L’origine du monde fut l’image onirique… [1]



Le cadre dans lequel je souhaite faire cette réflexion sur le rêve est celui du cadre de la cure psychanalytique dans lequel les patients viennent parler au psychanalyste une ou plusieurs fois par semaine durant un temps assez long, plusieurs années quelquefois. Je voudrais montrer que l’investissement psychique du lien transférentiel peut être chez certains patients l’outil même de la possibilité de sortir de l’immobilité dans laquelle l’angoisse ou la perte d’identité les mettent. Le modèle d’une surface psychique vivante est celle du rêve. L’analyste est alors attendu de sorte que le rêve fasse partie de l’expression de la vie psychique du patient de la même manière que le parent est attendu pour nommer les vécus de l’enfant et les habiter de langage.  Le psychisme ne peut pas fonctionner s’il n’y a pas quelqu’un qui nomme l’ éprouvé, le traduise en mots. D’autre part le psychisme a aussi besoin d’une surface de projection à partir de laquelle ce qui est éprouvé peut être lu comme quelque chose revenant du dehors. Enfin inscrire les phénomènes douloureux va à contre courant du refoulement ou de  tout autre processus secondaire. Les phénomènes douloureux ont besoin d’un destinataire. Le psychisme ne peut fonctionner s’il n’a pas intériorisé cet « autre là à coté ». La souffrance disparaît du lieu où elle a été éprouvée pour « migrer ». C’est ce qui est à la base du transfert et du rêve. Non seulement le rêve arrive dans la cure pour tisser le lien avec l’analyste et avec sa propre vie psychique mais le rêve se présente comme une nouvelle surface d’inscription psychique. Le processus du rêve suppose un passage au dehors : dans et par le rêve les éléments reviennent d’une scène extérieure qui énonce quelque chose sur ce qui se passe dedans.

Même si le rêve est une perception endo-psychique il se présente  en fait comme une  surface externe d’où on peut se réapproprier ce qui auparavant ne pouvait s’inscrire. C’est ce que Freud avait bien repéré dans son analyse des rêves après un traumatisme. La souffrance est ainsi réintroduite dans un réseau de destination de sorte qu’elle peut être vue non seulement en l’autre mais en soi même, (soi même comme un autre).


J’aimerais évoquer une femme d’une quarantaine d’années, enseignante. J’avais le sentiment qu'entre elle et  celle de la toute petite enfance, il y avait une série de barrières, d’enclos, qui faisaient qu’elle ne se sentait pas en continuité avec elle-même. Non seulement elle se sentait faite de parts d’elle-même hétéroclites et contradictoires mais elle se sentait sans consistance et sans forme. Tout se passait comme si faute de pouvoir être tissée psychiquement elle était dans l’agir. Tout se passait  comme s’il y avait du y avoir une fermeture trop précoce d’un véritable psychique en relation avec l’autre et qu’elle agissait la relation à l’autre sous la forme d’une emprise, c'est-à-dire dépossédée des effets identitaires des vécus infantiles. Elle était dans une relation primaire de quasi-fusion. Elle avait besoin d’être dans la sphère affective de son psychanalyste sinon surgissait en elle immédiatement l’envie de disparaître.

Dans son cas il lui était très difficile d’avoir une conscience de ce qui constituait son « moi ». Le moi peut paraître exister, mais en fait il n’existe pas car il n’y a pas de possibilité de laisser partir au-dehors quoi que ce soit de soi, de manière à ce que cela revienne sur la personne propre en constituant du moi-même et du sujet.


…Sauf les rêves. Les rêves sont possibles. Ils viennent régulièrement relancer la cure. Ils nourrissent la cure (patient et psychanalyste). Ils disent la vie psychique, ils disent la relation qui est en train de se jouer. Ils font de la relation intrapsychique et inter psychique une relation vivante, alors que le désir de fusion pourrait tout immobiliser. Ils ouvrent sur un possible virtuel. Ils déploient les différents vécus de la rêveuse.


Étrangement, je me suis laissé prendre. Je me suis laissé aller à croire en une possible vie réelle, avec parfois des moments de lassitude, surtout lorsque je pensais que nous allions pouvoir nouer une autre relation, une relation plus individualisée. Je ne fus pas sans apprendre. J’appris la qualité de la sensibilité de cette patiente dans sa manière de vouloir la relation, de la chercher quasi instinctivement, de l’inventer, de la créer. J’appris les subtilités, les nuances du désir de partage affectif. J’appris la détresse, les tourments de celle qui se sent hors lien.

J’appris que son attachement n’était pas aussi étouffant que j’aurais pu le penser a priori. J’appris que la parole faisait relais, faisait respiration. J’appris les paroles qui accueillent l’énonciation du désir, tout en le laissant suivre sa route. J’appris les paroles qui accompagnent, qui proposent. J’appris les paroles qui étayent. J’appris les paroles qui écoutent les échos intérieurs. J’appris les paroles qui interpellent, qui questionnent. J’appris les paroles qui nomment.


Elle avait jusqu’ici pu poser un acte qui contenait un éloignement momentané, dans la mesure où elle le faisait me disait-elle « pour vous » (c’est-à-dire pour moi). Il y eut ensuite un début de mutation lorsqu’elle accepta de poser un deuxième acte qui l’éloignait de ses repères habituels et qui, donc, impliquait le mouvement de la vie, lorsqu’elle put le faire non pas « pour vous » mais « parce que vous êtes là ». Dans ce moment-là, elle était comme quelqu’un qui construit une œuvre en sachant que pour la construction de l’œuvre, la fonction de l’autre doit quelquefois être incarnée dans une relation.


Qu’est-ce qui se déplia au sein de cette relation si proche ? Il se déplia toute une série de figures de femmes : Une série non limitée qui naissait au sein même de la relation. Plus nous laissions se déplier cette série de figures de femmes, plus nous tournions autour du nœud central qui était son impossibilité à quitter son point d’origine.



Elle fit alors le rêve suivant : « Ma sœur me présente une petite fille, la fille de Barbara, la chanteuse, qui vient de mourir. La petite fille est allongée. Je suis face à elle, les bras tendus. Elle est très agitée, désemparée. On sent un désarroi dans son babillage. Elle dit quantité de choses, elle a des choses à demander, elle essaie de comprendre. Elle ne sait pas quoi faire car en fait elle est seule. Sa mère est morte et elle n’a personne pour s’occuper d’elle. Elle a des yeux noirs. En lui tenant les deux mains, en me coulant dans son babillage, j’arrive à la calmer et même à la faire rire. J’arrive à faire en sorte que son regard s’anime. La pièce est entourée de nature : des arbres, le ciel. Elle est capable, grâce à ce contact avec moi, de prendre contact avec ce qui l’entoure, avec cette nature. Je me demande qui va pouvoir s’occuper d’elle. »


En écoutant ce rêve, je me disais en moi-même qu’elle me faisait psychanalyste comme l’enfant l’avait fait mère, et je me demandais comment j’allais pouvoir lui faire entendre ce retournement. Je lui dis: « Elle est extraordinaire la petite fille du rêve, car elle arrive à provoquer chez vous, celle qui rêve, quelque chose qui lui donne goût à la vie, qui l’amène à trouver des solutions. Elle est extraordinaire cette petite fille, car elle demande jusqu’à se faire entendre. »

Le fait même qu’elle ait pu faire ce rêve est la manifestation que  ce n’est pas moi qui donne, mais c’est elle qui donne : en effet, c’est elle qui me fait un cadeau en me mettant, moi, en position de celle qui peut lui permettre d’exprimer sa douleur d’aimer. Le rêve ne dit pas seulement ce qui se passe entre nous. Il produit la situation de secours. Lorsque j’interviens, je ne fais que lire ce qu’elle me donne à lire.

Le passage de ce qui est subi à ce qui est agi, le passage d’une position passive à une position active, cette possibilité d’alternance, d’être soit celle qui est animée soit celle qui anime, me paraît définir l’ouverture de la vie psychique.

Qu’elle puisse retourner les rôles de celle qui donne et de celle qui reçoit, qu’elle puisse les alterner, est un indice d’une vie psychique vivante. C’est elle qui me posant comme adresse constitue le lieu et le lien psychique.



A la séance suivante elle reprit ma proposition à laquelle elle avait longuement pensé. Elle l’interpréta comme le fait non seulement que je ne m’ennuyais pas avec elle, mais aussi que je pouvais éprouver du plaisir à l’écouter et encore plus, qu’elle pouvait même avoir sur moi un effet thérapeutique.

Elle dit : « Je voulais vous remercier de quelque chose que vous m’avez donné en approuvant mon rapport à cette petite fille. C’est un peu une représentation de ce qui se passe dans notre relation. Vous m’avez dit que cette petite fille était extraordinaire car elle donnait envie à l’autre de lui redonner goût à la vie, de lui donner l’envie d’être active, de s’interroger pour voir comment on peut l’aider… Si ce n’est pas nouveau pour moi de voir de quelle manière vous êtes présente et  vous vous investissez… là c’est comme si vous m’aviez répondu à la question que je me pose : vous, comment vous sentez-vous dans cette analyse que nous faisons ensemble ?


« Ce souci de produire un effet essentiellement thérapeutique sur autrui n’est pas l’apanage des personnes relativement peu nombreuses qui choisissent de pratiquer professionnellement la psychanalyse ou la psychothérapie ; c’est un souci fondamental et présent en tout être humain. » Énoncé que je reprends à Harold Searles [2].

Nous étions, certaines de mes patientes et moi, en train de vivre le fait que le processus d’individuation passe ou repasse par un processus symbiotique qui est thérapeutique pour l’une s’il est aussi thérapeutique pour l’autre. C’est ce qu’avec mes propres mots j’appelle le processus de retournement.

Ce processus de retournement m’était apparu comme un point pivot : jusque-là nous avions cheminé « normalement », elle me prenant pour celle qui offre et se prenant pour celle qui demande. Cependant, elle mettait une telle insistance à se rapprocher de moi, à me scruter réellement et mentalement, à réagir au moindre début de trace d’agacement ou de désapprobation, que je me demandais ce qui était en jeu dans une telle nécessité de rapprochement dont je sentais bien qu’il s’agissait d’autre chose que d’un simple agrippement.


En « découvrant » – mettant à découvert – ce phénomène de retournement, je découvrais ce dont il s’agissait : elle cherchait en quoi elle – toute patiente qu’elle était – pouvait, elle aussi, jouer un rôle dans mon propre fonctionnement psychique.

Pour résoudre la fixation dans laquelle elle se trouvait quant à son développement psychique, il lui fallait – et il me fallait – faire l’expérience de cette action de l’une sur l’autre.


En prenant appui sur ce fragment clinique j’ai voulu montrer comment l’émergence de la figure transférentielle que sont les rêves est corrélative de l’instauration d’un lieu métaphorique où se mettent en mouvement et se jouent les places de chacune, l’analyste et l’analysante, ce qui permet leur transformation.  

De même que  les rêves  possèdent la fonction d’un acte psychique de mise en figures, en particulier de mise en figures transférentielles, de même ce qui serait à l’oeuvre ici serait la capacité d’entendre le corps dans la parole.


En quelque sorte l’analyste se soutient et soutient le transfert en se coulant dans la dynamique du rêve, il se laisse animer et instaure un champ pour une parole qui peut prendre la dimension d’un geste, de manière à déjouer les forces de mort.



                                                                                    février 2007

 

Le rêve comme figure tranférentielle


Pascale Hassoun





[1] Quignard (P.), Abîmes, Paris, Grasset, p.24



































































































































































































































































[2] Le contretransfert, Paris, Gallimard, 1981, p. 15.



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