À propos de ce qu’il y a de chinois

dans les séminaires de Lacan

Guy Sizaret

 

D’un discours qui ne serait pas du semblant

17 février 1971                                                                                                                   à voir par ici  


           

                                            

                                            

                                           

                                           

                                           

                                              



C’est un court passage tiré d’un livre chinois très ancien qui relate les dits de Meng Tseu, il fait partie de ces classiques que les lettrés apprenaient par cœur. On le lit de haut en bas et de droite à gauche. Lacan le sort, au cours de sa leçon du 17 février 1971, du séminaire intitulé « D’un discours qui ne serait pas du semblant ». Il en donne une traduction dont le but est de conférer au caractère la signification du « plus-de-jouir ».

 


孟子曰

天下之言性也


孟子 Meng Tseu dit

ciel, sous, 天下 littéralement : « sous le ciel », on traduit aussi bien par « l’Empire » que par « ici bas ».

est un relatif, reliant ce « sous le ciel » avec ce qui suit, c’est-à-dire les deux termes et .

vaut une ponctuation.


On constate ici l’extrême concision de ces textes anciens, certainement pas composés pour être lus à haute voix.

Le problème posé par cette première proposition tient donc au sens à donner à la juxtaposition des deux termes et .

Le premier peut être traduit par « discours » ou « parole », il peut être verbe et signifier « parler », « traiter ».

Le second veut dire « la nature », mais aussi « le tempérament » ou « le sexe ».

 


則故而已矣


La suite précise-t-elle ce dont il s’agit ? On a, là aussi, une juxtaposition de deux termes : qui supporte tout un ensemble de définitions, de même d’ailleurs que le suivant .

On peut restreindre à la signification de la conséquence. On le trouve souvent avec le sens de « il s’en suit » ou de « donc ».

sera pris dans le sens du « pourquoi », du motif, de la cause.


Les trois termes suivants 而已矣 constituent une expression extrêmement courante, signifiant « ça suffit », « un point c’est tout » ; on dirait vulgairement aujourd’hui « point barre ».

L’expression 則故而已矣 pourrait supporter l’interprétation suivante : « qu’on ne considère que l’antécédent et le conséquent ».

 

On peut supposer que ce dont il s’agit pour le jugement, c’est de s’appuyer sur les conséquences pour apprécier ce que vaut la motivation. On peut aussi penser qu’il s’agit de distinguer les démarches qui font prévaloir les conséquences  des actions et celles qui se bornent à l’immédiateté du motif . Il n’est pas impossible du tout qu’avec toute la concision voulue, on puisse désigner ceux qui relèvent du premier cas par 則者 et les autres, dont on va parler, par 故者.



故者以利為本


Des indications en ce sens sont données par le contexte. Contexte immédiat : c’est la fin de la sentence. Contexte médiat, c’est le paragraphe suivant et l’esprit d’ensemble du texte.

La sentence se termine par l’assertion que 故者: ceux () qui relèvent ou ce qui relève du seul pourquoi (), 以利為本.

c’est ce qui se récolte, c’est le gain ou le profit,

signifie d’abord « racine », par extension la source, l’origine, (penser à 日本, pinyin : ri ben, EFEO : jeu penn. Ce qui a donné la vocalisation « japon », “la source du soleil”).

La langue moderne oppose à comme les intérêts au capital. Dans Mengzi est la mise de fonds, ce qu’elle rapporte.

L’expression 以… 為… peut avoir le sens de « avec… pour… » ou encore de « prendre… pour… ».

On peut aussi s’aider de la comparaison avec Zhuangzi : 以道為本. Où il s’agit de prendre le Tao pour principe. On aperçoit immédiatement le contraste sémantique avec le fait de n’avoir que le profit pour règle des conduites, en même temps que s’éclaire l’emploi de l’expression 以… 為…

 


“所惡于智者,為其鑿也。如智者若禹之行水也,則無惡于智矣,禹之行水也,行其所無事也。如智者亦行其所無事,則智亦大矣。

“天之高也,星辰之遠也,求其故,千歲之日至,可坐而致也。


Le paragraphe qui suit va désigner ce qu’il y a de mauvais dans l’expertise de certains (et bien certainement de ceux dont on vient de parler) en ce qu’ils zao  () ; le terme veut dire une pratique brutale, violente, à l’inverse de l’action du grand Yu quant au traitement des eaux, tous travaux pour les acheminer vers la mer sans accidents.

La métaphore sexuelle n’est pas absente de l’affaire


Une vue latérale pourrait éclairer ce dont il s’agit dans le propos de Mengzi ; c’est l’anecdote de ce paysan des Song qui, attristé de voir que son champ croissait avec une grande lenteur, se mit à tirer sur les tiges pour les faire grandir plus vite.


* *

*


Avant d’exercer des talents de traducteur avec toute la liberté désirable, laissons parler les textes eux-mêmes.

D’abord que répond Mengzi au roi qui lui dit que s’il a pu faire un si long voyage pour venir le trouver, il peut bien lui enseigner le moyen d’augmenter les revenus de son royaume ?

孟子對曰 Mengzi répondit : 王何必曰利. 亦有仁義而已矣 « Sire, à quoi bon disserter au sujet des revenus, on peut aussi bien parler des vertus d’humanité et de justice, et cela suffit amplement ».

 

On retrouve l’expression 而已矣, extrêmement fréquente dans les textes du Mengzi. 

On peut remarquer ici la simple juxtaposition des deux termes 仁義, comme c’est aussi le cas pour et , et pour et . La question se pose du mode de leur articulation. S’agit-il d’une opposition, d’une corrélation de type hiérarchique ou non ?

En ce qui concerne 仁義 c’est d’un « et » qu’il s’agit à l’évidence, les deux termes sont tellement employés ensemble qu’ils en viennent à constituer une sorte d’entité, un peu comme on dit aujourd’hui justice sociale, qui donnerait la justissociale.


On peut donc déduire de ce qu’il en dit, que Lacan a travaillé le texte de Mengzi, mais il va un peu trop rapidement à donner sa traduction et, dans l’élan, abrège l’exposé du mot à mot ; notamment les termes zhe et ben sont passés sous silence. Ce que le texte de Mengzi dénonce comme une caractéristique de l’action de certains, Lacan le généralise : tout discours ne parle que de la jouissance et ce qu’il cèle dans sa motivation comme sa cause, c’est le « plus-de-jouir ».

 

 

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