Le sinthome de l’écriture chinoise

L’empire du Yi Jing

Présence-absence, logique hexagrammique




__________________

«[...] dommage que ce qui pour eux (les taoïstes) faisait sens soit pour nous sans portée,

de laisser froide notre jouissance »

Jacques Lacan, Télévision





Cet article a pour objet de montrer comment le Yi Jing (Le Livre des Mutations ou Le Livre des Changements selon les traductions), en tant que référent formel et théorique du système Yin-Yang, peut rendre visible l’invisible dans l’expérience psychanalytique en répondant à cette nécessité d’écriture à laquelle ne peut s’absoudre la logique de tout être parlant.



D’où l’on part…

La doctrine lacanienne vise à extirper le symbolique de l’engluement imaginaire dans lequel est tombée la psychanalyse après Freud. Autrement dit, Lacan revendique un accès à l’inconscient via le signifiant en tant que matériau du discours de l’Autre.

Ses Séminaires mettent au défi et dénoncent la semblance du discours à partir de laquelle la cure analytique, piégée par le jeu des énoncés, n’est plus apte à soutenir l’analysant dans sa demande à trop vouloir s’accrocher au sens commun.

Le plus grand des malentendus est de croire que l’inconscient puisse être réduit à une représentation de choses, à l’imaginaire.

Le réel mis en scène dans ses discours de l’époque n’est pas moins palpable aujourd’hui à le suivre à la lettre au fil des pages publiées. Une fois posée sur le papier, la logique du signifiant n’attend plus qu’une chose, qu’on puisse déchiffrer ce qui nous reste de l’Autre.


La pertinence de la découverte freudienne, celle d’un inconscient qui ne cesse pas de s’écrire à notre insu, tient en ceci : le désir du sujet vient de l’autre et cette rupture fondamentale de l’être c’est ce qui le fonde en tant qu’il parle.

Lacan franchira un pas difficile à partir de cet acquis en invoquant la prédominance du signifiant sur le signifié dans le traitement du symptôme. À faire chaîne avec les signifiants refoulés, éparpillés ici et là dans l’histoire du sujet, l’analyste façonne un nouveau sens pour le symptôme, apte à être assumé socialement dans sa répétition.

La psychanalyse pointe du doigt ce manque dans le savoir qui ne peut être comblé. Une censure fondamentale s’oppose à toute investigation dès qu’elle aborde la question de l’origine. Le savoir scientifique ne peut donc rendre compte du rapport entre une femme et un homme. En ça, nous sommes irréductiblement des sujets de la science.

Le nœud borroméen avancé par Lacan se veut être une écriture possible de ce rapport, de ce réel, de l’inconscient.

Ainsi, un battement d’aile séparerait la logique du nœud de celle du sinogramme en tant qu’écriture à double face.


L’archéologie nous révèle que les origines de l’écriture chinoise suivent littéralement à la trace celles du Livre des Mutations. Le sinogramme doit donc être abordé comme une écriture qui aurait l’avantage de se réduire noir sur blanc à ce qu’il y a de plus comptable dans le réel - au plus près de l’équivocité signifiante sur laquelle s’appuie l’interprétation psychanalytique - au rapport sexuel.


À l’image du couple Yin-Yang, lecture et écriture sont liées par une invariance dite d’inversion paire propre à tous les binaires, couples d’éléments opposés. L’un ne va pas sans l’autre selon un principe imaginaire de dualité-distinction d’une part et un principe symbolique d’alternance-échange d’autre part : « Il est d’abord un principe de dualité et de distinction, aisément perçu dans la succession des inspirations et expirations, du jour et de la nuit, des contractions et des dilatations… Il établit l’inéluctable dualité de la vie manifestée. Quel que soit l’être, la fonction, la structure, la relation, le paramètre considéré, toujours et partout coexistent deux aspects opposés et complémentaires, deux versants d’une même réalité. Nous n’avons donc pas à choisir entre Yin ou Yang mais à établir Yin et Yang, jour et nuit, veille et sommeil, bruit et silence, vide et plein, mouvement et repos, dense et subtil, lumière et ténèbres, vibratoire et corpusculaire, matière et antimatière, visible et invisible… » (Jean-Marc Kespi, Médecine traditionnelle chinoise – une introduction, p. 96-97, Éd. Marabout, 2009).


Dans ses séminaires R.S.I. et Le Sinthôme, Lacan nous indique la portée de sa trouvaille quant au traitement du symptôme dans la cure psychanalytique. Le Nom-du-Père, version originale du symptôme, noue les trois registres entre eux et instaure ainsi l’invariance du nœud borroméen dont la fonction est de rendre consistants entre eux R, S et I. Il suffit de défaire un rond de ficelle pour que les deux autres termes se libèrent.



La fonction borroméenne du Nom-du-Père


Sous l’autorité du symptôme R, S et I sont appelés à ne pas se défaire, ce qui équivaut à penser ce 4e terme comme droite infinie. Les trois cercles représentés sont condamnés à glisser, sans fin possible, le long de cette droite. L’analysant est aliéné au symptôme, à un Nom-du-Père irréductible. Le sujet est pour ainsi dire supposé être structuré borroméennement mais cette vérité ne peut se dire qu’à mi-mot et pour cause… Le parlêtre est divisé, division inhérente au signifiant premier, le nom posé sur la chose.

Pour cerner cette division toujours fuyante dans le dire, l’analyste n’a d’autres recours que de dénouer les couples d’éléments opposés de deux termes représentés par deux droites infinies à partir desquelles il est impossible de trancher dans le choix d’une orientation du nœud les liant au troisième terme représenté quant à lui par un cercle. Cette double orientation suspend pour un temps l’effet de répétition.




À supposé R, S et I noués borroméennement, les droites S et I opèrent comme étau. Grâce à l’équivocité appendue à la double orientation du nœud le Réel advient dans un mi-dire. Telle est la voie ouverte par la logique du nœud borroméen dans le séminaire R.S.I. : équivocité et intemporalité de l’inconscient y sont transcriptibles et lisibles.



Le Sinthôme de l’écriture chinoise

Avec son analyse de l’écriture chinoise, Huo Datong reprend là où Lacan nous a laissés avec le nœud borroméen et revendique cette prise de position. L’article intitulé « L’inconscient est structuré comme l’écriture chinoise » est sans détours : l’inconscient ne se limite pas aux représentations de choses. Les représentations de mots ont aussi partie liée avec l’inconscient. Ce qui unie les représentations de choses aux représentations de mots est à rechercher au-delà du système préconscient. Voilà l’avancée lacanienne sur laquelle s’appuie le psychanalyste chinois.

De nombreux ponts ont déjà été dressés entre la psychanalyse et la pensée traditionnelle chinoise ; et plus les communications psychanalytiques traitent de cette filiation, moins la chose freudienne nous apparaît comme une véritable découverte. Au bout du compte, le père de la psychanalyse n’aurait-il pas été taoïste à ses dépens ?

Huo Datong enfonce le clou un peu plus profond dans la filiation sino-viennoise puisque le fait même de proposer l’écriture chinoise comme structure de l’inconscient interroge sous un angle nouveau la pratique de la psychanalyse qui d’après l’auteur se devrait donc d’être “taoïste” afin de “conduire le plein par le vide”.




Ce schéma nous conduit à considérer l’algorithme saussurien de la manière suivante :



Ce changement de repères opère selon le modèle du ruban de Möbius, reliant imaginaire et symbolique et définissant par la même occasion toute sa surface comme « lieu de retournement » potentiel où un réel peut advenir de toutes parts. Cet endroit-envers rend futile toute question relative à la manière de s’y prendre pour que la division du symbolique et de l’imaginaire ne se réduise pas pour le psychanalyste à une investigation purement sémantique. Le ruban de Möbius, qui nous permet ainsi de poser le fantasme en terme de surface, est une référence essentielle pour l’investigation de la structure du désir, une référence à laquelle le psychanalyste doit recourir dans sa pratique afin de ne pas se perdre dans une participation inconsciente à ce qui constitue alors la structure du sujet dont le désir ne se soutient que de la demande.



Schéma R - Si on lie i à I et m à M, on obtient non plus une bande de réalité unilatérale mais un ruban de Möbius représentant la jonction entre imaginaire et symbolique


Huo Datong distingue quatre niveaux de l’inconscient à partir des quatre étapes de l’évolution de l’écriture chinoise pour situer l’évolution du sujet désirant, sujet de l’inconscient.




1.    Niveau de la séparation du son, de la figure et de la chose

La séparation radicale entre le réel, le symbolique et l’imaginaire dont il est question renvoie à un “avant le père”, le nom-du-père y fait encore défaut, le symbolique est isolé.

Dès la naissance un manque se pose entre l’enfant et la mère. Le sujet reconnaît le manque dans l’Autre - la mère, du fait d’être identifié comme phallus par cette dernière - l’objet manquant, cause du désir maternel. Néanmoins l’identification à ce phallus n’est pas encore amorcée, le cadre imaginaire est posé mais l’infans, pour qui la jouissance n’est pas encore évacuée, baigne toujours dans un environnement réel omniprésent.

Partant de cette période psychotique, Huo Datong aiguille notre compréhension de la structure de l’inconscient sur la voie d’une suppléance, premier agencement de la logique inconsciente, une logique qui peut se déployer par le travail d’écriture (cf., Le Sinthome, 1975-1976, consacré à l’œuvre de Joyce).

Au terme du quatrième niveau, idéophonogrammique, l’organisation psychique fondamentalement psychotique de l’être désirant se trouvera « définitivement » compensée pour le sujet chinois sous la structure d’une bouteille de Klein, autre version du ruban de Möbius (cf., p. 6 pour les détails structurels relatifs au niveau idéophonogrammique).



Vue de la bouteille de Klein dans un espace à trois dimensions




2. Niveau idéographique

Le désir est donc assujetti au désir de l’autre, et le sujet s’identifie au mirage phallique en tant que moi idéal au fur et à mesure que la demande de l’Autre l’y convie. La triangulation Mère – Phallus - Enfant pointe les limites d’un registre imaginaire isolé jusqu’à ce qu’un phallus rival apparaisse. La mère introduit le père qui réoriente l’identification du sujet vers l’Idéal du moi en l’inscrivant dans l’ordre symbolique.

Dès lors, le réel se glisse entre l’imaginaire et le symbolique par le biais de l’objet a, cause du désir, dont la fonction première est d’empêcher les deux autres registres de s’envahir l’un et l’autre après s’être substitué à la mère sous l’effet du nom-du-père. Le sens, rencontre de l’imaginaire et du symbolique est possible au gré de la distance maintenue entre l’objet a et le sujet du miroir. Mais pour le sujet chinois, le sens est comme marqué par une expérience de bord où le réel est en permanence latent. L’objet a est pour ainsi dire restitué dans le champ de l’Autre, le langage, rendant anodine toute tentative de traversée du fantasme.

Ce qui pour nous, sujet alphabétisé, s’opère sous l’image spéculaire pour pallier au réel semble avec les sinogrammes s’affranchir du leurre du miroir où le dedans, le caché, et le dehors, ce qui se donne à voir, ne font qu’un.

À ce niveau, réel et réalité se confondent du fait que la majorité des signifiants de l’Autre proviennent de la nature même, de la réalité qui nous entoure.


    Liaison de l’imaginaire au symbolique :

À une image acoustique et tonale spécifique peut corresponde un type morphologique précis du caractère (métaphore) mais des caractères de même morphologie peuvent aussi n’être liés entre eux que par des sons et/ou tons contigus (métonymie).

Pour l’oreille occidentale, ce qui semble sonner à l’identique sous l’énonciation des monosyllabes omet l’existence des quatre tons dans la langue chinoise. Ainsi, le son tonal dont nous parlons est tout aussi porteur de sens, l’objet a – vide, est convoqué dans la dynamique de l’expression.



Mélodie tonale du sinogramme selon le modèle de la bouteille de Klein


« Il existe quatre tons accentués : un ton haut, un ton bas, un ton montant et un ton descendant. Sur le plan du mouvement des cordes vocales et des muscles qui les contrôlent, le ton haut correspond à un étirement prolongé, le ton bas à une rétraction prolongée, le ton montant à une tension normale suivie d’un étirement et le ton descendant à un léger étirement suivi d’une rétraction brusque », (Méthode d’initiation à la Langue et à l’Écriture chinoises, J. Bellassen, p. 13, La Compagnie,1990).


    Liaison de l’imaginaire au réel :

La morphologie de certains caractères ou une partie de ceux-ci est calquée sur la morphologie d’un élément de la réalité ou d’une partie de celui-ci (métaphore), tandis que d’autres caractères s’inspirent d’éléments de la réalité ou d’une partie de l’un d’entre eux qui entretiennent une relation de contiguïté avec l’élément que l’on veut exprimer (métonymie).

Cependant, certains signifiants visuels ne relèvent pas de ce calque. Dès les prémisses de l’écriture chinoise, des contenus de représentations de choses sont refoulés et commencent à constituer le champ de l’inconscient, cf., Niveau de l’emprunt phonétique.


    Liaison du symbolique au réel :

Une image acoustique, son-signifiant, est à l’occasion une imitation fidèle (métaphore) ou une imitation contiguë (métonymie) d’un son provenant de la réalité.

Mais la plupart des signifiants acoustiques ne sont bien sûr pas issus d’une imitation de la réalité et c’est en cela que réside le territoire du discours de l’Autre.

Afin de pallier à l’équivocité et à un éventuel retour des signifiants forclos du réel, un troisième et quatrième niveau se constituent marquant ainsi définitivement la distinction entre réalité et réel pour le sujet, cf., Niveau idéophonogrammique.




3. Niveau de l’emprunt phonétique

La figure du caractère en tant que représentation pleine devient représentation vide, l’élément représenté en est isolé. Certains sinogrammes deviennent ainsi simples signes phonétiques, purs signifiants. Cet emprunt phonétique équivaut probablement au phénomène de la compensation imaginaire d’une structure psychotique. L’imaginaire n’est plus ici au service de la chose qu’il est censé représenter mais est totalement voué au bon fonctionnement du symbolique, suspect à cet endroit d’un manque à suppléer. La suppléance de la lettre agit.

Le processus s’est généralisé et répandu dans l’histoire chinoise à l’époque de la dynastie Qin, 221-207 avant notre ère, avènement du premier Empereur chinois à avoir unifié les différentes puissances claniques, amorçant ainsi la marche de la civilisation chinoise.

À ce titre Huo Datong remarque que “dans l’évolution de l’écriture occidentale c’est aussi la rupture entre les pictogrammes et leurs signifiés qui fait la base sur laquelle les pictogrammes égyptiens sont finalement devenus l’écriture alphabétique hellénique", émergence d’un nouvel empire.

Le Yi Jing sera définitivement compilé deux siècles après la dynastie Qin, au milieu de la dynastie Han, période durant laquelle l’emprunt phonétique débouche sur la création des idéophonogrammes, utilisés encore jusqu’à aujourd’hui.




4. Niveau idéophonogrammique (structure névrotique)

Nous avons à faire à ce niveau à une réorganisation du symbolique et de l’imaginaire dont le but est de tolérer le retour d’éléments forclos dans le symbolique par le biais d’un refoulement réciproque, seconde couche suppléante à l’équivocité née de la connexion du symbolique et du réel.

Huo Datong s’appuie sur l’exemple de l’idéophonogramme de « mère », Ma en chinois, composé des pictogrammes « femme » et « cheval » dont le premier fonctionne en tant que figure et le second comme son.




Dans cet idéophonogramme :

Le mot “femme” est refoulé du symbolique et opère en tant qu’image visuelle.

L’élément “cheval” est refoulé de l’imaginaire et opère en tant qu’image sonore.


Quatre types de refoulement sont ainsi mis en évidence :

Cas du petit Hans. Une représentation de chose (mauvaise figure du père) est refoulée par une autre représentation de chose (image du cheval). Ceci correspond à la formation du composant droit de l’idéophonogramme.



Une représentation de mot refoulée par une autre représentation de mot. Il s’agit d’un refoulement dans le symbolique et correspond à la formation du composant gauche de l’idéophonogramme.


Une représentation de chose refoulée par une représentation de mot. C’est le cas du langage parlé, refoulement de l’imaginaire au bénéfice du symbolique.


Une représentation de mot refoulée par une représentation de chose. C’est ce que nous rencontrons dans la peinture et l’écriture pictographique, refoulement du symbolique pour le succès de l’imaginaire.


En définitive, la langue chinoise fonctionne selon ces quatre modes de refoulement :





                                    

Bouteille de Klein – Les deux structures possibles de l’objet a pour le sujet chinois



L’empire du Yi Jing

À suivre à la trace l’histoire de l’écriture chinoise, il apparaît que les règles promues pour que le sujet puisse advenir, avènement de l’ordre symbolique, instituent le manque et la séparation, contenus quant à eux dans ce qui fait sens pour cet empire.



Les 64 hexagrammes du Yi Jing fixés autour du début de notre ère


Le Yi Jing compte soixante-quatre chapitres, chacun représenté par un hexagramme unique. Comme son nom l’indique un hexagramme est composé de six traits, soit Yin (trait discontinu), soit Yang (trait plein).


Si de prime abord la référence au Yin-Yang n’est pas frappante dans le texte de Huo Datong, elle est pourtant bien là. À l’instar du couple Yin-Yang alternent à chaque niveau de l’inconscient liaisons et déliaisons, plein et vide, entre les différents registres. Cette alternance de polarité est la base du Yi Jing.




Pour expliquer et vulgariser la logique combinatoire exposée dans le Yi Jing, les termes de Yin et Yang ont été inventés par les premiers penseurs taoïstes. Ainsi le Yi Jing est bien antérieur aux premiers écrits taoïstes et son origine serait intraséquement liée à celle de l’écriture chinoise.

Le Yi Jing, le Livre des changements, “ne révèle rien qui doive être l’objet d’une croyance, il ne fait que constater une évidence que ne rejette aucune foi, que ne contredit aucune science : le changement est la vie même (…) seul l’intéresse le fonctionnement de ce processus sans cesse à l’œuvre afin de permettre à chaque humain de s’y insérer” (Javary/Faure, Le livre des changements, p. 2).

À partir de l’âge de bronze, avant l’apparition de l’écriture en Chine, un gigantesque travail de compilation des informations enregistrées sur les carapaces de tortues a été amorcé et ce, pour plus de dix siècles. Les centaines de milliers de pièces, retrouvées par les archéologues depuis la fin du XIXe siècle, ont donné lieu au fil des siècles aux soixante-quatre chapitres du texte canonique du Yi Jing. Quelles furent les informations retranscrites ?

Les chefs de clans interrogeaient leurs ancêtres en appliquant sur les carapaces de tortues des ustensiles chauffés. Les réponses des ancêtres étaient déduites de la forme des fendillements provoquée par la chaleur. À partir du XVe siècle avant notre ère, les scribes ont commencé à graver les réponses directement sur les carapaces. Ces signes mnémotechniques sont les ancêtres des caractères chinois actuels.

Il a donc été ainsi déduit soixante-quatre types de fendillements, les soixante-quatre chapitres du Yi Jing représentés par soixante-quatre hexagrammes.

Nous le voyons bien ici le processus intellectuel à l’origine du Yi Jing, à savoir, interroger les morts par l’observation, l’expérimentation et la retranscription systématisées de phénomènes, est selon toutes vraisemblances à rapprocher du mouvement psychanalytique dans sa tentative à cerner le réel d’un sujet dans ce qu’il donne à voir et/ou à entendre à l’Autre.

Les récentes recherches de Marc Kalinowski, chercheur à l’École française d’Extrême Orient de Beijing, portant notamment sur l’écriture chinoise avant l’invention du papierdu Royaume de Chu (400 av.n.ère) jusqu’à l’Époque Han II (Ier siècle de notre ère) - nous révèlent durant cette période l’existence de nombreuses tombes à manuscrits. En plus de participer à une effervescence intellectuelle et culturelle sans précédent dans l’histoire chinoise, ces manuscrits apportent un témoignage important quant à ce qui se trama à l’époque : une recherche de contrôle du réel. Dans les tombes des défunts ont été retrouvées des manuels d’astrologie, des textes taoïstes et confucéens, des recettes de cuisine, des traités de médecines. La civilisation chinoise se bâtit donc, entre autres, par le recours à une écriture nouvelle, idéophonogrammique, comme véritable palliatif à la mort.

Une bonne raison pour que le champ de la science soit intéressé par le Livre des changements. Mathématiciens, logiciens, généticiens tentent d’y déceler la structure absolue à partir de laquelle un sens pourrait être donné à la vie, n’hésitant pas à rapprocher les trigrammes et hexagrammes du Yi Jing aux triplets et sextuplets des soixante-quatre codons de l’ADN à partir de représentations mathématiques basées sur la logique combinatoire.

À partir du couple Yin-Yang se constituent les huit trigrammes qui combinés les uns aux autres donnent lieu aux soixante-quatre hexagrammes.



Algèbre de Boole et Yi Jing






Représentation booléenne à six dimensions des 64 hexagrammes


Un hiatus, en quelque sorte entre savoir taoïste et scientifique, a été introduit par les anciens lettrés chinois dans la structure même du Yi Jing, pied de nez aux tentatives scientifiques de rendre harmonieux les intervalles posés dans le Yi Jing dont pourtant la fractalité des représentations rejoint la logique du signifiant originairement fuyant en tant que « représentant du sujet pour un autre signifiant ».

En effet, une défaillance, quelque chose de l’ordre d’un trou et qui n’a rien à faire avec un intervalle, est à saisir dans le texte du Yi Jing, conformément à l’enseignement taoïste. Un réel se révèle de ce qui manque comme lettres, à compter comme simples traits du texte. Le Yi Jing, divisé en 64 chapitres, compte exactement 4 082 caractères. Or, ce nombre n’obéit pas aux représentations mathématiques selon lesquelles le Livre des changements devrait apparaître comme une structure fractale harmonieuse, à savoir soixante-quatre caractères par chapitre, soit 4 096 (64x64) caractères. Il a été introduit au cœur même de la rigoureuse structure combinatoire du Yi Jing un manque quantifiable par un nombre rationnel : 4096-4082 = 14 caractères. 14/64 = 0,21875. Il manquerait donc 7/32 de caractères par chapitre pour que la structure du Yi Jing soit harmonieuse jusque dans sa calligraphie. Qu’est-ce à dire ?

Ce qui se compte comme traits - le symbolique, et l’imaginaire - la représentation mathématique du Livre des changements, se dénoue ici pour laisser place au réel, une vérité appendue au jeu de présence-absence de la lettre.

Ces petits bouts de signifiants en moins dans le Yi Jing font écho à la théorie psychanalytique : la semblance de l’ensemble des représentations de mots – le symbolique - et de choses – l’imaginaire - est marquée par la présence de quelque chose sur lequel on bute, « le roc de la castration » selon l’expression de Freud, le réel d’un nœud de signifiants. Le sens, en tant que nouage entre symbolique et imaginaire, pose un voile sur la vérité du sujet divisé. Un voile qu’il revient au psychanalyste de lever dans une perpétuelle dérobade de l’être parlant à vouloir toujours donner du sens.



Présence-absence, logique hexagrammique    

Pour Lacan, le sujet chinois serait inanalysable du fait de son rapport singulier entretenu avec le sens décrit plus haut. Avec un tel sujet, l’analyste n’a que faire des points d’achoppements à fixer dans le discours de l’analysant puisque l’équivocité est partout ; mais quelque chose ne cesse de jouir dans l’écriture chinoise et c’est par ce bout que le psychanalyste est à même de dénouer le symptôme.


La radicalité de la formalisation des hexagrammes, sa configuration minimale et sa combinatoire sont à rapprocher des mêmes caractéristiques du mathème des quatre discours. Ceci nous amène à considérer la superposabilité de ce à quoi tendent les doctrines lacanienne et taoïste à la lecture du Yi Jing : quelle réponse donner à la demande de l’Autre ?

À la lumière de l’écriture chinoise, l’acte psychanalytique conduit donc analyste et analysant à se balancer à tour de rôle du côté du symbolique et de l’imaginaire du signifiant et à ne pas s’accrocher à ce qui se dérobe dans le sens en tant que tel.

Le réel d’un signifiant est uniquement accessible dans la rupture du nouage entre symbolique et imaginaire. Mais ce qui a été noué ne peut être dénoué que très laborieusement dans la mesure où cette liaison a justement pour but d’éviter toute investigation du réel.


Les quatre discours sont la formalisation d’une logique des liens sociaux, au-delà des apparences des relations empiriques, un lien fondé par l’instrument du langage. Selon le modèle lacanien, à tour de rôle, chaque être parlant occupera au cours de la cure une des quatre places de l’agent, de l’autre, de la vérité, du produit - définissant quatre modes d’énonciation, pour rendre compte de ce qui est contenu comme réel dans notre relation à l’Autre, et comment cela agit à notre insu.


AGENT  ==>  AUTRE
VÉRITÉ // PRODUIT

==> À rester collé au sens, au semblant du signifiant, on se bute à un réel

//  Le repérage du réel, agissant à notre insu, rend futile tout discours

Discours du maître                S1   ==> S2
                                                  $       //    a


Discours de l’hystérique       $     ==> S1
                                                        //  S2


Discours de l’Université        S2     ==>  a
                                                 S1     //      $


Discours du psychanalyste    a       ==>  $
                                                   S2      //  S1


Dans l’expérience analytique, le jeu des trois signifiants - $ (signifiant du sujet de la structure), S1 (signifiant maître), S2 (signifiant du savoir) – et l’absence de signifiant incarné par a (objet a) agissent selon la distribution de la sexuation, de l’ordre de quelque chose qui se compte. L’objet du désir renvoie plus particulièrement ici au manque d’un signifiant dans l’Autre, c’est-à-dire à la demande primordiale, qui est à même dans la cure, par le recours à ces permutations et au statut d’objet radicalement perdu, de faire sentir à l’analysant l’aliénation de son désir paramétrée selon la fonction du signifiant qui est de représenter le sujet pour un autre signifiant. L’analyste intervient en « faisant le mort », soit par son silence, l’Autre, soit en annulant sa propre résistance, l’autre.

À ce moment précis, on peut dire que deux inconscients se rencontrent par l’intermédiaire du réel, marquant ainsi le temps de l’inconscient, le temps de l’intersubjectivité.


Les deux derniers hexagrammes du Livre des changements font écho à un acte psychanalytique « idéal » figé en cette occasion au moment où un nœud fantasmatique à traverser se présente au sujet.


                  


Hexagramme 63                Hexagramme 64


Ji Ji 既济 - Déjà Traversé  Wei Ji 未济- Pas Encore Traversé

Analyste                    Analysant


La rupture entre le symbolique et l’imaginaire se manifeste dans cette double figure de la relation analyste-analysant.

L’ouverture sur le réel tient en un petit mot, Wei – un non, qui de par sa différence sonore et visuelle dans la chaîne des quatre sinogrammes, marque le passage de l’un à l’autre des deux êtres parlant : (Ji-Ji)-([Wei]-Ji). Au niveau du sens, l’opposition de la signification des deux hexagrammes, pris simultanément, induit également un point d’achoppement, un réel.


L’hexagramme 63 signifie que quelque chose dans la situation actuelle est parvenu à son maximum, quelque chose a été traversé. Le premier Ji de Ji Ji est une marque du passé, de l’accompli, veut aussi dire déjà, achevé, écoulé, cela étant, ensuite. Le second Ji se traduit par réussir, mener à bonne fin, compléter, traverser.

L’hexagramme 64 évoque quant à lui un chaos qui aurait atteint son apogée, une traversée reste encore à accomplir. Wei signifie ne pas encore, ne…pas, ne pas exister encore.

Ces deux hexagrammes sont indissociables, l’hexagramme 64 est contenu dans l’hexagramme 63 et vice versa, situation unique dans le Yi Jing. Ils entretiennent une relation dite nucléaire. Un hexagramme nucléaire est obtenu à partir des traits 2,3,4 et ensuite 3,4 et 5 d’un autre hexagramme et symbolise le nœud de la situation d’un hexagramme donné.

D’après l’hexagramme 63 et son nucléaire, au cœur d’une situation où tout semble en place se trame donc le désordre. D’après l’hexagramme 64 et son nucléaire, au cœur d’une situation où règne le chaos est contenu une promesse de stabilité et la résolution des conflits. Deux cas de figures singulièrement et simultanément possibles dans l’expérience analytique pour chacun des protagonistes qui ne sont pas sans nous rappeler la dialectique de l’endroit-envers de la bouteille de Klein.

Les traits Yin et Yang, distribuées en parité, exclusivement dans les hexagrammes 63 & 64 du Yi Jing, entraînent entre chaque niveau de l’hexagramme des relations de correspondance à la base des analyses hexagrammiques. Pour l’acte psychanalytique ces relations de correspondance équivaudraient aux jonctions possibles entre l’inconscient du psychanalyste et celui de l’analysant.

Les hexagrammes 63 & 64 représentent une situation “idéale” de l’expérience psychanalytique, un va-et-vient inconscient continue entre le psychanalyste et l’analysant. La nature du trait (Yin ou Yang) importe peu ici, seul l’alternance de polarité est décisive pour rendre compte de cette situation pulsative entre deux inconscients.



                

Représentation hexagrammique du passage entre deux inconscients


La relation entre deux inconscients est donc à cueillir dans la différence de polarité d’un trait à l’autre dans ce couple modulé par le jeu de présence-absence, d’où s’extrait le sens d’une langue.



Chaque trait représente l’accommodement du désir de l’analysant quant à un fantasme à délimiter entre le symbolique et l’imaginaire.


Représentation du trait 1 :

        Ics-Analysant(B6)---Ics-Psychanalyste(A1)---Ics-Analysant(B1)


Représentation du trait 2 :

        Ics-Analysant(B1)---Ics-Psychanalyste(A2)---Ics-Analysant(B2)


L’inconscient de l’analysant au moment B6 se rapporterait à la dernière parole de la séance précédente, l’inconscient du psychanalyste au moment A1 à l’ouverture de la séance par le psychanalyste et l’inconscient de l’analysant au moment B1 à la première réaction de l’analysant au cours de cette séance.

Le moment B6 fonctionne comme un reste ce sur quoi sera relancée la prochaine séance.


Une triple altérité se superpose au cours de la séance.

1.    Altérité entre les différents registres du psychanalyste

2.    Altérite entre les différents registres de l’analysant

3.    Altérite entre les registres du psychanalyste et ceux de l’analysant



Ceci n’est qu’une ébauche de ce que les hexagrammes du Yi Jing sont en mesure de nous révéler du dialogue analytique entre l’analysant et le psychanalyste. Chaque trait entretient des relations particulières avec les autres traits et ce, dans différents champs d’analyse hexagrammique.

D’après le nœud borroméen lacanien, trois modes de jouissances sont à distinguer : le symbolique et le réel se rejoignent dans la jouissance Autre, le réel et l’imaginaire dans la jouissance phallique et le symbolique et l’imaginaire dans ce qui fait sens.

D’après les grilles d’analyse hexagrammique traditionnelles du Yi Jing, il existe aussi entre les traits 1/4, 2/5 et 3/6 des affinités structurelles.




La disposition des traits de l’hexagramme 63 permet de nous représenter la jouissance Autre, le sens et la jouissance phallique, chacun scindé en deux versants, Yin-Yang/Plein-Vide, au fil des connexions et identifications inconscientes entre psychanalyste et analysant - trois intersections indispensables pour guider le psychanalyste dans sa pratique, en quête de vérité.


Yoan Gandin

Beijing, le 25 décembre 2009

 

Pour une écriture

du discours de l’Autre


Yoan Gandin

TéléchargementGandin_01_files/Gandin_YiJIng.pdf

Retour
sommaireCh_E_0.html

Vous pouvez joindre l’auteur à l’adresse e-mail :

psycho.beijing@gmail.com