Au docteur Jean-Claude Schaetzel,

Qui savait si bien accompagner ses analysants au bout d’eux-mêmes

Faisant ainsi pas à pas progresser la psychanalyse.




Je peux d’emblée vous le dire : depuis que Guy Flecher m’a invité à venir vous parler je pense à vous.

Vous m’avez donné beaucoup de mal !

Vraiment !

Avant cette invitation vous faisiez partie d’un monde inconnu pour moi. Grâce au site Lacanchine.com, je savais que vous existiez et que la psychanalyse semblait pouvoir vous intéresser mais je n’entendais rien au fond des discussions qui se tenaient sur ce site et des passions qui semblaient en naître.

J’y lisais de temps en temps quelques articles et, c’est là que j’aurais dû me méfier.

En effet, les difficultés de traduction rencontrées entre nos deux langues m’intéressaient beaucoup car elles semblaient à chaque fois liées à l’infini des sens possibles pour chacun de vos mots sans pouvoir jamais vraiment trancher et qu’ainsi, mais de manière très oblique, surgissaient des questions sur le rapport du langage à la culture. De plus, ces difficultés de traduction semblaient liées d’avantage à VOTRE langue puisqu’on les retrouvait aussi dans le sens chinois/anglais ou chinois/allemand.

Cela m’intéressait donc mais… comme la poésie m’intéresse. Parce qu’elle est souvent au plus près des choses et qu’elle me fait rêver. Vous verrez que je n’emploie pas ce terme de « faire rêver » de manière anodine. Je n’entends pas par là une certaine forme de vagabondage de l’esprit, comme une certaine absence au monde, mais bien plutôt un véritable appel à l’existence. Je pense que cet appel est d’ailleurs un des motifs de ma présence ici, moi qui sors rarement des frontières de mon pays.

Je répète donc que ce rapport de curieux vis-à-vis de votre langue vient de mon profond étonnement quand je constate qu’elle semble pouvoir dire de manière localisée, un mot par exemple, tant de choses différentes. Elle semble, d’après vos traducteurs, ouverte à chaque fois à des significations très variées voire même contradictoires, si bien qu’elle les plonge à chaque phrase dans des abîmes d’interrogations et de perplexité quand au sens qui s’y véhicule.

Au point que je me demande, comme psychanalyste, quel genre d’inconscient peut générer cette langue ! ? Et que cette question n’est pas pour rien aussi dans ce fait que je sois ici, avec vous.

Avec cet intérêt à l’arrière-plan que vous parler est pour moi une occasion inespérée de faire un peu le point sur ma pratique après 35 années passées à l’exercer. Bien sûr je pourrais le faire n’importe où ailleurs mais ce serait dans le fond sans intérêt, pour moi en tout cas, en raison de cette histoire de traduction si difficile et qui me semble à moi toujours si aléatoire et hasardeuse.

Vous parler à vous qui êtes habités par cette langue-là, sans rien pouvoir savoir si vous pouvez m’entendre ou pas, non par effet du refoulement, mais par le fait d’une langue si absolument différente, ça oui, ça vaut le coup d’essayer !

Ça vaut le coup d’essayer de vous parler parce que je garde l’espoir qu’en dépit de toutes ces difficultés vous saurez entendre quelque chose de ce que je vous dis et que cela tiendra à l’objet de mon dire. C’est pourquoi je crois pouvoir affirmer que vous êtes ma passe à moi. Et vous êtes donc aussi mon jury d’agrément.

Parce que, si vous pouvez m’entendre, c'est-à-dire si nous pouvons parler ensemble, ce sera une sacrée victoire sur un certain type de réel et je dis réel au sens lacanien du terme. Je m’expliquerai plus tard sur l’emploi de ce terme de « réel » dans notre discussion de tout à l’heure si vous le souhaitez.

Donc, dans le cadre de cette passe, je suis venu pour savoir si on pouvait mutuellement s’entendre et s’apprendre des choses à propos d’une expérience qui nous serait commune : la psychanalyse.

Et comme j’aime bien partir sur des bases suffisamment définies et être sûr que nous les partageons je me dois de préciser ce que j’entends par ce mot de psychanalyse puisque : « c’est moi qui commence » comme disent les enfants.

D’abord, c’est une expérience : c’est ce qu’on appelle l’expérience analytique.

Elle est reproductible dans son principe.

On pourrait croire avec ces deux qualités que l’on a à faire avec de la « science » au moins au sens habituel du terme.

Mais pour que cette expérience puisse être qualifiée de « scientifique », ce qui était quand même le rêve de Freud, il faudrait qu’elle donne à chaque fois les mêmes « résultats ». En tout cas si c’est à la constance et à l’identité des résultats par rapport à un dispositif expérimental qu’on juge une science. Or ceci n’est pas le cas pour la psychanalyse puisqu’à dispositif expérimental constant on obtient à chaque fois des résultats différents. Quand je dis « résultats » c’est bien sûr de résultats cliniques dont je parle. Ils sont donc à chaque fois différents ce qui semble disqualifier la psychanalyse comme science.

Et pourtant ! Pourtant Freud n’a jamais renoncé à cette prétention pour la psychanalyse d’être scientifique.

Je vous illustrerais cette prétention en vous racontant une petite anecdote assez connue. Un jour Jung vient lui parler de ses démêlés avec une patiente avec laquelle il était très embêté d’avoir couché. Répondant à son désarroi Freud lui dit : « dans un laboratoire il peut y avoir des accidents (des explosions ?) imprévus mais qui ne remettent pas en cause la validité de l’expérience ». Cette remarque qui semble authentique m’a toujours beaucoup fait réfléchir tant elle caricature à l’extrême la volonté de Freud de situer la psychanalyse qu’il était en train d’inventer dans le champ scientifique expérimental de son époque.

Comme le caractère scientifique de cette affaire ne concerne pas son résultat clinique on pourrait alors croire qu’il porte sur le dispositif expérimental lui-même. Mais Freud a toujours dit que ce dispositif était plus lié à lui-même et son confort personnel qu’à une réelle nécessité objective pour que la psychanalyse ait lieu. On sait par ailleurs qu’il analysait aussi ses disciples en se promenant avec eux sur le Ring à Vienne, après le repas. On peut en conclure que sa prétention à être une science ne porte pas non plus sur le dispositif expérimental lui-même.

Si donc la psychanalyse a à voir avec la science on peut dire que ce n’est ni au niveau de son dispositif, ni au niveau de ce qu’il produit.

Et pourtant…

Pourtant Freud, je le répète n’a jamais renoncé à cette prétention de scientificité concernant les « résultats » de la psychanalyse. Ainsi il a toujours affirmé que chaque analysant, en raison du discours libre qu’il tisse en respectant la règle de « libre association », pouvait réduire à rien la théorie que lui, Freud, était en train de bâtir.

Cette exigence freudienne de considérer chaque « cas » comme le premier en même temps que celui qui pourrait annuler toutes les conclusions auxquelles il était parvenu jusqu’alors nous donne aussi la clé de ce premier problème.

Ce que Freud convoque au tribunal de la science, c’est sa théorie.

C’est la théorie qu’il bâtit à partir de l’expérience de la talking cure que lui a imposée une patiente.

Ce qui n’est pas banal. Une théorie tient lieu de science au même titre qu’un fait scientifique reproductible !

Pour comprendre son culot, ou son courage comme on veut, il faut nous replonger un peu dans l’ambiance scientifique de son temps. Je vous rappelle que, dans le champ de la science de son époque, la théorie quantique commençait seulement à prendre sa place, devenue majeure depuis lors comme vous le savez. Or, cette théorie quantique, d’une certaine manière, met fin à toute possibilité de représentation objective ou même imaginaire de la réalité autrement que sur un mode purement mathématique. Elle met en place une réalité que l’homme ne peut penser ni percevoir avec ses sens mais qu’il peut comprendre à partir de ses calculs. C’est une science qui se fonde sur une théorie et cette théorie va maintenant, avec cette découverte garantir l’existence d’une réalité à laquelle nous n’avons pas directement ni même imaginairement accès.

Ce qui est vrai et maintenant communément admis en physique l’est aussi en psychanalyse, même si cela produit encore plus de résistance de la part du « public » que pour la théorie quantique.

La théorie analytique, elle aussi, rend compte d’une réalité qui n’est pas immédiatement d’expérience en raison de ce que Freud a nommé le refoulement. Cette réalité, il l’a appelé la réalité psychique, et elle se déduit de ses effets liés au transfert.

Cette possibilité d’affirmer l’existence de quelque chose de fondamental pour l’être parlant, sans que l’on puisse à aucun moment prouver que cette « chose » existe autrement que par ses effets et la possibilité de les interpréter à partir d’une lecture totalement nouvelle c’est cela le défi de Freud. D’ailleurs cette lecture qu’il invente est si nouvelle que Freud se heurte dès le début, comme je viens de vous le dire, à de très grandes résistances quand il tente de rendre compte publiquement de son expérience.

Cette difficulté à parler de l’inconscient et surtout les résistances que cela entraîne encore sont liées aux conséquences que la découverte freudienne provoque pour la pensée coutumière issue des mythes originaires, voire même scientifiques. Elle peut s’illustrer facilement. Ainsi par exemple à propos de l’objet petit a (a) qui est l’une des bannières à effet de groupe des « lacaniens », nous avons appris à ânonner : l’objet oral, l’objet anal etc. voire même l’objet DU désir. Quel misunderstanding !

L’objet dont il est question n’a en effet pas d’existence dans la réalité bien qu’il soit le point nodal de notre vie de désir. Lacan précise ce point quand il dit : « Nous ne croyons pas à l’objet mais nous constatons le désir, et de cette constatation du désir nous induisons la cause comme objectivée ».

Cette importance accordée à la logique déductive pour rendre compte scientifiquement c’est-à-dire théoriquement, des faits cliniques est aussi là, dès le début, chez Freud. Mais c’est Lacan qui lui a donné toute son importance et qui a développé cet espace de réflexion pour rendre compte de l’expérience analytique.

Si j’arrive dans le temps qui m’est imparti au bout de mon exposé, vous verrez que la « découverte freudienne », retravaillée et précisée par Lacan, conduit le Sujet en analyse à reconnaître que la réalité de la place à partir de laquelle il se détermine ne se fonde que du dire d’un Autre et est ailleurs que dans sa propre pensée.

Pour être plus précis je dirais que ce que découvre tout analysant, c’est qu’il fut écrit avant d’être lu, c’est-à-dire parlé, ce qui réduit considérablement sa marge de manœuvre en terme de liberté de choix quant à son destin !

D’une certaine façon, on peut penser le sujet, celui qui parle en analyse, comme l’effet de la « bonne » rencontre d’une écriture avec une lecture ! Ce que Lacan énonce de manière presque brutale quand il assène à son auditoire :

« […]tout sujet y livre ceci qu’il est toujours et n’est jamais qu’une supposition ! » ou bien encore « […] pour autant que le sujet n’est jamais que supposé ».

Cette idée d’un Sujet qui ne serait que l’effet d’une lecture logique, un « dit » à partir d’un texte déjà écrit (un « dire ») est très forte chez Lacan et déjà indiquée, même si pas aussi clairement chez Freud. Elle fait du sujet l’équivalent d’un « objet quantique »… mais j’ai dit équivalent seulement !

Équivalent seulement, car l’homme, dans la nature, c’est-à-dire biologiquement existe. Mais ce mammifère qui a la spécificité de naître prématuré ne devient « homme » appartenant véritablement à l’espèce « homme » que dans sa rencontre avec un dire qui le coupe pour toujours de sa « nature » de mammifère comme les autres. Du fait de cette rencontre avec les signifiants de l’Autre alors qu’il est prémature, il devient un mammifère particulier en ceci qu’il devient un mammifère pulsionnel et non plus un mammifère fonctionnant à l’instinct. C’est le début de ses ennuis dans la mesure où comme le dit Lacan « les pulsions, c’est l’écho dans le corps du fait qu’il y a un DIRE ». Et que plus grand-chose ne fonctionnera naturellement au niveau de son corps !

Exit l’idée d’un homme dans la nature pensé en tant qu’animal biologique corticalisé susceptible de s’adapter naturellement et plutôt bien à son environnement.

Mais ça ne veut pas dire que la question de la VRAIE NATURE de l’homme ne se pose pas et je vous promets même d’essayer d’apporter mon grain de sel à une réponse possible à la fin de mon exposé. J’anticipe en vous faisant remarquer qu’il n’y a qu’à propos des humains que l’on peut, pour les définir, juxtaposer « vrai » et « nature » sans que ce soit une redondance…

Tout ce que je viens de vous dire là peut avoir l’air d’une digression par rapport à la question qui nous réunit.

En fait il n’en est rien.

Nous sommes, je crois, au cœur du questionnement qui devrait animer chacun de nous ces jours-ci.

En effet, si la psychanalyse est une science, la théorie élaborée par Freud pour rendre compte de l’expérience analytique doit être universelle. Donc valable en Chine aussi.

A contrario, si, en partant d’une expérience identique, la psychanalyse, vous deviez, pour en rendre compte, élaborer une théorie différente, alors, la culture chinoise, de par sa langue, serait l’exception susceptible de détruire la théorie à vocation universelle dont parlait Freud. Elle réduirait celle-ci à une théorie qui ne serait valable qu’en Occident.

Vous voyez quelle lourde responsabilité vous portez dans ce débat !

 

Préoccupons-nous donc maintenant des conditions que je crois minimales et qui doivent être aussi chinoises, pour pouvoir dire qu’il s’agit bien d’une expérience universelle dite : psychanalyse.

1° – Il en faut un humain qui parle et je ne vois pas comment cette première condition ne pourrait pas être universellement respectée… aussi en Chine.

En effet, partout où l’humain existe… existe aussi la plainte. Donc, du potentiellement analysant. Cette importance de la plainte a été soulignée dès le départ par Lacan quand il définissait la psychanalyse comme une « paranoïa dirigée ».

Je crois aussi qu’il y aura toujours quelqu’un pour croire qu’il y a de L’Autre quelque part responsable de son malheur et que cela pourrait expliquer pourquoi ça ne va pas en lui.

On peut déjà remarquer que cette croyance que l’Autre (Dieu, l’ancêtre, etc.) nous veut quelque chose peut s’effondrer en fin d’analyse, sans d’ailleurs que son existence comme Autre soit remise en cause. Je pense même que c’est là une des « visées » de l’analyse.

Je vous parle de l’Autre, du grand Autre, mais il faut sans doute que je précise ce terme lacanien.

Disons que l’Autre correspond à un « Ailleurs » qui a le plus étroit rapport avec la parole. C’est à partir de cet Ailleurs que nous apprenons à nous repérer en analyse pour avoir une petite idée de la place de sujet où nous sommes convoqués par lui à l’existence. C’est en ce lieu que quelque chose de fondamental peut se décrypter concernant notre existence. C’est à partir de ce lieu que nous pourrons peut-être répondre de notre vie d’être pulsionnel c’est-à-dire de notre vie d’être de désir…

Anticipant sur la fin de mon exposé, je dirais que cet ailleurs se confond avec un écrit. Nous aurons à apprendre à le lire si nous voulons qu’il nous révèle la place depuis laquelle nous parlons. C’est-à-dire la place depuis laquelle nous ek-sistons nous dit Lacan qui se montre bien chinois en l’occurrence.

En vous précisant cela, je me trouve moi aussi tout à fait chinois (en ce que j’ai pu comprendre que dans votre langue le lieu occupé pouvait signifier l’existence) mais aussi tout à fait freudien. Et en disant « freudien », je reprends là la vieille et constante métaphore de Freud concernant le travail du psychanalyste qu’il comparait à celui de l’archéologue.

Et si cette écriture n’est pas lue, par impossibilité du lecteur à le faire, ou faute de lecture possible, liée à l’écriture elle-même, elle se perd dans une dimension que Lacan a nommée du terme de « Réel » et cela peut, sous certaines conditions, provoquer une psychose chez celui qu’elle habite.

Et si l’écrit, bien qu’il puisse être lu, ne laisse pas de place vacante pour révéler au lecteur sa place de Sujet, il devient purement descriptif ou comptable et ne révèle rien d’autre que la plate réalité « grimace du Réel » comme a pu le dire Lacan lors de son interview télévisé publié depuis sous le titre de Télévision.

Pour vous illustrer ce que je veux dire je vous rappellerais cette remarque de Freud à l’un de ses visiteurs le louait pour son courage et son absence de plainte face à sa maladie qui le rongeait. À celui-là il répondait : « vous savez, je voudrais bien me plaindre, mais je ne sais pas à qui… ». Comment dire mieux qu’il avait cessé de demander à l’Autre des comptes sur ce qui lui arrivait, alors que c’est là la démarche de tout analysant au début… et que ce début peut durer fort longtemps !

Plus précisément encore il faisait appartenir les motifs de sa plainte (le cancer et les douleurs afférentes) au Réel duquel nul symbolique ne peut répondre et duquel rien ne peut se lire qui concerne le Sujet. Il acceptait de supporter avec un grand courage que le Réel existe et n’a pas de destinataire particulier qui saurait le lire et lui donner un sens.


2° – il faut un psychanalyste qui écoute.

Là, d’emblée, ça se complique. Parce que je n’ai pas dit : « quelqu’un qui écoute », ce qui laisserait la place libre pour le concierge ou l’ami compatissant. Non, depuis Freud, on sait qu’il faut « du » psychanalyste à cette place. Fliess fut d’ailleurs le psychanalyste de Freud même s’il ne le savait pas. Mais il était mis par Freud à cette place de « supposé savoir » et pour Freud ça a suffi. Mais n’est pas Freud qui veut, quand les Fliess abondent !


3°- Il faut que cet humain qui parle et se plaint, paye ses séances. Je ne pense pas que la nécessité de ce paiement soit seulement un effet de notre culture car son rôle est surtout « technique ». Il met en scène, je dis même qu’il « acte », la question de la dette pour tout parlêtre.

Pardonnez-moi d’utiliser ce terme lacanien de parlêtre, sans l’avoir introduit précédemment, mais je ne vois pas comment l’éviter ici.

En effet je ne pouvais pas dire : « pour tout parlant » parce que c’est le destin commun des parlants que de ne faire que « bla-blater » pour justement ne pas avoir à se risquer « parlêtres ». C’est pourtant ce qu’ils seront crédités d’être, même malgré eux, par leur analyste dans l’expérience de la cure. Et je crois que ce qui soutient ce défi de la part de l’analyste c’est en partie ce que Lacan a nommé du terme de « désir de l’analyste ». Désir qui devra s’orienter autrement quand vers la fin de l’analyse, son patient au lieu de se considérer victime inversera sa proposition et se sentira en dette.

Les parlants, ce que nous sommes tous dans la rue ou dans le champ social, ne se risquent jamais à mettre en jeu, PAR LA PAROLE, la question de leur « être au monde ». Ceci supposerait qu’une coupure, non liée à la méchanceté de l’Autre mais consubstantielle à la possibilité de parler, même si c’est pour se plaindre, soit reconnue entre ce qu’ils disent et ce qu’ils croient dire et qui les définit pensent-ils.

Pour mieux me faire comprendre à propos de cette affaire de coupure je dirais qu’elle est celle dont chaque analysant peut faire l’expérience dans son analyse quand il va se lancer, à l’invitation de l’analyste, à « dire tout ce qu’il pense » et qu’il va découvrir après-coup que ce « tout ce qu’il pense » n’est que du bla-bla mais qu’il fallait passer par ce bla-bla pour avoir une petite idée de ce qui se pense en lui, à son insu, à partir des dérapages et des ratés de sens de ce bla-bla. Cet analysant va découvrir que c’est dans les ratés de l’expression de sa pensée, et donc de ce qu’il dit, qu’il accède à ce qui se pense vraiment en lui. Et cette découverte se fera toujours au moment même où il découvrira qu’il n’est pas là ou il croyait être et pensait se dire. Il découvrira que, sujet de l’énonciation, il EST parlé alors qu’il se vivait parlant.

Donc cette coupure, consubstantielle au langage, et je pense que nous aurons l’occasion d’en reparler plus tard, est ce qui le destitue de toutes les positions imaginaires susceptibles de le soutenir, voire même de le faire exister en ses croyances.

En même temps cette coupure l’institue comme authentiquement vivant à partir de son impossibilité à se définir autrement qu’absence dans le moment présent ; comme une trace lue, après-coup, d’un instant où il fut là !

Je pense que vous êtes sensibles au fait qu’en disant cela, j’affirme que « phénoménologiquement » parlant, l’être parlant ne s’inscrit pas comme tel dans l’ordre de la « nature » qui est un ordre où chacun de ses appartenants EST au présent, dans son immédiateté. L'homme, lui, comme sujet, par sa qualité d’être parlant, est coupé de cette immédiateté.

Je sais combien ce point peut sembler difficile à accepter. C’est pourquoi je me permets de vous rappeler encore une fois que la psychanalyse (si on considère que la Traumdeutung est son texte réellement inaugural) naît la même année où Max Planck publie son article sur « le spectre du corps noir », qui est considéré comme l’acte de naissance de la physique quantique ! De même, et je vous laisse libre de penser que c’est un hasard ou une magnifique coïncidence si l’Au-delà du principe de plaisir qui est à mon avis un texte tout aussi novateur et révolutionnaire que la Traumdeutung est publiée l’année même où paraissent les articles sur le formalisme de la physique quantique (1920). Or ces deux disciplines, psychanalyse et physique quantique, ont ceci en commun, en plus de leur date de naissance, qu’elles ont affaire avec l’irreprésentable, comme je vous le disais tout à l’heure, et c’est de là que vient cette difficulté à accepter que les mondes dont elles parlent nous concernent pourtant au plus près.

Ainsi de l’inconscient dont l’existence ne peut être déduite que par ses effets mis en évidence dans l’expérience de la cure et qui concerne l’« apensée » (jeu de mot lacanien dont je ne sais s’il est traduisible) et non « la pensée » comme on voudrait le croire.

Je vous invite à donner ici tout son poids à ce qu’a pu nous dire précédemment Guy Flecher au sujet du champ de la parole qui doit donc être différencié de celui de la communication. C’est aussi un biais par lequel nous pourrons rejoindre la question de « la nature de l’homme » lors de la discussion qui suivra, du moins je l’espère.

Le pas supplémentaire que je vous demande de franchir par rapport à cette distinction : parole/communication est celui de l’importance qu’il faut donner à la coupure et à sa place qui est de structure comme j’essayais de vous l’exprimer tout à l’heure ! Du moins si l’on veut comprendre quelque chose à ce qui se passe dans une psychanalyse.

Je n’ai pas utilisé ce mot de « structure » par hasard, mais bien pour faire référence à Claude Lévy-Strauss et à l’aide que la lecture de ses œuvres peut nous apporter pour essayer de répondre à votre question sur la vraie nature de l’être parlant.

On sait en effet que ce qui est de l’ordre de la « nature » est universel alors que ce qui est de l’ordre de la culture est particulier.

Et pourtant, Cl. Lévy-Strauss a pu démontrer par ses études sur les mythes des civilisations les plus variées (je fais bref !) que l’œdipe entendu comme interdit de l’inceste est universel. C’est un invariant de toutes les cultures ! Ceci devrait donc le ranger du côté de « l’ordre de la nature »… ce qu’il n’est pourtant sûrement pas. Pour rebondir sur l’intervention de Guy Flecher, les chiens ne connaissent pas l’inceste. Les loups non plus ! Comment expliquer cette chose ?

La seule façon de comprendre cela, c’est de dire que poser cet interdit dans un monde de vivants où il peut par ailleurs y avoir de la communication c’est le PAS qui fait passer ces vivants du règne de la nature à celui de la culture. ET CE PAS EST UNE COUPURE !

C’est par la coupure qu’on accède à l’humain !

— Bon, pour souffler et vous faire rêver un peu, car je pense bien que ceci peut paraître un discours assez ingrat, je vais vous poser une question simple et dont je ne connais pas la réponse. Cette coupure qui fait passer de la nature à la culture ou qui coupe un rond de ficelle du nœud borroméen provoquant ainsi l’éparpillement des ronds… d’où vient-elle ? qui la provoque ? Et si l’écriture est originelle comme je le crois, où est le scribe ?

Ou bien est-ce la lecture de son texte qui fait exister le scribe ?

Ou bien son écriture ?

Vieux dilemme que Zhuangzi a bien plus poétiquement mis en évidence à propos du rêve du papillon, si ma mémoire est bonne…

Est-ce parce qu’il n’y a sans doute pas de réponse à cette question que Freud a fait une telle place au mythe originaire avec son histoire de père de la horde primitive ? Ou bien, question et réponse sont-elles mœbiennement nouées comme j’essayerai de le montrer tout à l’heure ? Moebiennement c’est-à-dire « pas l’un sans l’autre ».

Bon, fin de récréation… —

En tout cas, cette coupure, et je répète qu’elle est créée par le fait d’être né petit d’homme prémature bombardé par des signifiants, ça a un effet : créer de la dette, symbolique, imaginaire et réelle.

Ainsi elle me coupe pour toujours du monde de la communication ou sujet de l’énoncé et sujet de l’énonciation s’équivalent : c’est la dette symbolique.

Elle me coupe de toute expérience innée de l’adaptation de mon corps (de ma biologie) au monde de la nature qui m’entoure : c’est la dette imaginaire.

Elle me coupe de la fonction globalisante de l’expérience de jouissance à laquelle tout corps vivant semble avoir droit : c’est la dette réelle.

Cette coupure provoque un effet définitif et jugé tragique par notre civilisation car elle nous met définitivement en « dette d’existence » et que cette dette n’est pas « remboursable » et ne peut que se transmettre à la génération future. Et ainsi de suite… et c’est sans fin… quand tout se passe bien… !

Comme le dit notre poète Rimbaud : « Je est un autre » et c’est difficile à assumer.

C’est aussi pourquoi j’ai tenu à poser cette condition 3 concernant le minimum requis pour être sûr que nous parlons de la même expérience : la psychanalyse.


Voilà donc, en Occident, ce qui fonde la possibilité qu’une psychanalyse se déroule, qui ne soit pas confondue avec la psychothérapie.


Mais je pense que vous avez déjà repéré que ce qui pose problème c’est surtout le point 2.

Ce point qui, après Freud, pose l’analyste comme « susceptible d’exister » préalablement à la demande de l’analysant. Et je crois que la question de savoir s’il se trouve réellement en présence d’un analyste est une question qui se pose légitimement à chaque analysant qui cherche à trouver un particulier auquel se confier.

L’institution analytique a essayé, en vain à mon avis, de résoudre cette difficile question, en attribuant des diplômes ou des médailles de garantie à ceux qui passaient par ses circuits institutionnels.

Mais je crois que dans une institution qui fonctionne comme telle, il n’y a de place que pour les parlants dont je vous ai dit ce que j’en pensais tout à l’heure dans mon point n° 3 !

Je reste personnellement persuadé, même si c’est très naïf, qu’il serait important de pouvoir renouveler sans cesse des moments équivalents à ceux des « réunions du mercredi soir » à Vienne du temps de Freud, pour que chacun, individuellement, puisse avancer dans son rapport à la psychanalyse. L’enjeu était alors pour chacun de se confronter assez directement avec le nouveau, l’in-croyable que la psychanalyse débusque derrière chaque parlêtre et c’est cela qui me paraît essentiel.

Donc, surtout, ne vous institutionnalisez pas trop vite ! Ma petite expérience me montre que l’on a tous intérêt le plus longtemps possible à s’en tenir au « transfert de travail » pour tout lien institutionnel.

C’est d’ailleurs ce dont nous faisons l’expérience ici en ce moment.

Ce moment où, je ne l’oublie pas, je suis convoqué pour travailler sur la question de « la vraie nature de l’être parlant ». En plus il m’a bien été précisé qu’il s’agissait de « l’être parlant » dont nous parle Mencius.

Alors, au point ou nous en sommes, je voudrais, que vous m’accordiez que je suis fondé à penser, en tant que psychanalyste, que cet « être parlant » qui nous intéresse entretient le plus étroit rapport avec le parlêtre tel que j’ai pu en parler tout à l’heure.

L’être parlant, le parlêtre et, là je prends un peu d’avance, le Sujet tel qu’il émerge dans l’expérience analytique, j’en fais, à ce moment où je vous parle, des équivalents.

Mais, QUELLE EST SA NATURE si particulière puisqu’elle qu’elle naît de la coupure avec LA NATURE ?

Est-ce que je triche avec la question en la posant ainsi ?

Car en disant quelle est sa nature je lui en accorde une, mais pas automatiquement en rapport avec LA nature comme nous l’entendons communément, du moins en Occident.

J’espère vous avoir suffisamment évoqué dans la première partie de cet exposé combien l’être parlant, dont s’occupe le psychanalyste, est aussi éloigné de la nature que le ciel de la terre même si… aux confins de l’un et de l’autre il y a l’horizon, frontière mouvante et changeante où semblent se confondre leurs destins.

À celui qui voudrait lui imposer une place précise d’où il pourrait répondre on pourrait lui dire que, comme l’horizon, le sujet est une fiction. C’est un vivant-parlant, ni ciel (lalangue) ni terre ou mer (la nature) mais littoral ou horizon entre les deux, comme on voudra !

Et si je vous faisais remarquer tout à l’heure la similitude de date entre la découverte du monde quantique et la découverte de l’inconscient c’est aussi parce que la difficulté à se représenter ce « monde » que Freud a appelé « schauplatz » pour l’inconscient me semble la même dans les deux cas.

Dans les deux cas c’est la difficile exploration d’un monde nouveau, inimaginable où tous nos repères et nos certitudes passées doivent être abandonnés. D’ailleurs remarquez au passage combien ce terme de « schauplatz » est intéressant en ce sens qu’il fait de l’inconscient un LIEU qui nous regarde (il y a là un jeu de mot en français). Je crois vraiment que c’est avec des petits détails de vocabulaire comme celui-là qu’on peut avancer dans notre pratique quotidienne. En donnant à ces détails toute leur importance !

Combien d’analysants en effet démarrent une analyse avec la conviction qu’il faut aller « voir » de quoi il s’agit afin d’essayer de guérir du mal qui les ronge.

Et tout ce temps nécessaire pour entendre qu’il vaut mieux « aller voir comme on est vu, c'est-à-dire écrit », pour comprendre un peu quelque chose à ce qui nous arrive !

Bref, ce monde de l’inconscient est un monde très différent du monde de la « nature » dont nous avions appris à rendre compte plus ou moins scientifiquement, et que nous avons agrémenté de tous nos préjugés.

Cette idée de nature par rapport à laquelle, au moins en Occident, nous avions appris à nous situer et à penser notre existence nous imprègne tellement qu’il est toujours très difficile pour nous de nous penser autrement que dans un système d’auto-évaluation par rapport à elle.

Pour mieux vous illustrer cette difficulté à admettre, de nos jours encore, l’existence de l’inconscient Freudien, cet andere schauplatz qui nous habite, nous regarde et à laquelle nous n’aurons jamais véritablement accès bien que ce soit là que se joue notre destin, je pourrais, par exemple, vous parler d’un avatar fréquent du concept lacanien de « l’Autre, trésor des signifiants ». Ce concept devient, dans la bouche de certains analystes (et par moments nous n’échappons sûrement pas à ce groupe) une espèce de gigantesque dictionnaire contenant l’ensemble des signifiés disponibles dans le langage et suffisant pour le faire exister afin que nous nous comprenions. Nouveau Misunderstanding !

Est-ce pour cette raison que Lacan a préféré par la suite utiliser le terme de « lalangue » à celui de « langage » ?

Pour éviter de tels glissements que l’on sait par ailleurs inévitables ?

Car, ce qui est confortable, donc attirant avec le signifié, c’est qu’on sait qu’il existe comme représentant de l’objet évoqué et qu’il n’a nul besoin d’un sujet pour exister. Quel confort pour celui qui parle !

C’est pourtant de ce confort-là que la psychanalyse nous déloge comme je vous le disais tout à l’heure. Et c’est justement parce qu’elle nous déloge de ce confort-là qu’on ne peut pas soutenir que son objectif premier serait de nous guérir ! Et c’est aussi pour cela, je crois, que Freud a pu dire qu’on ne pouvait pas analyser les riches. La possibilité d’en appeler au signifié, sous la forme de l’objet le plus consommable est trop présente chez lui !

Le signifié existe donc comme tel, c'est-à-dire isolément. Ceci n’est pas le cas du signifiant qui, comme tel, n’existe pas, de même que la « particule » quantique isolée n’existe pas.

Mais ceci n’empêche pas une série de signifiants d’exister, c'est-à-dire une somme de signifiants qui s’additionnent un à un d’exister, à condition, dans le déroulement de l’énoncé, de faire exister du Sujet. Et, pour produire ce Sujet, il y a des lois de langage à respecter qui sont celle de la condensation et du déplacement énoncés par Freud dans la Traumdeutung.

Ces lois mettent en jeu chaque fois une coupure par rapport à un sens qui se confondrait avec la communication, et les premiers textes « canoniques » de Freud ne parlent d’ailleurs que de ça !

Au fond de moi j’imagine, mais imaginer ne vaut pas certitude, que tenter cette expérience analytique est possible pour tout humain qui parle ou mieux, qui accepte d’« être parlé ». Nous avons en français une expression ambiguë que j’aime bien utiliser avec mes patients et qui consiste à leur dire, voire leur répéter : « laissez vous parlé » qu’ils entendent invariablement : « laissez vous parler », tant est valorisé dans notre société l’idée de maîtrise.

Si bien que je vous repose la question du début, à vous, collègues chinois : quel genre d’inconscient votre mode particulier de langage génère-t-il ? À quel niveau dans votre type de discours se fait la coupure ?

La différence de langue, de structuration de votre langue par rapport à celle de l’invention de la psychanalyse, modifiera-t-elle les résultats de l’expérience à certains niveaux ? Aboutira-t-elle à une théorie nouvelle, fruit de cette expérience, je suis vraiment très curieux de le savoir.

Car, pour le peu que j’ai compris de votre écriture, tel qu’il en est question sur le site lacanchine.com, vous avez sur nous quelques siècles d’avance !

Très brièvement, je vous dirais qu’il m’a souvent semblé en lisant les textes publiés sur le site lacanchine.com que votre langue a depuis toujours tous les ingrédients pour inventer la psychanalyse et qu’à la place vous avez inventé ce que nous, nous appelons la Sagesse ! Pourquoi ?

Cela serait-il à comprendre de la même manière que lorsqu’au XVe siècle votre empereur fit couler (ou brûler ?) sa flotte pour éviter que le radicalement autre ne vienne provoquer du désordre dans la quiétude de l’Empire Céleste, comme j’ai pu le lire. Ça aussi c’est une question intéressante dont la réponse vous donnerait sûrement une petite idée des difficultés que vous aurez à surmonter pour donner à cette expérience si bouleversante qu’est la psychanalyse droit de cité dans votre si grand pays !

Je suis curieux de savoir si grâce à votre langue, comme c’est le cas pour la nôtre, l’expérience psychanalytique produit nécessairement un « je » qui obéit à une logique d’énoncé mais énoncé ailleurs.

Un « je » sans nécessité d’énonciation.

Un « je » qui pourrait n’exister qu’écrit, comme c’est le cas dans le rêve par exemple.

Vous voyez maintenant pourquoi je vous disais qu’il me semblait que vous aviez une certaine avance ! Je crois que ce sujet sans énonciation, qui n’existerait qu’écrit, fait depuis toujours parti de votre culture où le verbe « être » se traduit par une indication de lieu ! Vous comprenez maintenant pourquoi j’ai tellement insisté sur ce terme Freudien de Schauplatz pour désigner l’inconscient. C’est en quelque sorte mon fil d’espoir quand à ce projet que nous puissions nous parler.

Venons en maintenant plus directement à cette disputation entre Gaozi et Mencius telle qu’elle m’a été traduite :


Ce que tu ne trouves pas dans la parole,

tu ne le trouves pas dans le cœur

ce que tu ne trouves pas dans le cœur

tu ne le trouves pas dans le souffle

                Gaozi

Et :

Ce que tu ne trouves pas dans la parole

tu peux le trouver dans le cœur

ce que tu ne trouves pas dans le cœur

tu ne le trouves pas dans le souffle

                Mencius


C’est bien en raison de la soumission à des règles de langage nécessaires pour donner un sens auquel un humain pourra ensuite se référer qui fait que Gaozi a raison apparemment contre Mencius.

Mais on peut aussi dire que Mencius va plus loin que Gaozi quand il répond que « ce que tu ne trouves pas dans la parole, tu peux le trouver dans le cœur », à condition de penser que ce qu’il appelle le « cœur » a le plus étroit rapport avec le Réel lacanien.

De plus Mencius, si j’ai bien compris, fait du sens moral une condition en quelque sorte antérieure à l’existence de l’humain. Il en fait un temps logique imposé par la langue (point d’interrogation) avant toute intervention politique ou sociale pour que du sujet existe. Et, en cela, la parole dont il parle n’est pas la même que celle de Gaozi.

Il rejoint ou invente une conception plus vaste d’existence de l’humain en le faisant devenir indépendant des circonstances extérieures qui organisent sa vie.

Mencius, si c’est ainsi, n’est pas un moraliste mais bien plutôt un « éthicien ».

Au moins au sens ou il admet implicitement que l’éthique est une position logique qui se déduit de lalangue et que cette position est à tenir par l’être parlant pour qu’il acquière toute sa consistance et sa dignité.

À l’extrême, et je crois que c’était la position de Lacan, il n’y a d’éthique qu’en tant que soumission fondamentale à lalangue.

C’est pour cela que, du point de vue occidental, l’éthique a vocation d’universalité.

Je voudrais dire au passage combien cette discussion Mencius-Gaozi me semble d’actualité dans notre civilisation en train de se baser sur « le droit au… », c'est-à-dire qui fait appel à l’ordre extérieur, et souvent au contrat néolibéral pour se régler !

Je viens de vous parler d’éthique mais je me rends compte que je ne vous ai pas bien explicité pourquoi ce concept me paraît central pour notre pratique et a aussi le plus étroit rapport avec « la nature de l’être parlant ».

Pourtant, quand on parle de « la vraie nature de l’être parlant », horizon ou littoral, on doit, j’en suis sûr, placer cette question sous la bannière de l’éthique, car elle fait partie de la réponse.

C’est la seule façon de dire très fort que, dès le départ, la soumission à lalangue est la condition qui nous fait exister véritablement Sujets.

Le positionnement éthique consiste à nous soumettre aux conséquences d’une lalangue qui peut se lire, et à accepter que ces conséquences nous touchent au corps.

En raison de l’intitulé de notre rencontre, je me sens obligé de vous préciser un peu plus ce que je viens de vous dire avec mon histoire de : « dès le départ nous sommes soumis à l’existence de lalangue pour exister ».

Je précise que nous nous soumettons à lalangue pour exister en tant qu’« être parlant » bien sûr.

Nous acceptons de dire clairement que c’est lalangue qui nous produit Sujet ! C’est elle seule qui nous rend susceptibles de répondre depuis cette place particulière de parlêtres dans et hors la nature.

De façon assez radicale, donc provocatrice, j’affirme que lalangue appartient plus à la nature que l’être parlant !

Nous avons d’ailleurs dans notre culture occidentale une belle histoire qui raconte cela. Elle s’appelle Antigone. C’est une tragédie écrite par un grec au Ve siècle av. J.-C. C’est une histoire passionnante car elle pose à peu près la même question que la dispute entre Mencius et Gaozi. Lacan en a d’ailleurs fait la colonne vertébrale de son Séminaire sur l’Éthique.

Alors que cette pièce de théâtre met en scène un vieux roi, des fils de roi qui se combattent et qui meurent, une mère qui se suicide, etc. l’héroïne est Antigone.

Pourquoi ?

Tout simplement parce qu’elle est le seul personnage qui, dans la pièce, ne se comporte pas de façon morale !

Elle ne se comporte pas en fonction de son rang, ni des ordres donnés par le roi et vis-à-vis desquels chacun est censé obéir pour que règne l’ordre dans la Cité.

Non, elle se comporte comme un être conscient de la fragilité de cet état d’« être parlant » face au pouvoir et à sa morale, même animée des meilleures intentions. Elle renonce à toutes les joies promises par la « nature » au profit de la sujétion aux lois de la parole, sujétion qui la fait réellement exister elle, comme Antigone.

Et finalement, elle sauve l’Autre d’un rabattement vers l’autre et par là même elle sauve la Cité, c'est-à-dire ici l’humanité, d’une utilisation purement utilitaire du langage.

Antigone maintient possible, au prix de sa vie, ou plutôt au prix du renoncement à une certaine vie « naturelle », et sûrement promise agréable dans son cas, elle maintient possible l’existence d’une vie qui n’exclue pas l’absence de sens et la poésie.

Elle lui garde un avenir contre l’hégémonie d’un langage qui ne serait qu’inventaire des choses et auquel nous serions obligés de nous soumettre pour avoir le « droit » de vivre.

Elle paye de sa vie l’affirmation que c’est le « pas » dont je vous parlais tout à l’heure qui nous rend « parlants-vivants ».

La seule façon pour elle d’être vivante, à ce moment de son histoire, est d’accepter de mourir, condamnée qu'elle est par la morale qui sert à régir un ordre du monde qui ne ferait aucune référence aux « lois du ciel ».

Par son acte elle s’affirme vivante non comme corps biologique relevant de la nature, mais beaucoup plus radicalement vivante comme « être parlant » dont la vraie vie dépend de l’affirmation de la priorité de lalangue sur la nature.



J’en arrive ainsi à la 3e partie de cet exposé.

Pour introduire cette troisième partie je vous rappelle que, dans un premier temps je vous ai interrogé sur l’universalité ou pas de l’expérience analytique. Je vous ai dit ce qu’était cette expérience chez nous, en insistant tout particulièrement sur ce fait que c’est une expérience de parole qui produit certains effets de transfert chez celui qui s’y risque et le force à reconnaître la dette symbolique qu’il acquière vis-à-vis de lalangue qui le fait exister.

J’ai été aussi été conduit à développer quels effets la langue produit chez l’homme, en le coupant de sa nature animale pour le créer parlêtre. Comment elle l’éloignait pour toujours d’une adéquation imaginaire de son être au monde des choses.

Pour qu’il soit bien clair que cette langue qui fait naître du parlêtre n’a pas grand-chose à voir avec la communication, car elle n’est en aucune manière « naturelle » et qu’elle vient d’un lieu appelé globalement inconscient, je vous ai proposé, à la suite de Lacan de l’appeler lalangue en un seul mot.

Mais ce passage de la langue à lalangue a ceci de fondamental qu’il nous oblige, dans notre pratique, a abandonner pour nous guider la boussole de la morale au profit de celle de l’éthique. Être bienveillant et gentilhomme ne suffit pas pour assumer cette tâche d’être le psychanalyste de quelqu’un. Entre Gaozi et Mencius, il faut choisir Mencius !

J’ai aussi pu vous montrer, je l’espère, combien notre position d’être parlant était fragile et susceptible à tout moment d’être ravalée vers celle d’un animal que Lacan a pu dire « d’hommestique ». C’est d’ailleurs là la fondamentale et principale faute éthique que peut faire un humain ! Céder à cette « d’hommestication » ! Je pense que ce mot doit pouvoir s’écrire en chinois.

Enfin j’espère aussi avoir pu vous faire toucher du doigt combien cette position d’être parlant que je décris si fragile est pourtant notre seule richesse dans ce monde de la nature où nous vivons. Antigone, la magnifique, merveilleuse et fragile Antigone nous dit le prix qu’il faut parfois accepter de payer pour exister dans la nature comme cet animal spécifique appelé parlêtre.

Voilà en tout cas comment j’en arrive à ma dernière question de ce jour. Ce qu’Antigone défend, ne serait-ce pas justement « la vraie nature de l’être parlant » ?

Ne serait-ce pas à ça qu’elle refuse de renoncer, préférant mourir ?

Mais chacun des analysants qui viennent se confier à un analyste ne sont-ils pas aussi en position d’Antigone ? N’affirment-ils pas aussi la primauté de la parole sur tout le monde des choses ? Bien sûr, à la fin ils ne seront pas morts ! Mais est-ce si sûr que quelque chose ne sera pas mort en eux qui les faisait se sentir vivants ?

Quels effets cela a-t-il, en fin de compte, pour un analysant de faire cette expérience d’essayer d’expliquer à un analyste les conséquences de son assujetissement à une lalangue, au motif de guérir de quelque symptôme névrotique ?

Je pense que c’est là une question fondamentale pour l’analyste et qu’elle implique qu’il ait, LUI, mené son analyse au point crucial où, à se laisser entraîner sur la pente de l’exploration de lalangue qui l’a fait être, il fut en danger dans son existence d’humain !

S’il n’a pas fait ce chemin, je pense qu’il restera toute sa vie un psychothérapeute… !

Pratiquement vous pouvez tout à fait repérer cette coupure entre les analystes.

Entre les analystes « versus » Gaozi et ceux « versus » Mencius.

Il y a ceux qui s’en tiennent, pour juger de la fin de l’analyse, à cette idée freudienne que cette fin intervient quand l’analyse bute sur le « roc de la castration ». Sans penser autrement ce roc que comme un mur au-delà duquel il n’y a rien dont le langage puisse rendre compte ; comme une limite à toute interprétation possible.

Et puis il y a ceux qui se demandent s’il n’y a d’analyse possible que le temps où existe un espace pour l’interprétation ?

Je ne pense pas que c’était l’idée de Freud qui a passé beaucoup de temps à soit disant « élucubrer » sur le totem, le père de la horde primitive, peut-être même la pulsion de mort telle que racontée dans L’au-delà du principe de plaisir, etc. alors que ces avancées théoriques faisaient partie intégrante de son œuvre et qu’il y tenait beaucoup.

Je pense que ces avancées essayaient en fait de rendre compte, de manière logique de ce qu’il percevait sans pouvoir le nommer, à l’œuvre derrière ce roc.

Et cette perception, ce caillou dans la chaussure, je le trouve qui le chipote dès le début de son œuvre, dans la Traumdeutung quand il parle de l’ombilic du rêve, limite à l’interprétation.

C’est un des apports essentiels de Lacan d’avoir nommé Réel cet au-delà du roc et de s’y être passionnément intéressé.

Je crois qu’il n’est pas exagéré de dire que progressivement, au fil de son enseignement, mais aussi au fil de la conduite des cures analytiques qui en est sûrement le reflet, c’est autour de la question du Réel que se sont centrées les cures. Je ne dis pas que l’on a fait l’impasse sur tout ce qui concerne l’apport freudien concernant le complexe d’Œdipe, l’identification, le trait unaire, la castration etc. ; non, je dis que grâce à Lacan on a osé continuer les analyses là où Freud disaient qu’elles s’arrêtaient.

De là vient d’ailleurs qu’elles durent beaucoup plus longtemps qu’autrefois.

Tout Freud mais aussi au-delà de Freud fut l’immense tâche de Lacan. La vôtre, celle des jeunes générations qui viennent et auxquelles nous devons faire confiance sera sans doute « tout Freud et tout Lacan mais aussi au-delà ».

En tout cas je compte beaucoup sur vous pour nous épater et peut-être même nous effrayer un peu.

Bien sûr, quand je dis “au-delà”, cela implique d’avoir une petite idée de ce qui préoccupait Lacan vers la fin de sa vie et de sa pratique.

Et là, je crois qu’il était profondément « chinois » du moins tel que moi je peux penser ce que c’est « être chinois ».

Je peux vous le dire en deux mots, car je crois vous avoir suffisamment balisé le chemin, je crois que Lacan a fini par penser (ou par oser dire) qu’au fond nous étions “écrits” avant d’être parlés !!!!.

Remarquez que les Écrits c’est aussi le titre du seul livre signé de lui seul !

Vers la fin de sa pratique, Lacan prend au pied de la lettre le « Wo Es war soll Ich Werden » freudien, mais il tire toutes les conclusions d’une traduction très ferme : « Là où “ça” était, Je doiT (avec un T !) advenir ».

Traduit de cette façon (doit avec un T et non un S) implique pour la fin de l’analyse et donc pour la connaissance de la vraie nature de l’homme que l’analyste, à la fin de sa propre cure, ait su prendre une direction ferme du côté de la reconnaissance de sa vraie nature d’être parlant, qui est aussi d’être parlé sans être fou. C’est un “Je” qui se reconnaît un destin mais qui ne s’identifie pas à lui même.

Et c’est à ça que je veux en venir et dont je me rends compte après-coup que je savais qu’il fallait que je vous le dise à vous qui posiez cette question cruciale de la « Vraie nature de l’être parlant ». Il fallait que je vous le dise à vous qui êtes mes passeurs. Cette question ne trouve de réponse que dans son retournement.

Aussi cette question je la pose maintenant ainsi : quand donc l’être parlant exprime-t-il sa vraie nature ?

Je crois que ma réponse ne devrait pas vous choquer : l’être parlant n’exprime sa vraie nature que quand il assume sa place de parlêtre, qui est un produit de l’inconscient.

C’est quand il prend ce risque de ne se vivre et de ne se reconnaître sujet parlant que depuis un Ailleurs auquel il n’a pas accès et qui pourtant est au cœur de son être qu’il épouse alors sa vraie nature d’être parlant.

C’est quand il est envahi de la certitude qu’il n’a pas d’autre choix pour exister que de tenir une position éthique, née du fait d’être parlé, qu’il se situe dans le champ de « la vraie nature de l’être parlant ».

C’est quand il accepte d’être redevable à l’existence de lalangue pour être dans sa « vraie nature d’être parlant » et qu’il assume pleinement cette dette qu’il est un parlant-vivant digne de ce nom.

C’est quand il accepte de se tenir à ce choix du non-choix, comme le fait si courageusement Antigone, qu’il assume sa « vraie nature d’être parlant ».

C’est quand il refuse de considérer comme une souffrance de ne pouvoir jamais se dire autrement que dans les ratés de son dire qu’il est vraiment vivant.

Et je laisserai le dernier mot à ce moment où le réel se trouve sinisé sous forme d’un nombre magique qui me fait signe que je dois m’arrêter. À ce moment où ce texte se trouve être écrit avec 8 888 mots !




 

Vous êtes la passe de ma pratique


Patrick Gauhier-Lafaye

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Ce texte était destiné à être présenté lors du colloque qui s’est déroulé à Chengdu (Chine), du 23 au 25 avril 2010, et dont le titre était : « De la nature de l’être parlant ».

Mais la « nature » d’un volcan islandais a rendu impossible à l’auteur de se rendre à Chengdu pour y prononcer son texte. Le fait est d’autant plus regrettable, que ce texte se voulait, tout en entier, une interpellation des collègues chinois afin d’être le pré-texte à un échange de personne à personne.

La publication conjointe sur ce site des textes de Patrick Gauthier-Lafaye Ferdinand Scherrer et Guy Flecher est heureuse. Elle signe le souffle de travail qui a animé ce groupe au fil des mois, dans la perspective d’un voyage… qui n’a pu avoir lieu !

G.F.