne s’opposent pas vraiment. « En somme », dit-il, « plus métaphore il y a, plus riche est la métonymie. Autrement dit, métaphore et métonymie sont issues l’une de l’autre, elles s’engendrent mutuellement, l’homme étant la métaphore par excellence », – il renvoie à la définition classique chez lui issue de Booz endormi, Sa gerbe n’était point avare ni haineuse – : « homme étant la métaphore par excellence, son rapport au monde – autre métaphore – ne saurait être, je suppose, que d’une universelle métonymie », disait-il à Cheng (ibid.).


Schéma 12


« Shih-t'ao n’a-t-il pas parlé d’Universelle Circulation ?, poursuivait-il. Cela explique peut-être que les Chinois aient privilégié la notion de sujet/sujet, au détriment de celle de sujet/objet, puisque tout métaphorisé que soit le sujet, ce qui importe à leurs yeux, c’est ce qui se passe entre les sujets, plutôt que le sujet lui même, en tant qu’entité séparée ou isolée. Là intervient encore, sans doute, le Vide-médian » conclut Lacan.

C’est là le résumé d’un long échange qui situe bien la problématique en question, puisque c’est dire que ce n’est pas à l’aide de l’opposition entre métaphore et métonymie, ni à l’aide du vieux système de la barre, que l’on peut situer au mieux la place métaphorisée du sujet, mais dans son rapport, à l’intérieur de lui-même, le rapport sujet/sujet, qui est à la fois le rapport à un autre sujet, ou le rapport à lui-même en tant que s’adressant à l’Autre.

Et l’on comprend alors, dans cette perspective, pourquoi la fin de « Lituraterre » touche au mode d’adresse du sujet japonais. Considérant la façon dont le sujet japonais vient à dire « tu », comment peut-il prendre appui sur le « tu », comment peut-il séparer ce qui lui revient, c’est-à-dire sa place de sujet, de l’Autre en tant qu’il est dépôt de la jouissance, en tant qu’il est le partenaire, le « tu » auquel le sujet s’adresse ?

Tableau 5 (récapitulatif



Il faut lire d’ailleurs, – je ne le ferai pas ici en détail, dans « L’adresse au sujet japonais » ce qui concerne le mode japonais de la langue, la façon dont cela fixe un mode du littoral séparant jouissance et articulation signifiante. Il faut encore considérer le discours de la science – Lacan met un bémol à ce discours-là – en tant qu’il viendrait entièrement résorber le réel sans symptôme, un réel mathématisable.



Une écologie lacanienne ?

Nous avons là l’indication d’une sorte d’écologie lacanienne qui n’a pas encore trouvé tout son développement et qui s’engendre à partir de cette phrase, écrite en 1971 : « La science physique se trouve, va se trouver ramenée à la considération du symptôme dans les faits par la pollution de l’environnement ». Il ne faut pas oublier, dans la mesure où le discours de la science qui semblait être sans reste, sans aucun littoral entre l’articulation signifiante et la jouissance, eh bien !, ce qu’on va retrouver, dit-il, soit la pollution, le gros tas de déchets que la science nous fabrique, et qui devient de plus en plus difficile à éliminer de la surface de la planète, provoquant, en effet, une interrogation. Nous sommes passés au-delà des interrogations sur les liens de la science et de la conscience, au-delà des états d’âme des inventeurs de la bombe atomique dans leurs différentes versions. Les scientifiques d’aujourd’hui ne se manifestent plus comme grandes consciences, on ne le leur demande d’ailleurs plus, personne n’y croit plus. Les tourments qui occupaient l’après-guerre, où ces grandes consciences scientifiques arrivaient à faire des effets de sens, les états d’âme d’Oppenheimer, d’Einstein ou de Sakharov ont compté, mais tout le monde, maintenant, sait très bien que pour un biologiste pris de scrupule qui arrêterait telle ou telle recherche, entrevoyant des conséquences terribles, il en resterait toujours dix ou cent pour continuer, aucun problème, ça fait un compétiteur de moins, tout le monde est ravi, et c’est tout. Là, on en est vraiment à une tout autre affaire, mais par contre ce qui compte, c’est en effet les problèmes de responsabilité, de pollution, qui sont au coeur de notre rapport à la science, tout comme l’histoire du sang contaminé, en tant qu’il s’agit très précisément d’un rapport au symptôme. En tant que maintenant nous avons à en connaître, on ne peut plus dire que le discours de la science ne produise pas un certain nombre de restes.



La littérature d’avant-garde

Il y a cette autre figure que Lacan considère, de la littérature d’avant-garde. Alors il faut voir qu’en abordant le lien social à partir de la littérature d’avant-garde, de ces communautés qu’ont été le surréalisme, le Collège de philosophie, Acéphale, puis Les temps modernes, Tel Quel etc., communautés fondées justement sur un certain rapport au hors-sens, à l’affect de panique, à la jouissance et non pas à l’utile, Lacan évoquait alors une problématique très actuelle pour des esprits qui étaient très vivants dans ces années-là.

Dans les années soixante-dix, Philippe Sollers pouvait encore écrire l’unique phrase sans ponctuation de son Paradis, il y avait ça et là une littérature qui cherchait à faire communauté de lecteurs dans le hors-sens, qui se transmettait selon certains canaux, et cela, Lacan le met en question, en demandant raison à cette littérature de ce qui la caractérise : Est-il possible du littoral de constituer tel discours qui se caractérise de ne pas s’émettre du semblant ? » Pour Lacan, ce n’est pas parce que cette littérature d’avant-garde est elle-même faite de littoral, qu’elle peut prétendre prouver autre chose que la cassure dont elle est elle-même un effet. Quant à la cassure elle-même, elle ne peut la produire, seul un discours peut le faire.



Le discours psychanalytique

Venons-en, maintenant, à la quatrième figure, qui s’ordonne des rapports du semblant et du sens. Elle surgit à partir du discours psychanalytique où l’écriture est saisie dans les effets de lecture qu’elle permet d’un signifiant. C’est ce qu’illustre l’exemple de Michel Leiris et de sa jaculation « reusement ». Elle est ce qui vient là marquer son premier souvenir, le souvenir-écran de sa vie, et qui marque son rapport au bonheur, ou, plus exactement, son rapport au malheur et son rapport à la femme qui le corrige : il choisit le soldat qu’il aime, un soldat va tomber, il le rattrape juste, il dit « reusement » et sa mère lui dit « non, on ne dit pas "reusement" on dit "heureusement". Il y a donc ce souvenir qu’il met en tête de ses écrits, en tête de son livre, et à partir de là on sait qu’il a vécu un malheur, point. Il a fait une analyse après une tentative de suicide extrêmement sévère, au cours d’une nuit avec Bataille, ils avaient poussé le bouchon un peu loin, sur le malheur de vivre, etc. Par ailleurs, il a construit une littérature qui est d’un purisme extrême, c’est-à-dire qu’il n’a plus jamais permis à quiconque de lui dire : non, non on ne dit pas « reusement », on dit « heureusement », il n’a plus jamais permis ça. C’est lui qui distribuait les déformations, qui pouvait inventer des codes, déformer les usages, et ça c’est merveilleux, « on ne fait pas des choses comme ça », « mais si voyons on fait comme ça, mais si mon vieux ! »

Reusement

Schéma 13a


On voit donc là ce qu’il a logé de jouissance en secret. On voit aussi que l’écriture, ça n’est pas premier, ce qui est premier c’est la jaculadon signifiante du type qui dit « reusement »…, et qui laisse tomber un peu le « heu », après d’ailleurs il sera toujours un peu accroché aux « heu » en général.


Schéma 13b


Mais sans doute de façon motivée, il sort un signifiant. Ensuite la lettre permet de lire en effet qu’il y a eu heureu, heureusement, etc., et qu’il y a une partie, à savoir le « heu », qui est tombée. Mais ce que ça inscrit à partir du moment où on lit le signifiant qui est apparu, c’est la part de jouissance perdue, le bonheur à jamais perdu (cf. schéma lob), d’où se déduit la position subjective qui est liée à cette compagnie du malheur, malheur qu’il y aura toujours à travers toutes les significations, à travers tous les effets de sens, foncièrement un rapport au malheur de l’être, qui va accompagner le sujet. Ce n’est pas relié à l’effet de signification, dans le même contexte si les choses avaient été autres, s’il avait eu une mère un peu plus gaie et sans doute un peu plus égayée, elle faisait ce qu’elle pouvait, mais une mère qui ne soit pas dépressive, au lieu de lui dire, enfin, de l’emmerder avec ce purisme, elle lui aurait fait un câlin, et hop !, ça serait reparti, ils auraient éclaté de rire et après qu’il eut dit : « tout est vraiment possible, » elle aurait dit « ah ! c’est très drôle, je vais raconter ça à ton père quand il va revenir, je vais lui dire « tu sais il a fait un truc formidable, il a dit reusement, formidable, bon et tout le monde éclatant de rire, évidemment ça ne donne pas le même effet, ça ne laisse pas la même trace que le malheur, n’est-ce pas, donc ce n’est pas la signification, ça peut se lire de tas de façon, et surtout le littoral peut s’inscrire entre l’effet de sens et la place, l’effet, l’affect de jouissance peut s’inscrire de bien des façons.

Et là, Lacan peut dire que dans le discours analytique, ce qui opère, c’est la lettre, en tant qu’elle dissout ce qui fait forme. Ce qui fait forme, c’est le signifiant, c’est le semblant, c’est le « reusement », et après la lettre va le concasser, va permettre de le lire, de l’articuler et produire un certain effet, transformer ce qui a « plu du semblant » en tant qu’il fait signifiant, avec un jeu de mots : l’un c’est pour la pluie, l’autre et ce qui a plu au sens du verbe plaire.



La lecture

Ce qui a plu dans le signifiant, là, est ensuite mis en question dans la lecture de l’inconscient qu’opère le discours analytique. Lacan procède à cette lecture en respectant la cassure qui s’est produite, et en en causant ou en en mettant en valeur l’effet de production, soit ce que le discours analytique inscrit à partir du discours du maître.


Schéma 14

Une fois que vous opérez ce type de distinction, il y a lieu de produire l’identification : tu t’es identifié à l’enfant malheureux, tu as été voué au malheur, la fois où ton bonheur, ton « reusement » n’a pas été accueilli par ta mère, voilà ton identification et ça se sépare de tout ce qui est le savoir inconscient lié à ce « reusement » qui reste un souvenir. Encore faut-il arracher, faire produire par le sujet son identification et cela au nom du malheur, de la trace, je dirais à jamais inscrite, de la voix d’avant toute domination, du Tao du malheur qu’il s’est tracé. Et là ça s’opère, à condition, en somme, qu’un certain vide s’introduise entre l’identification au signifiant maître et la chaîne inconsciente.


Tableau 6 (récapitulatif)




Le vide-médian… agissant

Je voudrais terminer sur ce maniement du Tao du psychanalyste et l’exemple même qu’en donne François Cheng racontant une journée avec Lacan en 1977.

Cheng écrit son livre sur La poésie chinoise en 1977, et Lacan lui demande alors de passer un après-midi avec lui à Guitrancourt. Et pendant toute une journée que Cheng raconte merveilleusement, Lacan l’interroge sur un seul problème en lui disant : expliquez-moi, à partir de ce poème, la conception chinoise du temps. Après en avoir parlé toute la journée, en le raccompagnant le soir, le docteur Lacan lui disait ceci : « Cher Cheng, vous avez connu plusieurs ruptures dans votre vie. Vous saurez transformer ces ruptures en Vide-médian agissant et reliant pour vous votre présent à votre passé vous serez enfin dans votre temps. » C’est une interprétation que le docteur Lacan s’est permise au nom de l’amitié. Comme c’est Cheng qui nous l’a appris, je ne commets aucune indiscrétion en vous en faisant part, et l’on voit comment, à l’aide de ce qui est la langue qui s’élaborait, le Vide-médian voulant dire quelque chose pour l’un et pour l’autre, ils savent de quoi ils parlent. Il lui dit : vous avez connu des cassures, vous avez connu ces frontières, vous avez connu sans continuité un certain nombre de choses, l’exil, la réappropriation d’une autre culture, etc., et ceci : vous saurez transformer ces ruptures en Vide-médian agissant, agissant voulant dire ici lui permettant de circuler dans son histoire.

Et au fond le Tao du psychanalyste, si l’on suit ces indications de Lacan, c’est d’arriver à pouvoir se tenir à sa place là où il y a eu rupture, là où il y a eu cassure, là où la lettre est venue inscrire le littoral, le bord de tout savoir possible, transformer ça en un Vide-médian agissant. Transformer ça en une possibilité de faire tenir ensemble ce qui ne tient pas ensemble, le réel et le sens, le faire et le parler, ces registres qui se sont énoncés de façon distincte par Lacan, mais qui tiennent ensemble par la place du psychanalyste, en tant que, en ce lieu-là, agir dans la rubrique du non-agir, dans la rubrique du Vide-agissant, autre façon de formuler le non-agir du psychanalyste, c’est arriver à ça, à se tenir en ce point où enfin quelqu’un peut circuler dans ce qui pour lui a fait retour.



Bibliographie

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La lettre volée et le vol sur la lettre


Éric Laurent


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