Ce concept qui est une création de Shitao, présente une importance toute particulière, car il cristallise l'originalité de sa pensée et constitue la clef de voûte de tout son système.

Dans l'introduction nous avions déjà signalé que la pensée philosophique bien que toujours sous-jacente à tous les propos des traités picturaux, n'en formait pourtant jamais l'objet spécifique et exclusif. La première originalité de Shitao est au contraire d'avoir délibérément situé tout son essai au seul niveau philosophique, en éliminant toute référence au contexte concret de l'Histoire de l'Art, des œuvres, des personnes et des recettes techniques. Sa seconde originalité est d'avoir présenté cette pensée philosophique non pas sous la forme - tellement en vogue depuis l'époque Ming - d'un recueil d'aphorismes discontinus, mais de l'avoir organisée en un système synthétique.

Le concept de « l'Unique Trait de Pinceau » constituant tout à la fois le centre organique et le fil conducteur du système, il importe que nous nous attardions tout spécialement à son commentaire. Ce que nous voulons faire ici n'est pas tant de proposer une définition (pour paraphraser Lao Zi parlant du Dao on serait tenté de dire que l'Unique Trait de Pinceau qui pourrait se définir, ne serait pas l'Unique Trait de Pinceau) que d'indiquer les différentes orientations ou suggestions que ce concept peut imprimer simultanément à la pensée. Ces suggestions s'opèrent à divers niveaux que, pour la commodité, nous sommes bien obligés d'évoquer de manière analytique et successive ; mais à la lecture du texte de Shitao, il importe de saisir conjointement ces diverses notions, pour permettre au concept de conserver toute sa richesse paradoxale et son dynamisme de développement à orientations multiples.

        Le paradoxe essentiel de ce concept est qu'il possède, comme point de départ, une signification concrète et technique d'une simplicité presque dérisoire, et qu'en même temps, l'usage qui en est fait le charge d'un ensemble de références qui va nous renvoyer aux principes fondamentaux les plus abstrus de la philosophie et de la cosmologie chinoises anciennes.



A. Au niveau technique :

Le sens premier de l'expression 一画 est celui d' « un trait de pinceau » (un « seul », ou « un simple trait de pinceau »), c'est-à-dire, selon la définition classique - qui d'ailleurs tombe sous le sens -, la forme obtenue par le pinceau tiré en long jusqu'à une interruption […]. Ce trait simple constitue en fait la forme la plus élémentaire dont dispose le langage plastique, toutes les autres formes n'en étant au fond que des variantes et combinaisons plus ou moins complexes. Que Shitao ait choisi une notion d'une aussi déconcertante simplicité pour servir de base à une spéculation philosophique qui va embrasser l'universel, correspond en fait à ce paradoxe de la pensée taoïste selon qui c'est précisément le simple, le facile, le concret, l'infiniment petit et l'infiniment humble qui constituent le siège et la source de l'omnipuissance du Sage, de la maîtrise universelle des phénomènes, de l'intellection du plus complexe et du plus abstrait […].

À ce niveau élémentaire, l'expression est claire et ne présente aucune difficulté, 一画 a toujours eu dans le langage des peintres aussi bien que dans la langue courante, ce sens concret et sans mystère d'un simple trait de pinceau, c'est-à-dire un segment de ligne d'une venue, sans reprise, compris entre une attaque et une finale du pinceau. Et que Shitao en empruntant ce terme, tienne à lui conserver aussi cette interprétation-là, nous est d'ailleurs attesté en plusieurs endroits par le contexte : voir dans ce même chap. I, plus bas : « si loin que vous alliez, si haut que vous montiez, il vous faut commencer par un simple pas ». […] Et, plus explicitement encore, au chap. VI : « l'Unique Trait de Pinceau est pour celui qui aborde la calligraphie et la peinture, la première base technique élémentaire » […]



B. Développement esthétique de la notion

L'aspect simple et élémentaire du trait de pinceau que nous avons évoqué ci-dessus, ne doit pas nous induire en erreur quant à l'importance unique et au rôle privilégié que ce même trait de pinceau joue dans la peinture chinoise ; s'il est vrai de dire qu'il constitue le premier exercice de l'enfant qui apprend à écrire, du novice qui apprend à peindre, il constitue aussi l'ultime pierre de touche de la maîtrise d'un peintre ou d'un calligraphe accompli ; point de départ de la peinture et de la calligraphie, il finit à son aboutissement par rassembler en lui toutes les difficultés et les secrets de ces deux disciplines ; avec ses possibilités quasi illimitées de nuances et de variantes, il constitue le moyen d'expression presque exclusif de la peinture, laquelle n'existe qu'en fonction de son graphisme (c'est bien pourquoi d'ailleurs dès l'époque Yuan, pour désigner le travail du peintre, les lettrés préfèrent employer l'expression « écrire » plutôt que celle de « peindre »). Le nom même de peinture est dénié à toute œuvre réalisée sans l'intermédiaire du coup de pinceau, quelles que puissent être par ailleurs ses séductions et ses habiletés techniques (ainsi les peintures exécutées directement en couleurs, à l'« encre éclaboussée », au doigt, les premières peintures à l'huile ramenées d'Occident, ont été considérées par les critiques comme hétérodoxes : elles peuvent éventuellement mériter une curiosité amusée, mais elles ne sauraient vraiment prétendre au titre et à la dignité de « peinture » au sens strict du mot). […]

Ainsi, le trait de pinceau n'est pas seulement le premier balbutiement du langage pictural, il en est aussi le fin mot : un seul trait de pinceau suffit pour révéler la main d'un maître ; et mille ingénieux traits de pinceau ne sauraient pas plus réussir à masquer un trait manqué, qu'un orchestre ne pourrait étouffer la fausse note d'un cor ; pierre de touche ou pierre d'achoppement, le trait de pinceau de la peinture chinoise réunit en lui toutes les formes, les métamorphoses, les subtilités et les difficultés de cet art. (C'est bien pourquoi, d'ailleurs, le critique chinois, en présence d'une œuvre à identifier, à l'inverse du critique occidental, se réfère d'abord à une appréciation subjective de la qualité du trait de pinceau avant de passer à l'examen des critères matériels et objectifs).

    De ce rôle primordial qu'il assume sur le plan des techniques et des formes, il s'ensuit nécessairement que le trait de pinceau va également jouer un rôle essentiel dans l'ordre esthétique ; en effet, c'est le trait de pinceau qui est considéré comme le canal privilégié par lequel s'exprime « le rythme spirituel » 气韵 (dont l'expression, comme on le sait, constitue cette limite absolue vers laquelle tend toute peinture). Par ce truchement, la notion déborde largement l'ordre de la technique : le trait de pinceau se présente comme le seul intermédiaire capable de transmettre la vision de l'esprit dans l'univers des formes.

    Ainsi, à l'époque Song, Guo Ruoxu glosant sur un propos de Zhang Yanyuan analyse la notion de « peinture faite d'un seul coup de pinceau » et nous trouvons dans ce passage comme une première approche de l'Unique Trait de Pinceau, saisi seulement sous l'angle esthétique : « Quand Zhang Yanyuan dit que seuls Rang Xianzhi et Lu Tanwei étaient capables respectivement de calligraphier et de peindre d'un seul coup de pinceau, il ne veut pas dire qu'un texte entier ou la forme complète d'une chose étaient rendus d'un seul et unique trait, mais bien que, du commencement à la fin, le pinceau poursuivait tous ses mouvements sous l'égide d'un même contrôle sans que l'influx de l'esprit ne s'interrompe ; ainsi, la motivation spirituelle précédait le pinceau et le pinceau évoluait dans la sphère de cette motivation spirituelle, en sorte que, une fois la peinture achevée, l'intention qui l'avait motivée s'y trouvait incarnée, les formes répondant en correspondance à la plénitude du contenu spirituel ; ces conditions remplies, il faut en outre que l'esprit soit détaché mais l'intention bien arrêtée, grâce à quoi l'inspiration se fera inépuisable et le pinceau travaillera sans entraves » […]



C. Dimension philosophique de la notion « l'Unique »

Le trait de pinceau auquel Shitao va prêter une portée universelle pour fonder son système philosophique de la peinture, n'est pas seulement « un seul » ou « un simple trait de pinceau » : c'est « l'Unique Trait de Pinceau » ; en même temps qu'il réduit la démarche picturale à son expression concrète la plus simple, il la hausse du même coup à son point le plus haut d'universalité abstraite, et ceci précisément grâce à l'ambivalence du terme yi qui ne signifie pas seulement « un », mais aussi « l'Un Absolu » de la cosmologie du Livre des Mutations et de la philosophie taoïste.


1. « L'Un » du taoïsme exprime l'Absolu dans son état ineffable, antérieur à tous les phénomènes ; la création se réalise par le double mouvement de la division de l'Un et de la synthèse des termes ainsi produits ; de ses métamorphoses successives résulte l'infinité des créatures : c'est ce que nous trouvons d'abord exprimé chez Lao Zi mais d'une manière encore abstraite et obscure : « L'Un est l'origine de l'innombrable et le pivot des créatures. « Le Dao engendre l'Un, l'Un engendre Deux, Deux engendre Trois, Trois engendre l'infinité des créatures ».

Notions que la tradition ultérieure reprend d'une manière plus explicite : « L'Un est l'origine de l'infinité des créatures, c'est le Dao sous sa forme absolue » « L'Un est l'origine primordiale sur quoi se fonde le Dao ; sa division produit le Ciel et la Terre ; la métamorphose de ceux-ci forme ensuite l'infinité des créatures » […]


2. Le 一画 de la cosmologie :

Les soixante-quatre hexagrammes du Livre des Mutations qui rendent compte de la multiplicité des phénomènes, sont le produit des combinaisons de huit trigrammes ; ces trigrammes se composent eux-mêmes de deux termes — et – –, dont le second n'est en fait qu'une variante obtenue à partir du premier ; ce premier emblème fondamental - dont la métamorphose, la synthèse et les combinaisons successives vont exprimer la diversité des phénomènes - incarne lui-même dans sa solitude originelle, antérieure à toute division ou combinaison, l'Absolu indéterminé, la pure virtualité. Or, il est figuré par une barre , ce qui en chinois s'appelle précisément « un simple trait », 一画


3. « L'Unique Trait de Pinceau » de Shitao :

L'originalité essentielle de Shitao ne réside pas tant dans la formulation de ce concept que dans son utilisation et son application à la peinture. Les doctrines classiques de la calligraphie et de la peinture avaient vu dans les trigrammes et les hexagrammes du Livre des Mutations, comme l'origine première et mythique de l'écriture et de la peinture ; mais ceci n'était énoncé que sur un plan de théorie abstraite ; Shitao va plus loin, il assimile littéralement le simple trait fondamental — du Livre des Mutations au premier coup de pinceau par quoi commence toute peinture, et dont les formes plastiques les plus complexes ne sont que les variantes et les combinaisons ou, plus exactement, les déterminations variables (le simple trait étant, lui, l'Indéterminé). Car la peinture, autant que les symboles du Livre des Mutations, est une forme de création de l'Univers, et c'est ainsi que Shitao peut attribuer à l'Unique Trait de Pinceau tout à la fois les vertus de ce premier trait qui donne naissance aux trigrammes, ou de l'Un taoïste : « L'Unique Trait de Pinceau est l'origine de toutes choses, la racine de tous les phénomènes »

Déjà Lao Zi soulignait le paradoxe de « l'Un » qui, d'une part, n'est que le plus petit des nombres, le peu opposé à l'abondance, mais d'autre part aussi, l'Absolu : « le peu obtient, le nombreux égare ; c'est pourquoi le Saint s'en tient à l'Un, clef de tout l'Univers »

De même Shitao ramène la peinture à sa forme la plus élémentaire et la plus humble un simple trait de pinceau ; mais un simple trait de pinceau est aussi l'Unique Trait de Pinceau, mesure universelle de l'infinité des formes, commun dénominateur et clé de toute création.

Ce paradoxe, Shitao ne l'a pas trouvé seulement dans la pensée taoïste : il lui a été transmis de manière plus proche encore par l'enseignement du bouddhisme Chan - héritier lui-même du taoïsme - que lui communiquait son maître Benyue ainsi, dans les questions et réponses dont était formé l'enseignement du maître, se trouve le propos : « Qu'est-ce qu'est le simple mot réduit à un seul trait, sans aucune ajoute ? - Tel quel, son contenu et sa forme sont déjà totalement épanouis »
        Et enfin, dans la dernière phrase de ce chapitre premier, Shitao va encore se référer à la tradition confucéenne en citant la phrase fameuse des Entretiens de Confucius « 
Ma voie est celle de l'Un qui embrasse l'Universel », comme pour mieux marquer encore que ce concept qui va rendre compte de toutes les faces de la création picturale, est lui-même nourri de tous les courants divers de la pensée chinoise, inclusivement, enfin réconciliés dans le retour à l'unité de leur source primordiale.

    Ainsi, par le truchement du concept de l'Un, Shitao forge un principe syncrétique, récupérant. les données fondamentales de la philosophie chinoise ; il applique ce principe à la peinture, où il vient s'identifier à une notion d'origine technique et esthétique.

Aussi, on le voit, il ne saurait être question de donner une « définition » de l'Unique Trait de Pinceau : il s'agit, en effet, moins d'un concept que d'une rencontre active de notions appartenant à des ordres différents. Sa richesse et son efficacité proviennent de ce qu'il ne saurait se laisser enfermer dans les limites statiques d'une définition, puisqu'il se meut simultanément sur des plans variés et dans des directions opposées. Notre tâche devait seulement se limiter à indiquer quels sont, à ses divers niveaux, les différents points de départ que ce faisceau dynamique de suggestions peut imprimer à l'esprit.

 

L'Unique Trait de Pinceau 一画


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