Colloque Dolto : Écouter l’enfant

Chengdu (Chine) 24 au 24 mai 2008


   - J’aurai un métier plus tard.

- Qu’est ce que tu dis ma pauvre fille ?

- Je serai médecin d’éducation.

Tout le monde pouffant de rire : Qu’est ce que c’est ?

- Je ne sais pas mais il faut que ça existe…

…Mon idée était davantage d’aider les parents à éduquer leurs enfants, à les comprendre. [2]




Le sens des mots m’a toujours posé question du fait du malentendu entre moi enfant et mes parents… et j’étais sensible au malentendu du sens de la beauté… Toute ma vie j’ai eu les yeux ronds sur Françoise Dolto ce qui se passait, ne comprenant pas et cherchant à comprendre. Mais c’est ce qu’on fait en psychanalyse […] c’est avoir les yeux ronds devant les symptômes et se dire : « Mais comment les comprendre ? ». On a les yeux ronds, on essaie une méthode qui permettra de comprendre. [3]

Ainsi s’exprime Françoise Dolto lorsqu’elle est interrogée sur ce qui a pu l’amener à vouloir être psychanalyste. Elle dit avoir voulu inventer un métier celui de « médecin de l’éducation », et elle ajoute : « je croyais à la science. Pas à celle des docteurs, à celle des relations humaines ». Elle avait alors huit ans… Nous sommes en 1916. Comme elle le dit quelques lignes plus loin, sa première idée n’était pas de s’occuper des enfants mais d’aider les parents à comprendre les enfants… Une petite fille de huit ans qui se préoccupe non pas d’elle directement mais des parents qui eux ont encore plus besoin d’être aidés que les enfants… ce n’est pas banal ! Pourquoi le fait-elle ? Parce que, dit-elle,

Je voyais que la guerre dérangeait le comprenoir [4] de beaucoup d’adultes. Et ceci m’a fait comprendre que les adultes sont des gens pour qui j’avais beaucoup de compassion. Quand j’étais enfant les adultes très vite devenaient des gens fragiles et qu’il fallait aider, surtout ne pas déranger, ne pas gêner. [5]

Disons que le monde de Françoise Dolto est celui du problématique. Celui-ci fut pour elle son « commencement ». Ce qui fut problématique pour elle ce ne fut pas la perte de son innocence en tant qu’enfant mais la perte de ce que représentait pour elle le monde des grands. Alain Manier l’interroge sur le fait qu’elle se trouvait marginalisée d’avec le monde des adultes parce qu’elle suivait son raisonnement logique propre qui se révélait être à contre temps de celui des « grandes personnes », au point qu’on aurait pu la prendre pour une « débile ». Elle répond :

Moi, je croyais que les grandes personnes avaient raison, et c’est ça l’important… Il m’a fallu assez vite trouver à me défendre. Et, c’est arrivé le jour où j’ai compris que les grandes personnes disaient n’importe quoi, qu’elles ne savaient pas ce qu’elles disaient. C’est là que ma compassion pour les grandes personnes a été telle que je ne les ai plus crues [6]. J’ai vu que j’étais aussi bête que les grandes personnes puisqu’au bout de trois jours je faisais comme elles et que j’arrivais à vivre aussi bien en ne sachant pas où j’allais. Je me suis dit : « Elles ne sont plus bêtes, on est tous bêtes. […] Je sentais qu’on était tous des pauvres malheureux, quoi ! Qu’il fallait faire avec. C’est très important l’expression « faire avec ». Accepter comme c’est et ne pas vouloir redresser les torts. On est comme on est. [7]

Le monde des grands est donc problématique parce que les grands font des choses absurdes ou contradictoires. Alors qu’elle croit que les grandes personnes sont celles qui ont trouvé un sens à leur vie (ce qui, pour elle, signifie : savoir que la mort peut se présenter et l’accepter) et par lesquelles elle-même enfant le trouvera, il se produit exactement le contraire au point qu’elle en vient à penser aux grands en termes de « ces pauvres grands » et à compatir à leur malaise, à leur errance et à leurs réactions incompréhensibles. Elle parle de ce moment comme un moment fondateur, une rupture, disant que cette rupture peut produire dans l’enfant soit une névrose soit de la curiosité. Le problème n’est pas de quitter l’enfance mais celui des effets sur l’enfant de ses interrogations sur les Autres (écrit avec un grand A) lorsqu’il commence à réfléchir à leurs attitudes. Lorsqu’il se heurte à l’incohérence de l’Autre, l’enfant peut soit se replier dans une forme de bêtise passivante, s’enfermant dans une bulle, ne cherchant plus à comprendre, soit sa curiosité est piquée au vif, curiosité qui peut aller de l’espionnage aux gains de savoir les plus riches. Il y a donc un « passage » complexe. Beaucoup de choses se jouent dans ce que l’enfant fera de ce passage. En effet quitter la référence à l’Adulte introduit pas tant une nouvelle période qu’un nouveau rapport à soi. Pour Françoise Dolto, le psychanalyste s’en tient à un sens, celui du symptôme : à construire autant qu’à déchiffrer. Ce qui se construit est ce nouveau rapport à soi.

Ce nouveau rapport à elle-même et donc au monde et aux autres est ce que nous lisons dans ses correspondances, écrits autobiographiques, entretiens et interviews, et tout au long de ses séminaires. C’est ce qu’elle essaie avec beaucoup de douleur et de culpabilité de dégager tout au long de son parcours d’adolescente, de jeune fille, puis de jeune étudiante en médecine. C’est un dégagement extrêmement douloureux mais, lorsqu’il est fait, elle ne revient pas dessus, dans une sorte de certitude interne que ses choix sont justes même s’ils font souffrir ceux qu’elle aime le plus, ses parents et sa fratrie. Née au sein d’une famille dans laquelle l’expression orale et écrite est développée, elle s’exprime très tôt sous toutes ces formes. On est frappé à la lecture de ses lettres d’enfant et de jeune fille de sa capacité à nommer et décrire ce qu’elle ressent et ce qu’elle voit. C’est une grande observatrice de ce qui l’entoure et de ce qui est dans son cœur. De très belles lettres disent cette lecture des sentiments les plus infimes, des liens, des désirs de plaire mais aussi de vivre à son rythme. Elle se cherche, vit un tumulte intérieur, analyse ce qui se passe en elle. Elle n’hésite jamais mais est consciente qu’il y a en elle des aspirations multiples. On la sent dans un grand tourment de ne pas pouvoir satisfaire ceux qu’elle aime, de laisser échapper ce qu’elle voudrait retenir pour ne pas faire de peine. Mais elle suit son chemin. Elle aime par-dessus tout la vie. En 1934, sur les conseils de son père, Françoise Dolto commence une psychanalyse avec René Laforgue, six jours après avoir rompu ses fiançailles [8]. Les lettres à sa mère redoublent au moment même où, en analyse (elle a à ce moment-là 26 ans), elle s’efforce d’oser suivre sa propre voie. Et il est difficile de savoir si ces lettres quotidiennes, dans lesquelles elle décrit à sa mère au jour le jour ce qu’elle vit, sont écrites pour sa mère ou pour elle, sorte de fil d’Ariane [9] au moment où elle ose s’affronter vraiment à son propre désir.

Au seuil de sa vie de femme et de médecin d’enfants, elle écrit une lettre très vive à ses parents dans laquelle elle précise exactement à quelle sorte de confusion et d’amalgame elle ne veut pas être réduite. Elle a alors 30 ans. Outre sa capacité à trouver les mots pour exprimer, déplier et déployer ce qu’elle estime être son identité, la puissance de sa révolte libératrice semble être à la mesure de la puissance des contraintes familiales sous leurs formes idéologiques, religieuses, socio-éducatives, mais aussi surmoïques et culpabilisantes. Déjà dans cette lettre elle affirme pour elle ce qu’elle ne cessera d’affirmer dans la dialectique entre parents et enfants : le fait qu’il est nécessaire, parfois, de soutenir le refus d’un amour qui risquerait d’ébranler en soi-même le vecteur dynamique du devenir. Ce qu’elle élabore très clairement dans son approche très originale de la jalousie.

Sa révolte, son analyse assez radicale des effets pervers d’un désir parental qui ne reconnaît pas la personne dans l’enfant, n’entraînent chez elle aucune condamnation car il y a toujours le point de vue de l’autre qui est pris en compte et une volonté de ne pas juger. C’est là où, il me semble, il y a passage à l’analyste. Après cette lettre, ayant rédigé sa thèse de médecine sur le thème « Psychanalyse et pédiatrie » et ayant terminé son analyse — voici comment elle en parle :

J’avais un critère pour savoir que mon analyse serait terminée — ça vaut ce que ça vaut mais je me demande si ce n’est pas assez juste —, c’est que si je suis avec quelqu’un, dans le métier, et si ce quelqu’un me fait penser à quelque chose de moi, c’est que je ne l’écoute pas […] Le jour où j’ai vu que j’étais totalement libre de me prêter à la relation, et après ça de revenir complètement à ma vie en oubliant la relation, alors je me suis dit : « Je suis assez analysée. [10]

— ne voulant pas rentrer dans le jeu du pouvoir médical institutionnel, elle s’installe en libéral comme pédiatre et psychanalyste. Du fait de sa thèse qui lui sert de travail théorique et ayant suivi depuis plusieurs années des séminaires, elle est élue à l’unanimité membre titulaire de la Société Psychanalytique de Paris. Nous sommes en 1939. La guerre éclate, ce qui n’a pas été sans effet sur l’importance de son attention aux traumatismes et sur son souci de différencier ce qui est de l’ordre d’une réaction à un traumatisme et ce qui est de l’ordre névrotique.

À sa volonté de ne pas condamner, à son regard lucide sur les interférences possiblement négatives entre la dynamique du désir et celle de l’attachement, il faut ajouter son souci de séparer l’expérience subjective de l’enfant du jugement moral porté par l’adulte sur ses actes et comportements. Le danger de l’interdiction malvenue, de la menace de punition étant d’ôter à l’enfant le droit de prendre les risques réels et nécessaires qui font partie de son apprentissage du monde. Par exemple à un enfant qui touche quelque chose de brûlant, elle dit « Ce n’est pas mal de se brûler, ça fait mal, ce qui n’est pas pareil. » [11] Ou encore à un enfant insupportable, ne voulant pas l’identifier à son acte, elle lui dit : « Je ne suis pas fâchée avec toi, je suis fâchée avec ce que tu as fait. » [12] L’essentiel de sa position est l’écoute et la tentative poussée le plus loin possible pour comprendre. Mais lorsqu’elle n’y arrive pas, cela peut se produire en particulier avec un nourrisson ou enfant psychotique, elle lui dit : « Je ne comprends pas ce que tu veux me dire, mais je sais que tu veux me dire quelque chose. Et je t’aime. » [13] Cette mise en mots d’une incompréhension et ce « je t’aime » donnent la mesure, elle le dit elle-même, qu’au-delà de la compréhension plus ou moins possible reste une dimension essentielle, celle de la reconnaissance de l’existence de l’enfant comme être humain. Pour Françoise Dolto l’enfant comprend mieux que l’adulte, ne serait-ce que parce que chez lui tout est tendu vers l’autre dans le désir de communiquer.

Elle insiste beaucoup sur cette dimension de la reconnaissance chez la personne qui s’occupe du nourrisson et de l’enfant car, pour elle, l’enfant à cet âge fait partie de l’adulte, il se vit comme non séparé, comme identifié à l’adulte maternant et à la voix du père.

Comme le souligne Jean-François de Sauverzac [14], Françoise Dolto a été formée dans la tradition freudienne. Sa thèse reprend la deuxième topique freudienne (moi, ça, surmoi) et la théorie des stades et des instincts mais elle les accommode. Tout en reconnaissant l’importance du « surmoi », elle lui fait porter une fonction beaucoup plus positive, celle de favoriser les sublimations. Elle-même dans ses cures évite de donner au conflit psychique de l’enfant un retentissement dramatique et bannit toute moralisation. Elle cherche les voies d’aménagement du désir, les issues favorables au recentrement narcissique. Elle fluidifie la théorie de la libido par une métaphore aquatique, fleuve, source, ruisseau, barrage hydroélectrique, aquarium, bocal pour poissons. Au début elle n’a pas de matériel, rien d’autre que papier crayon et la parole, d’où une « conversation » avec l’enfant où l’analyste demande à l’enfant : qu’est ce que tu penses de ce que tu dis ? Si la parole est le seul médium de la cure, Françoise Dolto précise : « nous tâchons d’écouter, de regarder, d’observer sans rien laisser passer, gestes, expressions, mimiques, lapsus, erreurs et dessin spontané auquel, personnellement, nous recourons beaucoup. » [15]

À cette époque, parmi les révolutions introduites par Françoise Dolto, l’une des plus importantes est celle d’écouter les enfants en présence des parents, ne pas imposer une séparation inutilement traumatisante, ni à l’un ni à l’autre. Entendre comment l’enfant est parlé par le père ou la mère, comment son jeu contredit en silence leur discours. Le traitement est de courte durée. Ceci est imposé par les conditions temporelles des consultations mais correspond aussi à son dynamisme et peut être à son impatience. Elle le théorisera plus tard, disant, dans son franc-parler, « ne pas vouloir donner plus de salade que ce qu’on ne vous en demande. » [16] Ce qui correspond à une prise de position dans laquelle elle refuse de vouloir pour l’autre, à sa place, pour son bien, et dans laquelle elle revendique la diversité des choix pulsionnels. C’est le sujet, tout enfant qu’il soit, qui sait.

Dès sa thèse elle pose elle-même la question que bien d’autres, en particulier des lacaniens de la dernière génération, se poseront et lui poseront tout au long de son parcours, celle de la valeur éducative du psychanalyste pour enfant :

Dans toute psychothérapie, du moment que nous abandonnons la rigoureuse technique psychanalytique, nous avons, que nous le voulions ou non, une action éducative. [17]

Plus tard elle reviendra sur ce débat et tranchera :

Nous, psychanalystes, nous n’avons pas de projet pédagogique directif ; mais nous ne pouvons pas ne pas avoir, à l’égard des enfants, un projet de structuration [18], c'est-à-dire de castration des pulsions les unes après les autres […] On ne peut pas poursuivre un traitement en se faisant en même temps complice de la perversion des parents. [19]

Disons, pour reprendre la formule lacanienne concernant la guérison [20], que le psychanalyste pour enfant, travaillant sur les interactions, a une action éducative « de surcroît ».

Elle a par ailleurs une idée sur l’éducation :

Des choses aussi simples, dit-elle, que d’expliquer qu’un enfant ne fait pas de caprices, ça se sont des mots d’adultes. Un enfant est devant une situation où il se sent impuissant et il ne sait pas comment le manifester, il a une attitude qui n’est pas commode pour l’adulte. Il faut de la patience et attendre, ça passera si on est patient. Si au contraire on fait grand cas de cette manifestation de souffrance de son impuissance, on va créer un langage chez l’enfant, et il va manipuler les parents par ses attitudes qui sont au fond, descriptivement, de l’hystérie. [21]

C'est cette simplicité qui amèneront certaines radios à lui demander d’assurer une émission au cours de laquelle elle répondrait aux questions des auditeurs. Ce faisant elle signe là son souci profond de la transmission.

Durant les années de guerre Françoise Dolto se marie et poursuit son travail de psychanalyste avec des adultes surtout et des enfants à l’hôpital Trousseau. Elle forge son propre point de vue sur la cure. Elle distingue le psychotique d’avec le névrosé comme quelqu’un qui ne sait pas toujours qu’il est un humain et dont les résistances assurent l’équilibre de la famille. Elle avait été scandalisée par la manière dont on traitait les malades mentaux durant son internat à l’hôpital psychiatrique de Maison Blanche. Elle retrouve le désir du sujet là où son incohérence faisait croire à une débilité organique. Chez un autre enfant elle décèle la vie dans le mouvement répétitif insensé [22]. Fin 1946, elle reçoit une enfant anorexique enfermée dans un monologue d’où jaillissaient des sortes de néologismes [23]. Elle en privilégie la nature dynamique. Cette cure qui est un succès marque probablement l’avènement de Françoise Dolto comme clinicienne inégalée des psychoses. D’autres cures vont suivre desquelles émergera sa première élaboration de ce qu’elle appellera l’image du corps. C’est aussi à cette époque qu’elle « invente » la poupée-fleur dans laquelle l’enfant peut projeter son ressenti le plus archaïque, ses pulsions non supportées faute, pour l’enfant, d’avoir pu les unifier en lui quand l’Autre primordial, le corps de la mère auquel il est imaginairement collé, s’absente.

Bien qu’elle se refuse à faire avec ses enfants ce que les grandes pionnières de la psychanalyse avaient fait, les prendre pour des « cas », elle observe cependant leurs réactions. Ces observations croisées à son expérience antérieure lui feront élaborer les plus belles pages sur la parole du père (ou celle qui lui est prêtée), sur la jalousie ainsi que sa conception originale du narcissisme. À la différence de la théorisation de J. Lacan, « l’axe du narcissisme est antérieur au stade du miroir pour Dolto. Il n’est pas l’effet d’un précipité dans une image fascinante. Il est éprouvé dans une « mêmeté d’être » en relation avec la mère d’abord puis dans la séparation du corps de la mère. Françoise Dolto ne privilégie pas la rivalité mais un dynamisme intérieur au sujet » [24].

Un dynamisme intérieur au sujet, tel me semble définir l’assise à partir de laquelle Françoise Dolto écoute et intervient. Elle y croit. On fait une analyse, dit-elle, pour retrouver « où il y a eu le moment où s’est désordonné l’ordre procréatif futur, l’ordre éthique de cette structure. » [25] Ce dynamisme intérieur au sujet n’a pas pour finalité le seul sujet mais le sujet comme acteur d’une généalogie. Pour elle le vivant singulier « fait son entrée dans la vie non seulement engendré et enfanté par des vivants mais reçu par eux et dépendants de leur sollicitude, il en sort de même, dépendant de ceux qu’il a lui-même acceptés. » [26] Naître c’est donc entrer dans le monde. Ce n’est pas seulement être engendré, c’est être reçu. Le rapport au monde est déjà là et il nous survivra. Il y a une sollicitude de la part de ceux qui nous accueillent, sollicitude qui entraîne en retour notre gratitude que nous devons au monde. Bien plus, chaque individu vivant est membre d’une « chaîne d’acceptation » [27]. Cette « chaîne d’acceptation » ne signifie pas que l’individu n’a pas le choix mais au contraire que son choix est dans l’approbation d’exister. L’individu, pour elle, s’inscrit dans plusieurs chaînes de dépendance. Ce qui veut dire que le travail psychique renvoie à un fond plus ténébreux [28] et à un mouvement d’acceptation qui n’est pas le subir mais l’entrée dans un mouvement actif. Et ceci engage la continuité généalogique qui s’enracine en amont du vivant singulier. À l’angoisse de mort et à notre petitesse nous serions tentés de répondre par le fantasme de toute puissance. Ce qu’elle analyse longuement. À cela elle répond que les hommes peuvent combattre la mort à la mesure de leur force non pas par la toute puissance mais par le trans-générationnel. Là réside leur capacité. Un homme peut, non pas se reproduire, mais donner naissance. Si la finitude est liée à la naissance, celle-ci est aussi et surtout la capacité à commencer. Voila ce qui oriente son regard, son écoute et à quoi elle s’emploie tout au long de sa pratique.

Elle rencontre Jacques Lacan dès le début de son inscription à la Société Psychanalytique de Paris. À la différence de Françoise Dolto, Lacan est médecin des hôpitaux. Lors de la première scission, en 1953, il lui reprochera de ne pas prendre assez son parti. Elle lui répond vertement que si elle ne prend pas part aux disputes, ce dont elle a horreur depuis sa plus tendre enfance [29], c’est parce que les disputes sont pour elle une perte de temps. Elle ajoute qu’il faut admettre le point de vue de l’autre et qu’elle n’est pas une femme de pouvoir. Mais, par contre, elle s’engage personnellement dans le nouveau groupe autour de Jacques Lacan qui lui semble plus proche d’une psychanalyse vivante.

Voici comment elle se positionne par apport à Jacques Lacan : « Moi je suis soutenue par le rapport à la clinique dans la relation de transfert, et lui [Lacan] par rapport à la pensée dans la relation de transfert. » [30] Ce n’est peut-être pas aussi simple ni aussi radical car Lacan est un grand clinicien. Mais Françoise Dolto a une position très pragmatique face à la théorie dont elle se méfie qu’elle ne se transforme en un dogme. Elle dit cependant des choses très importantes. Lorsque Jean Pierre Winter lui demande : « À quoi ça sert la théorie ? » Elle répond :

Ma théorie m’a aidée parce que si je n’avais pas cherché une théorie, j’aurais peut-être fait n’importe quoi. Il y a une éthique quand nous travaillons qui est d’essayer de savoir ce que nous faisons, dans la mesure où nous en sommes conscients… la théorie c’est aussi une manière de dire. Si les gens prenaient la théorie pour une réalité ce serait vraiment un contresens… ma théorie, ce sont plutôt des témoignages qui sont mis en mots plutôt qu’une théorie…

Est-ce que tu crois à cette théorie lui demande son interviewer ? Elle répond :

Oui et non, c’est opérationnel. Le psychanalyste a besoin d’une théorie sans quoi il ne supporte pas le transfert. [31]

Elle dit des choses fondamentales sur le transfert dont elle fonde le pouvoir sur le fait que tout sujet humain a au cœur de lui-même, en son intérieur, un père et une mère potentiels sans quoi il n’aurait même pas pu vivre [32]. Le psychanalyste fait le pari que le sujet a une lucidité sur son inconscient et sur l’articulé de son désir à ses impuissances. Le rôle du psychanalyste est d’éveiller cette lucidité. Par contre le sujet projette ce père et cette mère sur le psychanalyste. Celui-ci n’en est que le tenant lieu mais il a à assumer jusqu’au bout sa fonction qui est celle de permettre au sujet d’accomplir, je dirai, sa parentalité interne. Tel est le processus de sublimation et de symbolisation. Ce qui autorise alors (mais pas avant) les parents et le psychanalyste à demander à l’enfant des castrations [33]. Pour Lacan comme pour Dolto le langage est un fondement mais Dolto considère souvent la parole comme un effet de sublimation : métabolisation d’un processus physiologique ressenti en un dire. Pour Dolto comme pour Lacan la valeur de la parole vient de ce qu’elle est un don. L’un et l’autre soulignent la dimension indispensable de la présence du psychanalyste, bien que Lacan en souligne sa portée comme articulée au manque et à l’absence. Dolto partage totalement avec Lacan le fait que l’espace vital est un espace triangulaire, père, mère, enfant, (le sujet est l’articulé de trois), espace à orientation « phallique », ce qui, pour Dolto, équivaut à « désir de vivre en homme ou femme », et un espace transgénérationnel. Dolto insiste sur la sécurité de base indispensable pour que l’enfant puisse rentrer dans l’ordre de la substitution signifiante ouvert par la métaphore paternelle.


Pour conclure ce qui ne peut être qu’une introduction, j’aimerais inviter chacun à parler le plus librement possible en suivant l’exemple de cette grande clinicienne dont « sa force était sa capacité de dire ce qu’elle croyait juste, même au prix du ridicule qu’elle ne craignait pas, en même temps qu’elle pouvait accueillir avec un intérêt sincère toutes les critiques que l’on pouvait lui faire. » [34]

À la question de savoir ce que le psychanalyste fait avec l’enfant, Dolto répond « le travail, c’est de penser ensemble. » [35] Ceci serait le vœu que je formulerai : Que nous puissions pendant ces trois jours penser ensemble.



Lorsque Dolto paraît [1]


Pascale Hassoun


[1] En référence avec la célèbre radiophonique de Dolto : Lorsque l’enfant paraît 







[2] Françoise Dolto. Autoportrait d’une psychanalyste. 1934-1988. Texte mis au point par Alain et Colette Manier. Éd. Seuil 1989, p. 44 et 48.






[3] Jean-Pierre Winter. Dolto. Les images, les mots, le corps. Éd. Gallimard, 2002, p. 66, 67.








[4]« comprenoir », ancien mot français qui signifie « comprendre ». Françoise Dolto emploie volontairement une forme orale, paysanne.


[5] Ibid., p.117.










[6] Souligné par nous.





[7] Françoise Dolto. Autoportrait d’une psychanalyste, p.25































[8] Françoise Dolto. Correspondance 1913-1938. Éd. Hatier, p. 440 : «  Si tu savais Papa, ce que tu es pour moi. Surtout que c’est encore grâce à toi que j’ai pu, en perdant ma névrose, ouvrir les yeux à la vie telle qu’elle est ».


[9] Dans la mythologie grecque, lorsque Thésée ose s’aventurer dans le labyrinthe pour tuer le Minautore et sauver ainsi de la mort les jeunes gens que celui-ci exigeait, Ariane propose à Thésée de dérouler un fil pour que, ayant mis à mort le Minautore, il puisse sortir du labyrinthe.














[10] Jean Pierre Winter. Dolto. Les images, les mots, le corps p.163












[11] Françoise Dolto. Itinéraire d’une psychanalyste  p. 179


[12] Jean Pierre Winter. Dolto. Les images, les mots, le corps p.141


[13] Françoise Dolto. Autoportrait d’une psychanalyste  p.170








[14] Françoise Dolto. Itinéraire d’une psychanalyste. p 152











[15] Françoise Dolto, Psychanalyse et Pédiatrie, le seuil, 1971, p.142




[16] Françoise Dolto. Autoportrait d’une psychanalyste, p.170







[17] Françoise Dolto. Psychanalyse et Pédiatrie, p.161


[18] Voir en annexe la lettre sous forme de prescription médicale écrite en 1955 à une maman d’un enfant qui avait un refus alimentaire. La lettre est suivie d’un commentaire de ma part.


[19] Françoise Dolto. « Séminaire de psychanalyse d’enfants, 2, Paris, Le seuil, 1985, p.186-187


[20] Selon Lacan, le psychanalyste ne cherche pas la guérison, telle n’est pas la finalité d’une psychanalyse, il l’obtient « de surcroît ».


[21] Jean Pierre Winter. Françoise Dolto. Les images les mots le corps. p.153




[22] Françoise Dolto. Séminaire de psychanalyse d’enfants, vol.1, ed. Seuil. p.153


[23] Françoise Dolto. « Cure psychanlytique à l’aide de la poupée-fleur », Au jeu du désir. Essais cliniques, Paris, Le Seuil, 1981, p.133








[24] J.F.de Sauverzac. Françoise Dolto ; Itinéraire d’une psychanalyste. p.182


[25] Jean Pierre Winter. Françoise Dolto. Les images les mots le corps. p.106


[26] Jan Patocka. Essais hérétiques. Traduction Erika Abrams. Éd. Verdier poche, 2007, p.51


[27] Expression de Jan Patocka.


[28] Très consciente de cette dualité de l’âme humaine elle ne cherche pas à la purifier mais à différencier. Elle dit par exemple : « Le fantasme de l’inceste est nécessaire et la réalisation de l’inceste est mortifère. Le fantasme de l’inceste va stimulant le développement de l’intelligence, en même temps qu’il est le malheur de la conscience. » In Autoportrait d’une psychanalyste. p. 164


[29]« J’étais toujours occupée à faire quelque chose qui m’empêchait de perdre mon temps à me disputer » dit-elle à Alain Manier qui l’interroge sur les disputes entre frères et sœurs. Autoportrait d’une psychanalyste. p.18

Et dans une lettre (lettre 173) à Lacan datant du 19 mai 1953 elle écrit : « La polémique ne m’intéresse pas »….et plus loin : « Tu as pu voir que j’ai sans compromission donné mon avis chaque fois que c’était possible. Si je ne me sens en aucune façon faite pour diriger, je suis très désireuse de donner ma confiance, ma sympathie, mon appui à qui dirigerait les destinées de ce groupe français d’une façon humaine et non robotique »…. In Françoise Dolto. Une vie de correspondances. p. 225


[30] Françoise Dolto. Autoportrait d’une psychanalyste. p. 161


[31] Jean pierre Winter. Françoise Dolto. Les images les mots le corps. p.30 et 42. C’est moi qui souligne.


[32] C’est sa clinique avec les enfants abandonnés qui l’amène à cela. « Alors, le père, il est à l’intérieur d’un être humain, il y est toujours sans ça il ne serait pas vivant. La mère, elle est à l’intérieur de cet être vivant, même si elle est morte à la naissance. Elle y est toujours même s’il ne peut pas le connaître ». Françoise Dolto les images les mots le corps. p.104


[33] Ibid. p. 68 : « Donc la castration je la vois comme quelque chose de très important dans la psychanalyse, à condition que soient symbolisées les pulsions dont la castration interdit qu’on s’en serve… ». C’est moi qui souligne


[34] Catherine Dolto. In Préface à Françoise Dolto. Autoportrait d’une psychanalyste. p.8


[35] Jean Pierre Winter. Françoise Dolto les images les mots le corps. p.61. C’est moi qui souligne


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