RÉCEPTION DE FRANÇOIS CHENG À L’ACADÉMIE FRANÇAISE








 Réponse de M. Pierre-Jean Rémy

au discours de M. François Cheng

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 19 juin 2003

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

 

     Monsieur,

     C’est un long chemin, oui, que vous avez fait pour venir jusqu’à nous. D’aucuns, parmi nos lointains prédécesseurs, se contentaient de naître pour siéger dans cette Compagnie. D’autres, dont je suis, se bornent à user au mieux d’une langue qui est la leur depuis des générations pour écrire quelques romans, quelques essais, des poèmes. Vous, Monsieur, vous êtes né à près de 10 000 kilomètres de ces bords de Seine et tout ce que nous avons lu de vous, vous l’avez écrit dans une langue dont, à vingt ans, vous ne saviez pas le premier mot.

     Mais avant d’évoquer ce chemin qui vous a conduit de la province du Shandong, à l’extrême est de la Chine, jusqu’à l’extrême ouest de l’Europe, permettez-moi de m’attarder quelques instants sur la rencontre qui a lieu ce soir sous cette coupole. Vous venez, Monsieur, de prononcer l’éloge de notre confrère Jacques de Bourbon Busset. C’est lui, écrivain – mais aussi diplomate – qui, voilà quinze ans, accueillait celui qui vous reçoit ce soir, diplomate que tant de ses collègues accusent souvent d’être écrivain, écrivain que bien de ses amis prennent pour un diplomate. Il y a deux ans, en outre, dans la petite église de Ballancourt, j’ai essayé de dire ce que nous devions à Jacques de Bourbon Busset, l’admiration, l’affection que nous lui portions. Jacques de Bourbon Busset a été Directeur général des Relations culturelles au quai d’Orsay ; il fut de ceux pour qui le dialogue avec l’autre représente aussi une manière de penser, sinon de vivre. Or j’ai moi-même occupé ce poste bien après lui et voilà que vous, qui depuis plus d’un demi-siècle, œuvrez pour la langue et la culture françaises, vous nous rejoignez à votre tour. Votre rencontre à tous les deux, Jacques de Bourbon Busset et vous-même, notre rencontre à tous les trois ce soir me paraît placée sous le signe de ce besoin, que tant de nous éprouvent, de regarder davantage du côté de l’autre.

     Vous êtes en effet venu de bien loin. D’une Chine pourtant qui regardait déjà vers l’ouest. Au commencement des années vingt, votre père avait été, en effet, l’un des premiers boursiers chinois accueillis par les États-Unis. Ainsi, c’est dans une université américaine que ce lettré a pu perfectionner sa formation déjà solide dans le domaine des sciences de l’éducation. Mais ce n’était qu’un début. Dans les années trente, c’est en Europe, et notamment en France, qu’à la tête d’une mission officielle chinoise, il va séjourner pour étudier les différents systèmes d’éducation européens. Ainsi, le premier, votre père avait-il noué les fils de ce dialogue que vous avez si bellement su poursuivre entre deux civilisations.

     Mais votre mère, elle aussi, parlait déjà, si j’ose dire, cette double langue, quand bien même la langue en question était l’anglais – ou l’américain. Elle aussi a été étudiante aux États-Unis. Le hasard… Une photographie, m’avez-vous dit, montre un groupe d’étudiants chinois photographiés là-bas. Vingt, trente étudiants, je ne sais pas – et une étudiante, une seule jeune fille : votre mère. Votre père est étudiant à Columbia ; votre mère poursuit ses études à Northwestern. C’est aux États-Unis qu’ils se rencontrent : pour l’un comme pour l’autre, la culture occidentale est d’abord la culture américaine.

     Mais tous deux reviennent en Chine et vous-même, leur second fils, vous voyez le jour à Jinan où votre père en en poste. Mais votre famille était originaire de Nanchang, dans le Jiangxi. Rien ne vous attache donc particulièrement à ce qui était, à l’époque, une cité fameuse pour ses sources et ses palais, ses jardins, ses lacs, dans un paysage urbain, certes, mais tout empreint de ces vapeurs d’eau et de ces montagnes qui constituent l’essence même de la peinture chinoise.

     Tout, ou presque en a disparu, mais c’est aux paysages du Sichuan qu’on vous associe aujourd’hui. Le Sichuan où vous avez passé une grande partie de votre jeunesse. À Chongqing, à Chengdu, dit-on, les paysages comme les femmes sont parmi les plus beaux de Chine. C’est de ces paysages-là que vous vous imprégnez, les parcourant à pied, un livre à la main. Ce sont eux – vous avez quinze ans, seize ans... – qui vous inspireront vos premiers poèmes, ces signes que vous tracez qui sont là aussi montagnes, rivières, vallées, sur l’espace vital du papier. La fusion entre l’apprenti poète, le paysage qu’il parcourt et les signes qui le disent est totale. Et là, dans cet univers d’images et des mots que vous réinventez, vous lisez aussi. Vous lisez beaucoup. Tous les classiques chinois, bien sûr. En premier lieu les poètes. Lire Li Bo sur les lieux mêmes où Li Bo a vécu.     

     Rappelez-vous :

« Les oiseaux s’envolent, disparaissant
Le dernier nuage, oisif, se dissipe
À contempler infiniment l’un et l’autre
Ne reste plus en moi que la montagne… »

     Ou Wang Wei, que nous nous avez aussi traduit :

« Marcher jusqu’au lieu
où tarit la source
Et attendre, assis,
que se lèvent les nuages
Parfois, errant,
 je rencontre un ermite,
On parle, on rit,
sans souci du retour »

     Les poètes, oui. Mais vous lisez aussi, passionnément, les écrivains chinois de votre siècle : Lu Xun, Mao Dun, Bajin. Et surtout, j’y arrive, les écrivains occidentaux dont quelques grands traducteurs assuraient déjà le passage vers la Chine. Vous m’avez longuement parlé, Monsieur, de ces traducteurs illustres, dont l’un des derniers, Fu Lei, le père du pianiste Fu Tsong, qui fut presque mon ami, a été contraint au suicide par la Révolution culturelle.

     Les livres français que vous lisez, j’y reviendrai. Vous lisez aussi les Russes, les Allemands. Mais ce sont d’abord les grands textes anglais et américains qui ont surtout nourri votre « connaissance de l’Ouest » à vous. Ainsi, au retour de ces randonnées dans un paysage où vous découvrez d’autres paysages, ceux de tous les peintres qui vous deviennent familiers, vous imagine-t-on lisant Keats, ou Wordsworth, Shelley, Robert Browning, les poètes des lacs aux paysages nimbés eux aussi de brume, où les narcisses percent parmi les herbes drues, comme chez vous les roses sauvages.

     Mais pour le moment, la Chine est en guerre. D’abord secouée par ses conflits internes, puis frappée par l’agression japonaise qui devient guerre ouverte à partir de 1937. Vous avez dix ans quand, après Pékin, Tianjin, Shanghaï, les troupes japonaises prennent Nankin. Là déferle une tempête de sang et d’horreur. Combien de Chinois ont-ils été massacrés à Nankin ? On a dit 300 000. Et combien de femmes violées et éventrées ? On vous montrera plus tard les images infâmes prises par les envahisseurs de leurs victimes humiliées, qu’on poussait l’ignominie jusqu’à photographier avant de les achever. Femmes blessées dans leur honneur, déchirées dans leur vie. En surimpression de vos lectures et des poèmes que vous écrivez déjà, il y a le mal absolu qui règne dans toute une partie de la Chine.

     La guerre dure. Dans son magnifique roman Quatre générations sous un même toit, le grand romancier Lao Shi décrira les humiliations sans bornes subies à Pékin par le peuple chinois. C’est à l’effroyable lueur de ces années de feu qu’il faut déchiffrer votre adolescence, fussiez-vous vous-même à l’écart du conflit qui déchire votre pays.

     À la fin de la guerre, vous gagnez Nankin avec votre famille pour y aborder enfin, vaille que vaille, vos études supérieures. Vous avez dix-huit ans, vous découvrez davantage encore la littérature française. Les noms de ceux que vous lisez alors avec émerveillement ? Ils sont nombreux. Naturellement Stendhal et Balzac, Hugo, Flaubert, Zola. Mais deux noms s’imposent plus particulièrement à vous, qui ont dans la Chine qui est la vôtre une résonance particulière. Romain Rolland, d’abord. L’humaniste. Le pacifiste. L’écrivain pour qui l’art est une forme de rédemption. La quête de son Jean-Christophe, au cœur comme vous de deux cultures, la France et l’Allemagne, constitue déjà une manière de souffle vital que seul le dialogue entre les deux mondes qui sont les siens peut mener à ce point limite, idéal, où la création – en l’occurrence la musique – atteint sa plénitude.

     Le second de ces phares est pour vous André Gide. Avec Les Nourritures terrestres, vous vous trouvez face à un miroir qui vous renvoie cette nature qui, au Sichuan, faisait la richesse de votre aventure spirituelle, et plus précisément à la terre. Ce ne sont plus les vers suspendus dans la brume des poètes des lacs, mais une vision bien terrestre, si j’ose dire, presque charnelle, de la terre. Les Nourritures terrestres, vous disent la beauté infinie, la part sensuelle de la nature et de la terre. Comme à plusieurs générations de jeunes Français, aujourd’hui bien loin de nous, les Nourritures terrestres enseignent à un jeune Chinois de vingt ans la ferveur, en même temps que la plénitude de la soif étanchée. Avec, ou plutôt aux côtés du Gide fraternel des Nourritures, vous découvrez pleinement que la terre est une promesse infinie où la vie devient quête.

     Mais nous sommes déjà en 1948, bientôt 1949. L’Armée de Libération Populaire, l’ALP de Mao Tse Tong a acculé le Guomindang à la mer. Votre père, qui travaille toujours dans l’orbite des institutions culturelles chinoises, se trouve alors en mission à Paris, auprès de la toute jeune UNESCO qu’il contribue à bâtir. Vous-même, vous êtes resté en Chine. Pourtant, étudiant en révolte contre une société corrompue, vous ne parvenez plus à poursuivre vos études. Vous participez à des manifestations, on vous retrouve arrêté par la police. Alors, et j’ouvre ici des guillemets, « pour vous tirer de là », votre père revient vous chercher. Il a obtenu pour vous une bourse d’études en France. Pèlerin en voyage vers le grand Ouest comme tant de personnages du légendaire chinois, vous voilà arrivé à Paris dans les derniers jours de 1948. Votre mère, qui était encore en Chine elle aussi, prendra le dernier train pour Shanghaï, et de là, avec vos trois frères, c’est en bateau qu’elle va gagner Hong Kong puis la France. La famille Cheng est réunie. Mais la mission de votre père à l’UNESCO s’achève. Il se retrouve en France sans travail et sans appui avec une femme et quatre enfants.

     Et tout, très vite, se joue pour vous. Votre père ne peut pas rentrer en Chine. Mais, une femme et quatre fils : il doit vivre. Et voilà qu’il obtient miraculeusement un poste à l’université du Maryland. Pour lui, les dés sont jetés. Une nouvelle vie commence. Bientôt, il s’installera à New York, à la tête du « Chinese Institute ». Sa famille l’a suivi en Amérique. Un fils reste en France. Vous.

     Aux États-Unis, vos frères vont faire de brillantes carrières. Votre aîné se révélera très vite un véritable génie. Lycéen, il mettait trois jours pour assimiler la matière d’une année entière de cours. Il occupera des fonctions importantes à IBM, comme votre plus jeune frère. Quant au troisième, il va diriger le grand département d’agronomie de l’université du Minnesota. Vous-même, à Paris, sans diplôme, vous allez vivre dans un état de solitude morale qui fera de vous, vous me l’avez avoué avec un sourire, un être en véritable perdition.

     Et pourtant, c’est délibérément, en toute conscience, que vous l’avez fait, ce choix de rester en France. J’ai parlé des poètes des lacs, de votre passion pour Shelley ou pour Keats : vous auriez pu faire un autre choix que la France. Vous auriez pu aussi suivre vos parents en Amérique. Mais non. C’est la France que vous avez voulue. Je le répète, vous ne parlez pas français. Ou si peu. Vous allez être seul, à la dérive. Vos premiers compagnons seront des étudiants chinois, mais ils auront des diplômes, eux, des bourses, ce seront des nantis, en somme. Vous-même, le temps de votre bourse est achevée, vous n’avez rien. Mais vous avez choisi ce rien. Le vide, parce qu’il aspire déjà à la plénitude.    

     Un jour, vous avez dit que vous aviez sept ans, une tante vous a rapporté de Paris des reproductions du musée du Louvre. Des Vénus grecques, des nus d’Ingres et de Chassériau. Vous avez ressenti – je vous cite – un « véritable choc pour des merveilles d’un autre monde, choc charnel pour des images de femmes », que, plus tard, vous avez mises en regard de ces autres images, les humiliées, les violées, les éventrées de Nankin. Avec Romain Rolland et André Gide, les photographies de Nankin constituent ainsi une autre mise en abîme de la rencontre Est-Ouest qui, dès votre enfance, face à la bestialité des bourreaux de la Chine, vous a conduit vers une forme de beauté venue de l’Occident et singulièrement de France. Bien sûr, il y aura plus tard Jean-Christophe et Nathanaël, puis Henri Barbusse ou Valéry. Mais c’est tout cela, Ingres et Le Feu de Barbusse, Charmes de Valéry et un torse grec dans un musée français, qui vous a retenu à Paris.

     Vous l’avez payé cher, ce choix. L’angoisse du lendemain. La carte de séjour à renouveler, la queue devant la Préfecture de police, le guichet qui se ferme : désolé Monsieur, c’est fini pour aujourd’hui, revenez demain ! La vie de tous les jours en somme dans le Paris d’après guerre d’un Chinois de vingt ans, sans diplôme, désormais sans bourse, qui a été poète et qui ne peut plus écrire. C’est peut-être, d’ailleurs, la première phase de ce dialogue que vous avez si admirablement su faire naître en vous entre la France et la Chine : le silence. La langue française ne vous appartient pas, pas encore. Quant à la langue chinoise, loin de Chine, elle flotte sans repères autour de vous. Vous avez prononcé le mot de perdition.

     En perdition, vous l’êtes, bien sûr, sur le plan matériel. C’est le temps de la plonge dans les restaurants, des petits boulots de manutentionnaire et des leçons de chinois, des traductions. Vous êtes aussi en perdition sur le plan métaphysique. Ni le ciel, ni la terre. Ni patrie, ni terre d’accueil. Aucune vocation, que votre solitude. Mais une foi brûle en vous. Plus d’un demi-siècle plus tard, ce même feu brûle toujours. Ainsi faites-vous feu, faites-vous France de tout bois. Vous n’avez aucun titre universitaire ? Eh bien, vous assisterez à tous les cours de la Sorbonne qui vous sont ouverts. Vous n’avez pas de livres ? Vous passerez le reste de vos journées à la bibliothèque Sainte-Geneviève où, dévoreur de bouquins, vous devenez la bête noire des bibliothécaires.

     Mais il y a aussi le Collège de France. Et c’est de là que viendra la lumière. Au Collège, vous suivez les cours de Paul Demiéville, le grand sinologue. Dans la classe de Demiéville, vous êtes dans le fond de la salle, un Chinois anonyme parmi les étudiants. Et voilà qu’un jour, en réponse à une citation de Demiéville, vous évoquez, vous, l’un des « Sonnets à Orphée » de Rilke. Une conversation s’engage : Paul Demiéville vous a remarqué, il ne vous oubliera plus.

     Nous sommes à la fin des années cinquante. Une décennie a passé. Votre vie s’écoulera désormais – je le souligne après vous – au rythme des décennies à venir. De dix ans en dix ans, vous devenez peu à peu ce que vous êtes aujourd’hui. Dans la classe de Paul Demiéville, vous êtes, certes, toujours un Chinois venu de nulle part, mais c’est avec l’un des plus célèbres sinologues français que vous avez noué un dialogue. Tout, dès lors, s’enchaîne. Paul Demiéville vous présente à Gaston Berger. Gaston Berger, qui est en train de fonder son « Centre d’Études Prospectives », a besoin d’un collaborateur chinois qui ne soit pas enfermé dans le seul discours des sinologues entre eux. Tout de suite, le contact avec Gaston Berger s’établit. Vous n’avez pas de diplômes ? On fera avec – ou plutôt sans. Il n’existe pas d’emploi budgétaire pour vous ? On en trouvera un.

     Promis au poste de Directeur général de l’UNESCO, Gaston Berger va trop vite mourir, d’un accident de voiture. Mais après Demiéville, après Berger, un troisième homme va se trouver sur votre chemin. C’est Alexis Rygaloff, qui vient de fonder son « Centre de Recherches Linguistiques Chinoises ». Rygaloff, l’élève de Pelliot, Pelliot, le découvreur de Dunhuang, le plus célèbre arpenteur de la Chine, jusque dans les marges les plus lointaines et les plus sacrées de son territoire. Vous avez rencontré Rygaloff aux obsèques de Gaston Berger, quelque part en Île-de-France. Comme si, l’un après l’autre – Demiéville, Gaston Berger, Rygaloff… – ils se passaient une manière de relais. Gaston Berger devait vous trouver un poste, Rygaloff vous l’attribue et vous intégrez ce qui est devenu aujourd’hui le Centre de Recherches Linguistiques sur l’Asie Orientale. Vous, le jeune homme venu de Chine qui a si longtemps erré dans un Paris pour lui fermé, vous allez désormais croiser beaucoup de ceux qui font de ce Paris des années soixante et soixante-dix un foyer intellectuel incomparable.

     C’est ainsi qu’un autre homme va bientôt se rendre compte de ce que vous pouvez lui apporter. C’est Jacques Lacan. Lui aussi a besoin d’un Chinois ouvert à l’Occident. C’est fou ce que les intellectuels Français de ces années-là pouvaient avoir besoin de collaborateurs chinois éclairés à leur lumière à eux ! Lacan va donc avoir recours à vous pour l’aider à trouver son chemin dans les dédales d’une pensée chinoise qu’il veut approfondir. Et vous, de passer dès lors des heures sinon des jours entiers en sa compagnie. Mais qui est le maître, qui est l’élève ? Si de Lacan vous avez surtout appris une manière d’interroger les textes, Lacan lui-même puisait sans retenue à la bonne source. Au risque de l’épuiser, cette source. Vous habitez alors Vitry, vous rentrez tard de vos longs tête-à-tête avec Lacan, et c’est souvent pour être réveillé plus tard encore dans le soir. Par Lacan, qui veut poursuivre l’entretien jamais achevé. Et quand, bel et bien épuisé, vous direz au maître devenu votre étudiant que vous ne pouvez plus continuer à ce rythme, celui-ci, désespéré, se demandera ce qu’il va « devenir sans vous ! ». Il vous rémunérait jusque là. Bon prince, vous accepterez pour un temps de revenir encore chez lui. Mais en ami. Pour les beaux yeux du lacanisme en somme ! pour lequel vous travaillez encore un temps, mais pour rien.

     Les dix années qui vont suivre seront dix années particulièrement fécondes. Autour de Rygaloff on pratique la sémiologie comme la sinologie, l’une et l’autre pure et dure. Mais vous-même, dans l’immense dénuement qui a été le vôtre, vous avez creusé en vous une manière d’espace intérieur qui vous permet d’engranger tant de choses. J’ai dit un espace intérieur ? C’est une bienheureuse béance qui appelle à vous tout ce que la création, la nature ou l’homme ont apporté de grand ou de beau. Au lieu de vous spécialiser, comme tout chercheur qui se respecte, vous devenez une sorte d’amateur passionné.

     La beauté comme la souffrance humaine s’inscrivent dans le territoire sans bornes de votre sensibilité. Chaque Chinois porte en lui l’expérience de la douleur. Les massacres de Nankin, les photographies des victimes honteusement dérobées par les bourreaux vous hantent encore. Vous ne vous analysez pas : vous éprouvez. Dans le même temps, la peinture, la musique, la poésie vous envahissent.

     La poésie : vous étiez poète à quinze ans. Puis vous vous êtes tu. Mais dans les années soixante, vous avez déjà effectué un premier travail sur un poète de la dynastie Tang, Zhang Ruoxu. Dans le sillage de ceux que vous côtoyiez, vous avez appliqué les grilles d’étude du langage alors en vogue en Occident à un poème chinois du VIIIe siècle. Un seul. Le seul poème qui soit resté de l’œuvre de Zhang Ruoxu. Mais derrière vous se profilent les grandes ombres de Roman Jakobson et, naturellement, de Claude Lévi-Strauss. Et votre texte est devenu un mémoire pour l’École des Hautes Études. Jacques Gernet, Roland Barthes qui faisaient partie du jury l’ont fait lire autour d’eux.

     Et voilà qu’au début des années soixante-dix – nouvelle décennie – une jeune femme dont vous dites qu’elle était très jeune, très belle, superbe d’intelligence, débarque dans les locaux provisoires où est installé le centre de Rygaloff. Elle demande à voir un certain M. Cheng. Celui-ci se présente, modestement. Elle parle avec admiration de l’analyse faite par lui du poème de Zhang Ruoxu, mais regrette que le jeune Chinois (qui n’est déjà plus si jeune, d’ailleurs, que cela) n’ait travaillé que sur un poème. C’est à toute l’époque Tang qu’il doit en élargir l’étude. Et la jeune femme de proposer de publier ensuite ce travail aux éditions du Seuil.

     Derrida, Lacan, Tel Quel sont publiés aux éditions du Seuil. Et M. Cheng rêvait précisément d’être publié au Seuil ! La jeune femme l’y présente aussitôt. Le livre paraîtra en 1977. La jeune femme s’appelle Julia Kristeva. Le livre, ce sera L’Écriture poétique chinoise, le premier de vos ouvrages majeurs.

     La poésie, la peinture. Deux ans après L’Écriture poétique, vous publiez le deuxième volet de votre réflexion sur les arts de votre Chine. C’est Vide et Plein, le langage pictural chinois. Pour vous, c’est une évidence, le caractère chinois est déjà peinture. Les béotiens occidentaux que nous sommes l’entrevoient vaguement, et c’est tout. En une langue d’une admirable transparence, vous nous dites tout. Poésie, calligraphie, peinture sont une seule langue, un même trait du pinceau. Plus tard, vous nous direz dans Et le souffle devint signe ce qu’est pour vous ce trait de pinceau-là, animé par le souffle qui habite le vide.

     Votre second petit grand livre – 150 pages, celui-là – est d’entrée de jeu un succès auprès d’un nouveau public. Des peintres, des artistes, vont trouver dans ce que vous dites là du vide créateur de tensions, un enseignement dont ils avaient besoin. D’entrée de jeu, ce jeu, donc, entre les signes de l’eau ou de la montagne qui les disent ; entre l’espace de la feuille et les traits du pinceau qui les tracent, ce mode d’emploi, en somme, du vide, devient pour beaucoup d’artistes un texte majeur. Plus tard, un Tapiès, le grand artiste catalan vous le dira sans détours : vous vous croyez solitaire ? Mais vous avez dans le monde entier une immense famille ! Tapiès sortira alors de sa poche un volume usé, fatigué, maculé d’avoir été lu et relu. C’est Vide et Plein. Entre lui et beaucoup de ses amis, Vide et plein est devenu une manière de mot de passe.

     Immédiatement reconnu par le public, vos deux ouvrages n’ont pas été acceptés d’emblée par le milieu universitaire. C’est à Harvard, lors d’un colloque sur la poésie chinoise, que vous allez vous révéler à lui. Et c’est seulement sur l’intervention de deux professeurs amis que vous serez successivement nommé maître-assistant, puis professeur aux « Langues-O » : Nicole Vandier-Nicolas et Marie-Claire Bergère. Deux femmes. Après Julia Kristeva, avant nos amies du prix Femina qui vont vous récompenser, avant peut-être d’autres, Madame le Secrétaire perpétuel – elles sont parmi ces femmes par qui le ciel s’ouvre peu à peu à vous. On vous convainc de poser votre candidature à un poste de professeur. Vous faites la demande. On vous répond, si j’ose dire, du bout des lèvres. Pourtant vous avez dû être convaincant, car vous voilà professeur à l’INALCO.

     Mais les efforts que vous avez faits sur vous-même toutes ces années vous ont épuisé. Vous êtes maintenant malade, faible, fragile. Vous parcourez Paris, délivrez vos enseignements et rentrez chez vous vous coucher. Vous passez des journées entières à travailler, mais dans votre lit. Le moment est sûrement venu – et je n’ai que trop tardé – de dire la place que tient dans votre vie Madame Cheng, Micheline Benoit, que vous avez épousée en 1963. C’est votre second mariage. Votre première femme a regagné la Chine en pleine Révolution culturelle. Vous avez eu d’elle une fille. J’aurais déjà dû parler d’Anne Cheng, première Française d’origine chinoise sortie de l’École normale supérieure où elle était entrée première. Sinologue comme vous, son ouvrage L’Histoire de la pensée chinoise est vite devenu une somme irremplaçable.

     Depuis que vous l’avez rencontrée, Micheline Cheng a fait de votre vie d’éternel émerveillé, selon le mot de M. Maurice Druon, une vie difficile, solitaire, mais une vie qui peut quand même être vécue. À partir de ces années quatre-vingts, c’est elle qui vous rendra supportable les terribles douleurs physiques dont vous souffrez. C’est parce qu’elle a été à vos côtés que vous avez pu poursuivre votre itinéraire spirituel et de création.

     Les années quatre-vingts, nouvelle décennie, vous installent, en effet, d’abord au premier rang de ceux qui réfléchissent sur la peinture chinoise. Après Vide et Plein, un éditeur courageux, Jean-Pierre Sicre, vous a donné à son tour carte blanche et vous avez publié Mille ans de peinture chinoise un volumineux ouvrage, aussitôt épuisé que paru. Grâce à cette somme, vos lecteurs peuvent aller plus loin, au cœur même de cette peinture dont un peintre de la dynastie des Song dit « Avant de peindre un bambou, laisse d’abord pousser en toi-même un bambou ». Ces Mille ans constituent le deuxième volet d’un travail d’initiation des ignares que nous sommes, nous amateurs tellement attentifs à l’art de savoir aller plus loin de ceux dont nous faisons nos idoles, que nous sommes bien incapables de comprendre comment un réseau ténu de quelques signes peut définir une cosmogonie qui atteint à l’essentiel. Dans la foulée d’André Malraux, nous avons quelques connaissances de la sculpture en Chine. Victor Segalen nous a parlé de la grande statuaire chinoise. Mais la peinture, nous n’en savons que si peu de choses. Là, et même si le mot est usé d’avoir été trop vite découvert et épuisé, vous avez vraiment joué le rôle de passeur.

     Mais dans le même temps, incapable de vous enfermer dans le champ clos d’une spécialisation, vous touchez déjà à d’autres domaines. De l’écriture chinoise sont nées, vous nous l’avez expliqué, non seulement la peinture et la poésie, mais aussi la musique. Vous n’êtes pas peintre mais vous peignez parfois des bambous. En revanche, vous affirmez que vous n’êtes pas musicien. Pourtant, je vous ai entendu pratiquer une musique qui est la vôtre. Bien des poèmes classiques chinois ont été écrits pour être chantés, souvent sur des airs connus de tous les amateurs et désignés expressément par les poètes. Eh bien, ces poèmes-là, je vous ai entendu les chanter – vous dites : les psalmodier – et c’est une belle musique que celle de votre voix à vous dans les poèmes de ceux que vous aimez.

     Mais vous êtes d’abord poète et, dans ces années quatre-vingts, la poésie renaît en vous. Je reviendrai sur cette poésie car rien n’illustre plus clairement le dialogue Chine-France dont vous êtes l’infatigable artisan. Poèmes, donc, mais aussi – je dirai enfin : roman. Enfin ? Je me suis interrogé. Comment vous, Monsieur, qui faites de la poésie un langage vivant ; qui avez écrit quelques-uns des essais les plus remarquables de ce dernier quart de siècle ; comment vous, Monsieur, pouvez-vous considérer le roman comme une manière d’aboutissement ? Comment vous, Monsieur, pouvez-vous lui donner cette place privilégiée dans votre création, alors que le roman est aujourd’hui, en France, la forme la plus courante, sinon la plus galvaudée de l’écriture ? D’abord, vous me l’avez fait remarquer, vos éditeurs habituels n’ont pas plus compris que moi. Vous étiez un auteur rare, réputé – pardonnez-moi : difficile. Et voilà qu’avec le Dit de Tian-Yi, vous tombez, osons le mot, dans un genre qui frappe implacablement tous ceux qui se piquent aujourd’hui de littérature.

     C’est très calmement que vous me l’avez ensuite expliqué. Seul le roman peut exprimer ce qu’aucun autre langage ne saurait dire. Seul le roman — vous m’avez cité la formule d’Aragon : « le mentir vrai » –, seul le roman peut exprimer le flot d’une vie, le tumulte d’une guerre, ce feu que vous avez gardé intact en vous de passion, d’émerveillement et de douleur. Voilà pourquoi votre premier roman a été si long à écrire. Vous n’étiez sûr de rien, vous cherchiez, vous hésitiez. Puis votre livre a paru chez Albin Michel et, d’entrée de jeu, vous avez obtenu l’un des prix littéraires les plus prestigieux qui soient : le prix Femina. Un deuxième roman suivra, porté par le même souffle qui est quête, quête de beauté, quête d’amour. Comme chaque fois, le touche-à-tout passionné que vous êtes s’est imposé avec éclat.     

     C’est que ce souci du dialogue qui vous a animé dès votre arrivée en France, n’a cessé de s’affirmer, de s’aiguiser, de multiplier les points de fusion où vous avez appris à communier avec l’autre. Mais si votre réussite a été si éclatante, c’est que, vous le savez depuis longtemps, chaque fois que la Chine s’est ouverte à des cultures venues d’ailleurs, elle a connu un renouveau. Chaque fois qu’elle s’est refermée sur elle-même, elle s’est ankylosée dans sa vastitude. Et ce sont le plus souvent les religions qui ont enrichi d’un sang neuf le vieil empire. Ainsi, autour du IVe siècle, l’arrivée du bouddhisme a-t-elle apporté au taoïsme et au confucianisme le sens du péché et le souci du salut de l’âme, en même temps qu’un formidable élan artistique qui, de Dun Huang à Lung Men et Yunkang – ces grands bouddhas de pierre levés, impassibles – a parsemé le pays d’un renouveau d’images. Plus tard, l’islam ; plus tard encore, le christianisme joueront le même rôle.

     Dès lors, arrivant vous-même en France, vous ne pouviez pas ne pas vouloir, à votre tour, entamer un dialogue avec une religion qui, pour en rester au seul domaine culturel, avait bâti les cathédrales et engendré les chorals de Bach.

     Nous le savons, vous avez reçu le baptême dans l’Église catholique, mais vous préférez être simplement qualifié de chrétien, dans la mesure où vous concentrez votre attachement à la figure du Christ. Votre père était confucéen et c’est dans cet environnement que vous avez été élevé. Votre révolte de dix-sept ans, dans le Shanghaï de 1946-1947 était déjà une remise en question personnelle d’un ordre où vous ne vous reconnaissiez plus. Vous aviez vu la douleur, le crime, la honte : les massacres de Nankin c’était le mal absolu mais la Chine toute entière sombrait depuis longtemps dans l’arbitraire et la corruption, avec leurs cortèges de violences. Or, aucune des trois religions chinoises n’envisage, comme la religion chrétienne, le face à face avec le mal. Confucius et Mencius ont bien posé le problème du bien et du mal, mais ils croient ensemble à une bonté innée. De même font-ils confiance à l’éducation, à un souverain éclairé pour amener le peuple dans cette voie. Le Christ, lui, a dévisagé le mal de façon absolue pour prendre en charge le destin tragique de l’humanité et nul n’est descendu plus bas que lui vers ces abîmes. Avec le Christ, avec le fait christique, vous vous retrouvez bien loin d’une simple morale de comportement – faire le bien, éviter le mal… Si le Christ a connu le mal absolu, il a proposé en retour non seulement le bien absolu, nous dites-vous, mais l’amour absolu et son corollaire, le pardon.

     Dès lors, arrivé en Occident, vous avez voulu un face à face transcendantal avec la religion qui aille bien plus loin que votre dialogue avec Athènes, par exemple, ou avec Descartes et Kant. J’ajouterai que la rencontre avec celle que vous avez épousée en 1963, elle-même chrétienne, ne pouvait que vous encourager dans cette voie. Voilà pourquoi ce fait christique, vous avez voulu le connaître de l’intérieur. Voilà pourquoi vous avez choisi le nom de François : François comme France et français, oui, mais aussi l’humble entre les humbles, celui qui parlait à Assise aux oiseaux. Nous devinons dès lors que vous entretenez avec le Christ un dialogue tout aussi intime et personnel que celui que vous menez avec Shakespeare, Rembrandt, Jean-Sébastien Bach ou Schubert. Vous me l’avez dit, en une langue simplement parlée, sur le ton de la confidence : « Entrer le soir dans une église inconnue, l’obscurité, une lampe allumée là : c’est là que se trouve la meilleure part de l’homme. C’est là que sont conservées ses plus grandes aspirations. » Ainsi, votre entrée en dialogue avec cet Occident que vous avez choisi a-t-elle été totale.

     

     Mais c’est sur votre dialogue avec la France – et singulièrement avec la langue française – que je veux à présent m’attarder. Et pour cela, je ne peux pas ne pas citer quelques lignes de ce petit ouvrage, Dialogue précisément, publié peu après votre élection parmi nous, qui constitue une manière de déclaration de foi. « Le destin a voulu qu’à partir d’un certain moment de ma vie, je sois devenu porteur de deux langues… J’ai tenté de relever le défi en assumant à ma manière les deux langues, jusqu’à en tirer les extrêmes conséquences… C’est dire que […] après mon arrivée en France, ma vie a été marquée par un drame personnel fait avant tout de contradictions et de déchirements. Ceux-ci, toutefois, se sont transmués peu à peu en une quête non moins passionnelle lorsque j’ai opté finalement pour une des deux langues, l’adoptant comme outil de création sans que pour autant l’autre, celle dite maternelle, soit effacée purement et simplement. » C’est ainsi que ce dialogue vous a amené à nous expliquer en pédagogue inspiré l’écriture poétique et la peinture de votre pays. Ou, en retour, à traduire les poètes français, Henri Michaux, Mallarmé. Mais ce que vous nous dites de la manière dont vous avez abordé votre propre poésie est probablement le plus révélateur encore de ce jeu alterné des images et des mots issus de l’une et l’autre langues.

     La poésie chinoise – pardonnez-moi de simplifier à l’excès votre propos – est faite de ces signes qui, images d’abord avant les mots, dessinent ce qu’ils décrivent. Chacun d’entre eux a un sens et un arrière-sens précis dans la cosmogonie spirituelle animée par le souffle du poète, qui les trace d’abord sur le papier, puis les prononce à haute voix après cent, mille poètes ou philosophes, voire peintres même, qui y ont eu recours avant lui. Ainsi nous dites-vous comment, écrivant tour à tour les mots de montagne, de rivière, de nuage, vous abordez à une description du monde parfaitement codée – la vallée qui est le sexe de la femme, nuage et pluie qui signifient les rites de l’amour – à la manière des poètes français ou élisabéthains du XVIe siècle qui jouaient sur tout un jeu de références antiques que nous sommes souvent, aujourd’hui, bien incapables de décrypter. Mais la langue chinoise – dessins, mots et musique réunis en un seul sens, susceptibles en outre de jeux sur le son comme sur le sens, voire sur le signe lui-même – est d’une toute autre richesse.

     Redevenu poète, vous avez pourtant choisi le français. Dès lors, dites-vous, vous avez éprouvé une manière de jubilation à re-nommer les choses à neuf comme, je vous cite, « au matin du monde ». Mais vous allez plus loin. Votre langue « neuve », vous l’avez pliée, en quelque sorte, aux codes de la « langue ancienne ». Vous en êtes arrivé à sentir, lire, dire, vivre les mots français comme des idéogrammes qui incarnent, phonétiquement, des figures. Et vous nous expliquez que le mot « arbre », phonétiquement et même graphiquement (je vous cite à nouveau) s’élève d’abord (c’est la première syllabe ar), puis plane là-haut (c’est le b, avec son double rond tout en équilibre), avant de répandre l’ombre bienfaisante (c’est la syllabe finale, re). Vous précisez encore qu’« au cours de la croissance de l’arbre, il y a une série de sons (f) qui suggère ce qui fuse, foisonne, se fend ou se fond... ». Voilà. Non seulement vous vous appropriez cette langue, mais vous y découvrez un sens et des sonorités neuves pour en faire votre poésie.

     Je ne peux dès lors résister à évoquer un autre poète qui tenta lui aussi ce dialogue entre ces deux mêmes cultures. Je veux naturellement parler de Victor Segalen. Mais alors que vous, vous êtes approprié la langue de l’autre pour en faire le véhicule nouveau d’une pensée et d’un langage pour vous anciens, Segalen procède d’une démarche inverse. Il part d’une forme chinoise parfaitement signifiée, la stèle, qu’il réinvente en lui donnant dans sa langue à lui, le français, un contenu d’allure chinoise. Je dis d’allure, faute de trouver mieux pour définir cette manière de couler dans un moule oriental un langage aux codes orientaux mais tout imprégné, comme le vôtre, d’un arrière-plan qui est celui de la culture originelle du poète. Mais Segalen en était à apprendre le chinois, avec un professeur qui deviendra René Leys. Et surtout, la Chine est pour lui radicalement différente de la France telle que vous l’envisagez. Il évoque un « exotisme », certes débarrassé de ce que le mot peut contenir de clichés pour s’enrichir de ce que nous appelons peut-être aujourd’hui différences. De la même manière, il parle d’« esthétique du divers ». Mais sa recherche comme sa méthode pourraient parfaitement s’appliquer à d’autres espaces que la Chine. « Un pas de plus (dit d’ailleurs Segalen lui-même) et la stèle se dépouillerait entièrement pour moi de son origine chinoise pour représenter strictement un genre littéraire nouveau… » Ce n’est que lorsqu’il aborde, dans René Leys, le monde « du dedans » auquel, étranger relégué dans celui « du dehors », il désespère d’atteindre, qu’on retrouve en lui ce désir de fusion qui vous embrase vous-même. Mais nous sommes loin de votre démarche à vous, qui placez au cœur de votre soif de l’autre, la souffrance, l’amour absolu et la rédemption.

     Ni Victor Segalen, ni Claudel, ni Saint-John Perse, ne sont allés aussi loin que vous dans cette voie du dialogue. Poètes français, ils étaient nés français. Vous êtes né Chinois. Et c’est l’intensité de votre tête-à-tête avec l’autre qui fait de vous une figure emblématique du dialogue que nous devons tous engager, face à un choc des cultures dont se réclament non seulement tant d’extrémismes fanatiques, mais aussi bien des esprits frileux qui voudraient entourer d’un cordon sanitaire leur propre territoire, de crainte de se voir envahis par l’autre qu’ils ne connaissent pas.

     Cet indispensable dialogue, c’est aussi la réponse à la marche en avant d’une mondialisation dominée par la plus forte demande commerciale d’un plus petit commun multiple, qui risque de laminer, une à une, chacune des cultures qui ne relèvent pas de ce magma confus.

     Mais ce dialogue des cultures que vous invoquez, Monsieur, c’est également la réponse adéquate à ceux qui se bercent dans l’illusion d’un généreux métissage, étendu à toutes les sphères de la culture et qui, à sa manière, deviendrait lui aussi une autre forme, généreuse, je le répète, mais presque aussi réductrice, de la mondialisation. Aux technicolors criards dont tant de produits dits culturels se font le véhicule – paillettes, hit-parades et dix morts à la minute dans n’importe quelle série télévisée – un métissage culturel poussé à ses plus extrêmes limites répondrait par une couleur unique où tout se confondrait dans tout, pour finir, là aussi, par se ressembler.

     Non, Monsieur, ce feu qui brûle en vous n’a que faire des choix réducteurs. Il est animé par une toute autre passion. J’ai dit la beauté, j’aurais dû dire l’amour, j’aurais dû davantage parler des femmes dont vous-même parlez si bien. J’ai dit l’humain au cœur de votre quête. Je dirai encore le miracle qui fait qu’aujourd’hui, cet homme de soixante-quatorze ans, arrivé de Chine voilà plus d’un demi-siècle, sent brûler en lui le même feu, animé de la même ferveur. Vous m’avez cité le mot de Victor Hugo évoquant son propre âge : « La nature ne m’en a pas averti. » Mais Victor Hugo était, à sa manière, un vieillard colossal. Vous êtes resté cette silhouette fragile venue de l’autre bout du monde en quête d’une autre langue, d’une autre culture, sans rien nier de celles de vos ancêtres.

     Et je ne peux pas m’empêcher à présent de me souvenir d’un jeune homme, à peine plus âgé que vous à l’époque, et qui me ressemblait. Comme vous, il avait traversé la moitié du monde, mais dans l’autre sens. C’était au début des années soixante : le jeune homme allait vers la Chine. Il n’en parlait pas la langue et ne l’a jamais parlée. La connaissance qu’il en avait passait davantage par Segalen et Claudel que par les poèmes des Tang que vous citez. Il n’a fait que séjourner quelques années en Chine, mais la découverte qu’il a faite alors brûle encore en lui. Le hasard a voulu qu’il revienne souvent en Chine, particulièrement ces dernières années. Le hasard a fait aussi qu’il soit amené à parler lui-même de culture, de Chine et de dialogue. Vous m’avez donc suggéré, Monsieur, de répondre à votre remerciement en poursuivant donc avec vous ce dialogue dont vous êtes devenu l’un des maîtres. Je n’aurais garde de m’aventurer bien avant sur ce terrain.

     Je dirai seulement que la rencontre avec la Chine, à plus forte raison une immersion de plusieurs années, y ouvre à celui qui vient de notre Occident à nous, un territoire immense de réflexion, fait de paysages et d’images certes, mais aussi de la manière de les dire, sinon de la manière de les voir. Fait de concepts qu’on éprouve comme vous une jubilation à re-nommer, fût-ce dans sa propre langue. Fait, même, des quelques rudiments d’une langue qu’on ne sait pas vraiment, qu’on devine plus qu’on ne la parle, mais qu’on s’exalte à deviner.

     Pour celui dont je me souviens ici, le choc a été miraculeux. Le voyage, d’abord le bateau blanc d’Isé et de Mesa. Puis la remontée en train vers Pékin, en compagnie d’un ami très cher qui se trouve ici, ce soir, à quelques sièges de vous. Pékin enfin. Pékin, aux murailles encore intactes, aux portes debout par lesquelles ont pouvait encore voir, les jours de grand vent de Gobi, les dernières caravanes de chameaux arrivées de l’Ouest enveloppées de poussière rouge telles qu’une Hélène Hoppenot, l’amie de Claudel, a su si admirablement les photographier. Pékin, ville emblématique, la ville dans la ville dans la ville et qui s’appuie sur autre ville. L’exil le plus absolu qui se puisse imaginer. Un autre vent terrible, celui de la Révolution culturelle, a ensuite tout balayé, et là aussi, le choc a été puissant. Puissant enfin, lui encore, le choc du retour. Hantés par la tour de la Cloche et celle du Tambour, par les fantômes de la tour du Renard devenue une « Red Gate Gallery » à la mode, nous rêvions pourtant déjà de revoir Autun et Vézelay. Un dialogue s’est alors installé, qui dure toujours.

     Mais bien loin du vôtre, c’est un dialogue bien misérable aussi, parce que, si nombreux que puissent être les retours, il s’épuise dans l’absence. Il s’ankylose, se fige, se raréfie, se réduit bientôt à la même poignée d’images qui deviennent peu à peu des clichés, avant de mourir en lieux communs. Tel est le lot du commun des voyageurs. Tandis que vous, Monsieur, vous avez même su nous amener à retrouver, du côté de notre âme à nous comme du côté de notre langue, des vérités, des origines, des richesses que nous avions perdues en cours de route, avec l’usage et l’usure des mots, l’écrasement en apparence inexorable de chacune des ces pépites oubliées, par le rouleau compresseur d’une modernité de commande détaillée à la mode de tous, de Pékin à Paris, de Paris à Pékin, sans distinction cette fois d’origine.

     À sa manière, Jacques de Bourbon Busset, en qui je devine avec vous un étrange cousinage spirituel, nous a appris à nous enrichir de ces différences. Que vous occupiez aujourd’hui son fauteuil, Monsieur, montre comment, à travers les siècles, l’Académie française peut vivre dans le sien sans rien renier de ceux dont elle assume l’héritage.

     Votre arrivée parmi nous est exemplaire parce que le chemin qui vous a conduit à cette place, aujourd’hui, est exemplaire. C’est donc le voyageur venu de loin qui a choisi la France et la langue de France que nous accueillons. C’est le romancier. C’est l’essayiste. C’est le philosophe. Je dirai, parlant en mon nom propre, que c’est d’abord le poète.

     J’ai cité Li Bo et Wang Wei, permettez moi donc, Monsieur, de citer six vers de vous, et j’en terminerai là. Ces six vers semblent vous dire tout entier :

« Vers le soir
Abandonne-toi
à ton double destin
Habiter le cœur du paysage
Et faire signe
aux filantes étoiles. »

 

François Cheng

Biographie


Retour
sommaireL_Cheng_0.html