Lacan et les religions de Chine [1]


Guy Flecher


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1- Je remercie mes amis Patrick Gauthier-Lafaye et Ferdinand Scherrer du soutien et des échanges qu’ils ont su m’offrir au fil de ce travail.





















2- Nous adopterons dans ce texte la translittération du chinois en pinyin, telle qu’elle est désormais universellement adoptée de façon conventionnelle. Ainsi nous éviterons les romanisations diverses et souvent fantaisistes qui rendent l’accès aux transcriptions des séminaires souvent fort déconcertantes.














3- Granet (Marcel), La Pensée chinoise, Albin Michel, coll. « Bibliothèque de l’évolution de l’humanité », Paris, 1968, p. 476-478.











4- Goossaert (Vincent), « Les traits fondamentaux de la religion chinoise », internet.



























5- Granet (Marcel) (1884-1940), La religion des Chinois (1992), édition de poche, Paris, Albin Michel, 2010.


6- Schipper (Kristopher), La religion de la Chine. La tradition vivante, Paris, Fayard, L’espace intérieur, 2008, 472 p.



7- Ibid, quatrième de couverture.














































L’histoire de Lacan dans son rapport au monde chinois a été développé dans l’article «Lacan, 35 ans de chinois» sur ce site.








































Concernant Demiéville, on peut lire sur ce site «Demiéville, le bon maître de Lacan»



8- Demiéville (Paul), « Le miroir spirituel », Sinologica, I, 2, Basel, 1947, p. 112-137 — Choix d'études bouddhiques, p. 131-156 — in Choix d'études bouddhiques 1929-1970, 1973, p. 131-137.

Je dois à Michel Guibal d'avoir découvert ce texte.































Le rapport de Lacan à Mencius a été l’objet de plusieurs articles sur ce site.


















9- Lacan (Jacques) (1959-1960). L'éthique de la psychanalyse, Le Séminaire livre VII, Paris, Éd. du Seuil, 1986. séance du 6 juillet 1960 ; p. 360-361.





































10- Jullien (François) Traité de l’efficacité, 234 p., Paris, Grasset, 1997 ; réed. Le Livre de Poche, 2002.









11- Lacan (Jacques) (1971). D’un discours qui ne serait pas du semblant, Le Séminaire livre XVIII, Paris, Éd. du Seuil, 2006, séance du 17 février 1971.



12- Ibid.








13- Cheng (Anne), Histoire de la pensée chinoise, Paris, Éditions du Seuil, 1997, p. 32.










14- Billeter (Jean-François), Leçons sur Tchouang-Tse, Éditions Allia, Paris, 2002, p. 30.





















15- Lacan (Jacques) (1959-1960). L'éthique de la psychanalyse, op. cit., séance du 6 juillet 1960.














16- Lacan (Jacques) (1971). D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., séance du 10 février 1971.


















17- Cheng (Anne) Histoire de la pensée chinoise, op. cit., p. 158 - 159.






























































18- Lacan (Jacques) (1971). D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., séance du 20 janvier 1971.














19- Lacan (Jacques) (1973). Télévision, Collection Le champ freudien, Paris, Seuil. Repris in Autres Écrits, Paris, Éd. du Seuil, 2001, p. 28.












20- Lacan (Jacques). D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., séance du 10.02.1971.








21- Ibid., séance du 19.05.1971.


























22- Lacan (Jacques) (1964-1965). Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, Le Séminaire livre XII, séminaire inédit, séance du 10 mars 1965.




23- Lacan (Jacques). D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., séance du 10 février 1971.






24- Ibid.










25- Ibid.













26- Lacan (Jacques) (1972-1973). Encore, Le Séminaire livre XX, Paris, Éd. du Seuil, 1975, séance du 8 mai 1973.


























27- Cheng (François), « Lacan et la pensée chinoise », in Lacan, l’écrit, l’image, Flammarion-Champs, 2000, p. 133-153, dans le cadre de conférences à l’ECF de novembre 1998 à juin 1999.


































































28- F. Cheng nous précise que « pour la lecture du Livre de la Voie et de sa vertu, Lacan a consulté plusieurs traductions, notamment celles de J.J.L Duyvendak (réed. Jean Maisonneuve, 1987), et de F. Houang et P. Leiris (réed. Le Seuil, coll. « Points », 1979) ». Pourtant aucune des citations que fait Lacan lors de son séminaire ne correspond à ces traductions.







































































29- Lacan (Jacques) (1961-1962). L'identification, séminaire inédit, séance du 28 février 1962.

















































30- Lacan (Jacques) (1964-1965). Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, op. cit., séance du 19 mai 1965.
























31- Ibid., séance du 12 mai 1965.


















32- Lanselle (Rainier), Le sujet derrière la muraille, édition eres, Ramonville Sainte-Agne, 2004.











33- Jin (Siyan), « L’écriture subjective dans la littérature chinoise contemporaine », in Perspectives chinoises, n° 83, mai-juin 2004.



34- Cheng (François) (entretien), « Le Docteur Lacan au quotidien », Publié dans L’Âne, n° 48, oct.-déc. 1991, p. 52-54.

Cheng (François), « Lacan et la pensée chinoise », in Lacan, l’écrit, l’image, Flammarion-Champs, 2000, conférence faite à l’ECF en juin 1999, p. 133-153.




























































35- Excepté dans le titre du recueil attribué à LieZi, 冲虚真經, Vrai classique du vide parfait, dans lequel il n'est fait directement référence à la question du vide que dans un court passage (livre I, chap. 9).




































36- Cheng (François) (entretien), « Le Docteur Lacan au quotidien », Publié dans L’Âne, n° 48, oct.-déc. 1991, p. 52-54.

























37- Lacan (Jacques) (1966-1967). La logique du fantasme, Le Séminaire livre XIV, séminaire inédit, séance du 26 avril 1967.



















38- Lacan (Jacques) (1964). Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Le Séminaire livre XI, Paris, Éd. du Seuil, 1973.


39- Lacan (Jacques) (1966-1967). La logique du fantasme, Le Séminaire livre XIV, séminaire inédit.





















































































Une version précédente, structurée différemment mais plus complète peut se retrouver sur ce site.














































40- Lacan (Jacques) (1964-1965). Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, op. cit., séance du 3 mars 1965.
































































































































































































































Cette partie consacrée au chan reprend les arguments développés dans «Lacan, koanalyste? Analyste, quoi!» et «À la passe avec Lacan», publiés sur ce site.










41- Lacan (Jacques) (1953-1954). Les écrits techniques de Freud, séance du 18 novembre 1953. Le Séminaire livre I, Paris, Éd. du Seuil, 1975, p. 7.







42- Lacan (Jacques) (1968), « En guise de conclusion » Discours de clôture au Congrès de Strasbourg, le 13 octobre 1968, publié dans Lettres de L’école Freudienne, 1970, n° 7, p. 157-166.









43- Schipper (Kristopher), Le corps taoïste - corps physique, corps social, Paris, Fayard, 1982, p. 27.

















44- Zufferey (Nicolas), Introduction à la pensée chinoise, Paris, Marabout, 2008.
















45- Lin-Tsi. Entretiens de Lin-Tsi, Traduits du chinois et commenté par P. Demiéville, Paris, Fayard, 1972, une très belle traduction annotée des entretiens de Lin Ji par l'un des meilleurs spécialistes du bouddhisme extrême-oriental, aujourd'hui disparu.











46- Lacan (Jacques) (1972-1973). Encore, Le Séminaire livre XX, Paris, Éd. du Seuil, 1975, séance du 8 mai 1973.















47- Schneiderman (Stuart), Jacques Lacan, maître zen ? Paris, PUF, 1985.











48- Lacan (Jacques) (1966-1967). La logique du fantasme, op. cit., séance du 26 mars 1967.


49- Cheng (François) « Shitao lu et commenté par Simon Leys », Le Figaro du 15 octobre 2007, à propos de la réédition du livre Les Propos sur la peinture du moine Citrouille-Amère, Traduction et commentaires de Pierre Ryckmans, Plon. Mais on trouvera aussi pareils témoignages dans différents textes de F. Cheng tels ceux publiés dans L’Ane.


50- Lin-Tsi. Entretiens de Lin-Tsi, op. cit., p. 31.




51- que P. Demièville aurait aussi bien pu traduire par : excrément, merde, fèces, crotte…































52- Lacan (Jacques) (1955), « La chose freudienne ou sens du retour à Freud en psychanalyse », Évolution Psychiatrique et in Écrits, Paris, Seuil, 1966, séance du 7 novembre 1955.



































53- Lacan (Jacques) (1973). Télévision, op. cit., p. 28.











































































54- Lacan dit la même chose de l’enseignement de Freud en ouverture du séminaire I : « La pensée de Freud est la plus perpétuellement ouverte à la révision. C’est une erreur de la réduire à des mots usés. Chaque citation y possède sa vie propre. C’est ce qu’on appelle précisément la dialectique. »


55- Entretiens avec des psychanalystes filmés entre 1983 et 2008 par Daniel Friedmann, sociologue au CNRS, et réunis en un ensemble de 14 DVD dans un album intitulé [Être Psy], disponible auprès des Éditions Montparnasse.






56- Lacan (Jacques) (1977). « L'insu que sait de l'une-bévue s'aile à mourre », séminaire inédit, séance du 17 mai 1977.























57-  Lacan (Jacques) (1972-1973). Encore, op. cit., séance du 21 novembre 1972.

Tout au fil de son enseignement Lacan a témoigné de son intérêt pour le monde chinois, particulièrement pour les penseurs de la Chine ancienne et pour l’écriture qui constitue l’unité de cette civilisation. Car il s’agit d’un monde de l’écrit où les textes classiques sont au fondement de l’ensemble culturel et du système social. Il n’y a pas de texte sacré mais des écrits attribués à des auteurs plus ou moins mythiques, le tout constituant une sagesse plus qu’une philosophie. Ces références nourrissent des courants et des traditions qui se sont organisés en cultes divers.

Quand Lacan nous dit « avoir pratiqué » le taoïsme ou le zen, il faut entendre qu’il a lu ces textes, lu à sa façon c’est-à-dire avec sa sagacité exceptionnelle. Nous nous proposons de le suivre à travers les mentions qu’il fait de ces textes afin d’étudier son rapport à ce qu’il est convenu d’appeler « religions ». Alors qu’il semble que pour Lacan seul le christianisme et le judaïsme justifient pleinement de cette dénomination.


Les « religions » d’Extrême-Orient

L’idée même de religion n’a été introduite en Chine qu’avec l’arrivée des jésuites au XVIe siècle et c’est à ce moment qu’a été forgée la traduction de « religion » par deux caractères, zong [2] et jiao 宗教 signifiant littéralement « l’enseignement des ancêtres ». Quant aux Japonais ils ont repris les mêmes caractères et forgé le mot de shûkyô, « l’enseignement de l’essentiel ». Dans les deux cas prime l’idée d’instruction.

Rappelons ce que nous en dit le célèbre sinologue français, Marcel Granet :

On a souvent dit que les Chinois n’avaient point de religion et parfois enseigné que leur mythologie était autant dire inexistante. La vérité est qu’en Chine la religion n’est, pas plus que le droit, une fonction différenciée de l’activité sociale… Le sentiment du sacré joue, dans la vie chinoise, un grand rôle, mais les objets de la vénération ne sont point (au sens strict) des dieux. Création savante de la mythologie politique, le Souverain d’En-haut n’a qu’une existence littéraire.

[...] Aussi, sur le fait que les Chinois ne subissent volontiers aucune contrainte, même simplement dogmatique, je me bornerai à caractériser l’esprit des mœurs chinoises par la formule : ni Dieu, ni Loi… La sagesse chinoise est une sagesse indépendante et tout humaine. Elle ne doit rien à l’idée de Dieu. [3]

On a coutume de distinguer en Chine trois courants, ou trois sagesses : le confucianisme, le taoïsme et le bouddhisme. Au Japon, il y a lieu d’y ajouter le shintoïsme. Nous négligerons dans ce travail ce dernier qui n’a pas retenu Lacan outre mesure.

En nous tournant vers l’Extrême-Orient, il nous faut renoncer à notre modèle occidental des Églises auxquelles un individu est rattaché de façon exclusive. Ainsi en Chine on peut se dire « confucianiste quand on est lettré, bouddhiste quand on est dévot, et seuls les prêtres taoïstes se reconnaissent comme tels » [4]. Au Japon le syncrétisme est la règle et il est coutume de dire qu’on naît, grandit et s’amuse shinto, s’éduque confucéen, se marie chrétien et meurt bouddhiste…


Dans tous les cas, on retrouve en Chine une cosmologie conçue par les Anciens qui est au fondement de la culture. Tous les courants de pensée se réfèrent à ces catégories et idéaux traditionnels dont nous retiendrons essentiellement : le fait qu’il n’y a pas l’idée d’un créateur du monde, l’importance des liens entre le ciel et la terre, le Dao comme principe universel d’ordre qui gouverne la totalité du cosmos et assure son unité, le Yin et le Yang qui sont les manifestations opposées et complémentaires du Dao, les Cinq éléments qui sont les énergies naturelles, le Qi habituellement traduit de façon très réductrice par « souffle »… S’ajoutent les textes classiques anciens dont le plus fondamental est le Yijing, dit « Livre des mutations », livre de divination qui recense des symboles qui rendent compte de tous ces phénomènes. Il énonce que la seule chose qui ne change jamais est que tout change toujours.


Les « trois religions » de Chine se réfèrent toutes à ces principes fondamentaux. La plus ancienne de ces religions, et dès le VIe siècle av. J.-C., et donc au plus près de cette tradition, est le taoïsme que Marcel Granet qualifiait clairement de « La religion des Chinois » [5]. Kristopher Schipper lui rend directement hommage en intitulant son livre « La religion de la Chine » [6], religion qu’il définit ainsi : « Loin d’être une doctrine morale dualiste et rigoriste, la foi de la Chine consiste à suivre la nature dans sa création spontanée par la Voie (Tao) et dans sa dynamique alternante des deux forces complémentaires : le Yin et le Yang. Véritable religion universelle de l’homme, elle pense le monde dans son ensemble, heureuse de trouver en toute chose l’unité fondamentale, sans exclusion aucune. » [7] C’est la religion du développement personnel qui a développé, dans sa quête de l’immortalité, une médecine corporelle et spirituelle. La recherche et l’amélioration des grands équilibres évoqués ci-dessus ont favorisé toute une réflexion et des recettes pour la santé physique et psychique par la pharmacopée, les exercices physiques, les techniques de méditation et les pratiques sexuelles…

La place fondamentale du taoïsme a longtemps été occultée en Occident par les affirmations des jésuites qui pensaient que la véritable religion de la Chine était le confucianisme. Ils ont cru voir dans cette pensée largement développée chez les lettrés qu’ils rencontraient des similitudes avec la vision du monde et les aspirations du christianisme. Le souci d’organiser la société et le politique, la recherche de l’harmonie familiale, l’importance de la culture et de l’éducation sont les principes qui, aujourd’hui encore, influencent les sociétés orientales. Bien sûr cette tradition a été largement transmise par les lettrés et leurs écrits. Aujourd’hui l’État chinois favorise largement cette pensée favorable à l’ordre et multiplie les Instituts Confucius à travers le monde avec l’idée d’instaurer une « religion universelle », et qui entretient d’importants liens avec les évangélistes fondamentalistes américains !

Ce n’est qu’au Ie siècle que le bouddhisme a été importé en Chine depuis l’Inde et il submergea toutes les classes de la société chinoise dès le IIIe siècle. La promesse d’un salut personnel et d’un nirvana trouvait dans les milieux populaires un écho aux préoccupations de développement personnel et d’immortalité du taoïsme. Les deux religions s’affrontèrent, s’imitèrent, se confondirent… L’art bouddhique des cérémonies aux défunts rencontra ainsi le souci de piété filiale des Chinois et, de nos jours, les funérailles et les cérémonies pour les morts restent largement confiées aux moines bouddhistes. Cette religion importée a fini par être totalement assimilée par le monde chinois au point que l’on a fini par oublier son origine ! La synthèse la plus chinoise, au plus près du taoïsme, est bien le bouddhisme chinois chan dont nous développerons quelques aspects ci-dessous.



L’initiation au monde chinois de Lacan

De tout cela Lacan en aura connaissance à travers ses études du chinois et en particulier de sa rencontre avec le professeur Paul Demieville. Et pour cela il nous faut remonter dans l'histoire de Lacan à la période de la guerre et de l’occupation.

Il est clair que Lacan à cette période est essentiellement préoccupé par sa situation familiale et sa relation aux femmes. En 1941, sa nouvelle compagne, Sylvia Bataille, juive d’origine roumaine, épouse de Georges Bataille, est réfugiée en zone libre, sur la Côte d’Azur, où elle accouche de Judith. Par l'entremise de Georges Bataille, début de cette même année 1941, Lacan acquiert l'appartement du 5 de la rue de Lille. Cet appartement, il ne le quittera plus jusqu'à sa mort.

Durant cette période de l'occupation, Lacan ne publiera aucun texte mais consulte beaucoup dans son cabinet et rejoint Sylvia un week-end sur deux à Cagnes. On sait aussi qu'il prenait plaisir à visiter les antiquaires et à acheter des tableaux de ses amis Picasso, Balthus et bien sûr Masson, son beau-frère. Il fréquentera par l'intermédiaire de Bataille toujours, Leiris, Sartre, Simone de Bauvoir, Camus… Lacan partagera alors son temps entre ces occupations, son cabinet, ses consultations à Sainte-Anne et ses voyages pour rejoindre Sylvia et leur fille Judith.

Or, il s'avère que, quasiment en face de son appartement, il y a la porte de l'École Nationale des Langues Orientales. Il lui suffit de traverser l'étroite rue de Lille pour franchir cette porte. Et c'est là qu'il va s'inscrire en 1942 au cours de chinois. Ils sont une quarantaine d'étudiants à ce cours qui est organisé en deux demi-journées par semaine, dont la première partie se déroule avec un répétiteur chinois et la deuxième partie avec le professeur Paul Demiéville.

On peut alors se demander ce qui a conduit Lacan à 40 ans à se mêler ainsi à de jeunes étudiants, et plus particulièrement pour apprendre le chinois. Serait-ce à la suite de sa rencontre avec Carl Gustav Jung en 1933 à Prangins ? Ou est-ce lié à sa relation avec Georges Bataille qui a largement évoqué le bouddhisme chinois dans ses écrits de cette période.

Ou est-ce encore le prestige de celui qui assure alors cet enseignement : P. Demiéville, ce Suisse qui après un long séjour en Extrême-Orient est depuis 1931 le professeur de chinois à l'École des Langues Orientales. Nous verrons combien Lacan a régulièrement témoigné de son attachement à l'homme, celui qu'il désignait par le terme de « mon bon maître ». Il est en tous les cas certain que Lacan a été un fidèle lecteur des nombreux textes sur le bouddhisme chan que va publier P. Demiéville, en particulier, un article intitulé « Le miroir spirituel » [8].

Lacan fréquentera donc régulièrement ces cours, deux fois par semaine, à étudier tout autant la langue écrite que la lecture et l'étude de textes anciens ainsi que de textes modernes… Après trois ans, en juin 1945, ils sont 12 élèves à se présenter au diplôme et huit, dont Lacan, sont admis. Il reçoit une note moyenne de 14 et une mention bien. Dans un Curriculum Vitae rédigé en 1957, Lacan mentionnera cet apprentissage parlant d'« une information linguistique dont on verra quelle est pour lui l'exigence ».

Lacan a considéré l’ensemble des traditions religieuses de la Chine. Tout au fil de son enseignement il fera référence au taoïsme ainsi qu’au bouddhisme et sa forme la plus sinisée, le chan. Il s’agit là de pensées centrées sur la personne et l’individu faisant pendant à ce qui organise de tout temps la société chinoise : le confucianisme.

Nous commencerons à étudier le rapport de Lacan au confucianisme auquel les références sont plus contextuelles. Nous constaterons aussi combien la pensée chinoise n’hésite pas à intriquer les différentes traditions, et toujours sera fait mention de Laozi ou de Zhuangzi tout en parlant de l’enseignement de Confucius. Puis, en accompagnant Lacan dans ses rencontres avec le taoïsme et le bouddhisme nous serons amenés à considérer l’importance essentielle qu’a eue pour lui le chan.



Le confucianisme de Mencius

Lacan a largement fait référence au confucianisme et en particulier au néo-confucianiste Mengzi, 孟子 (372-289 av. J.-C.) appelé Mencius par les jésuites à leur arrivée en Chine. Lacan mentionne Mencius à deux reprises, à deux moments importants de son enseignement où il s’avère en difficulté avec sa propre école, des moments de crises institutionnelles.

En juillet 1960, première fois, Lacan parle de Mencius, lors du séminaire sur L'éthique. Il l'évoque tout d'abord sous son aspect le plus connu, celui qui affirme que l'homme est bon. Et Lacan de mettre en garde : « vous auriez tort de croire optimistes » ces propos.

Cela nous met sur la vieille question. Un nommé Mencius - c'est le nom dont l'ont appelé les jésuites - nous dit qu'elle se juge de la façon suivante - la bienveillance est à l'origine naturelle à l'homme, elle est comme une montagne couverte d'arbres. Seulement, des habitants des environs commencent à couper les arbres. Le bienfait de la nuit est d'apporter un nouveau foisonnement de surgeons, mais au matin, les troupeaux viennent, qui les dévorent, et finalement, la montagne est une surface chauve, sur laquelle rien ne pousse. [9]

La deuxième fois qu’il parle de Mencius c’est lors du séminaire D’un discours qui ne serait pas du semblant en 1971.

Confucius énonçait que le naturel qui rapproche les hommes, c’est ce qui fait grosso modo le fond de la psychologie humaine, à savoir la bonté morale.

Par ce qui est naturel, les hommes se ressemblent ; ce sont leurs pratiques qui les éloignent les uns des autres.

Pour Mencius, la morale ne se résume pas à une série de bonnes conduites et de règles ou de préséances dans les comportements. Elle est inhérente à la nature de l’homme xìng 性, présente en chacun à l’état d’une tendance. Elle se repère dans la réaction de chacun à la vue d’un enfant prêt à tomber dans un puits. Il ne s’agit pas d’une émotion liée à une identification à l’enfant ou à ses parents comme l’avance Jean-Jacques Rousseau. Mais elle traduit l’interdépendance étroite entre tous les existants.

On parle en l’occurrence de ren 仁, soit l’idéogramme de l’homme avec le chiffre deux. On peut traduire alors par « vertu d’humanité ».

仁也者人也

« L’homme est humain » ou « c’est l’humanité qui fait l’humain ». « L’homme, c’est l’homme accolé au chiffre deux. » La conscience morale n’est au fond rien d’autre qu’une réaction de solidarité. Ce qui singularise Mencius, ce n’est pas d’ailleurs qu’il dise cela, c’est qu’il ne dise que cela. C’est là, pour lui, le début et la fin de toute moralité :

« L’homme, c’est l’homme accolé au chiffre deux. » C’est tout ce que dit Mencius. Être « homme », c’est être « homme-en-rapport-à-l’autre », dans ce rapport à deux. « Deux » le chiffre du lien, de la solidarité des existants, est l’autre composante de l’idéogramme : l’« homme » y est la clé et « deux » le radical. [10]

L’« humanité » n’est donc pas une qualité déposée en l’homme (par qui ? par quoi ?). Il s’agit d’une potentialité interactive particulière résumée sous le terme de conscience morale. Elle ne se révèle pas dans une conscience d’être, dans une énonciation primordiale mais à travers des actes et des comportements.

La morale est donc pour Mencius inhérente à la nature de l’homme xìng

Le xìng 性, c'était justement un des éléments qui nous préoccuperont cette année pour autant que le terme qui en approche le plus, c'est celui de la nature. [11]

Donc si le discours est suffisamment développé, il y a quelque chose, ne disons rien de plus, qu'il se trouve que c'est vous. Mais cela n'est qu'un pur accident. Personne ne sait votre rapport à ce quelque chose qui vous intéresse quand même. […] Cela s'écrit xìng 性, ça se prononce sin, c'est la nature, c'est cette nature quand même dont vous avez pu voir que je suis loin de l'exclure dans l'affaire. [12]

Anne Cheng nous dit que « quand un auteur chinois parle de “nature”, il pense au caractère écrit 性 — […] composé de l’élément 生 qui signifie “vie”, “venir à la vie” ou “engendrer” (à noter que dans le mot “nature”, il y a le verbe latin nascor, “naître”) […] et du radical du cœur-esprit 忄/心 xīn — lequel infléchit sa réflexion sur la nature, humaine en particulier, dans un sens vitaliste. » [13]

Jean-François Billeter le formule ainsi :

[xìng 性] se traduit par « nature », au sens abstrait de la nature d’un objet ou de la nature humaine. Chez les auteurs anciens, cette nature n’est pas une donnée qui serait d’emblée présente. Elle est plutôt conçue comme la pleine réalisation des virtualités propres à un être, réalisation que cet être atteindra ou n’atteindra pas. S’il l’atteint, elle sera sa vérité parce qu’elle révélera les virtualités qui étaient en lui.

On pourrait être tenté de traduire xìng par « l’acquis », mais « l’acquis » n’exprime pas l’idée de conformité avec une disposition originaire, propre à l’être particulier en question. [14]

« La » nature humaine (et non « les » natures humaines) se reconnaît donc dans la « solidarité » (gan tong, 感通 mot à mot “entre-affecter en procédant sans entrave”) mutuelle entre existants et mais aussi, pour Mencius, avec le ciel régulateur de la réalité. Pour Mencius, c’est la spontanéité d’un comportement qui permet d’y lire le procès du ciel régulateur à l’œuvre, la nature humaine n’étant qu’un aspect parmi d’autres de la voie des choses, du cours incessant de la réalité (dao 道).

La réflexion sur le couple Homme-Ciel, est une véritable constante de la pensée chinoise, posant la question de notre nature xìng 性, comme ce qui nous est imparti à la naissance par le Ciel. Sur ce point, Lacan conclut le séminaire L’Éthique de la psychanalyse par

Mencius explique très bien, après avoir tenu ces propos que vous auriez tort de croire optimistes sur la bonté de l'homme, comment il se fait que ce sur quoi on est le plus ignorant, c'est sur les lois en tant qu'elles viennent du ciel, les mêmes lois qu'Antigone. Il en donne une démonstration absolument rigoureuse. Il est trop tard pour que je vous la dise ici. Les lois du ciel en question, ce sont bien les lois du désir. [15]

Les Chinois ne disent évidemment pas : « Je ne comprends rien, c'est du chinois ! ». Ils disent « Je ne comprends rien, c'est comme le livre du Ciel ! » :

我什么也没听懂:这象天书一样!

Lacan reprend ces questions en 1971, et souligne comment la notion de nature en appelle à celle du Ciel, des lois du Ciel, du décret du Ciel.

[…] à côté de cette notion du xìng 性, de la nature, sort tout d'un coup celle du mìng 命, du décret du ciel. […] Fait très curieux, ce détour de jonglerie et d'échange entre le xìng 性 et le mìng 命. C'est évidemment beaucoup trop calé pour que je vous en parle aujourd'hui, mais je le mets à l'horizon, à la pointe pour vous dire que c'est là qu'il faudra en venir. [16]

Anne Cheng situe clairement les enjeux de ce débat qui traverse la pensée de la Chine :

Quelle est la part de l’homme et quelle est la part du Ciel dans le xìng, tel est donc le véritable enjeu. La réponse à cette question détermine toute la gamme de positions dont les deux extrêmes sont, d’un côté, le rationalisme à outrance des moïstes tardifs selon lesquels aucune part ne revient au Ciel et qui ne s’intéressent d’ailleurs pas à la question du xìng et, de l’autre, l’antirationalisme de Zhuangzi pour qui plus l’homme s’en remet au Ciel, mieux il se porte. Mengzi, lui, voudrait arriver à intégrer ces deux extrêmes en montrant que le xìng, dans ce qu’il a de plus spécifiquement humain, à savoir le sens moral, relève du Ciel, c’est-à-dire du “naturel”. En rétablissant le lien de continuité entre l’homme et Ciel, Mencius répond à la fois à Mozi qui tire la couverture entièrement du côté de l’homme et de sa rationalité, réduisant le sens moral à un utilitarisme purement objectif, et à Zhuangzi qui la tire du côté du Ciel, l’homme n’étant à même de fusionner avec le Dao que s’il accepte de laisser tomber tout ce qui le caractérise comme être humain. [17]

La nature de l’homme n’est donc pas une substance innée mais une prédisposition, une virtualité qu’il mettra ou non en acte. Le mal se définit alors par la non mise en acte de cette potentialité, soit la perte de conscience morale. La conscience morale est la voie naturelle du procès des choses, elle se résume à suivre le cours naturel perçu comme une évidence, sans le truchement d’une intervention extérieur : ce en quoi « faire » c’est déjà et d’emblée « comment faire ».

Ce « comment faire » conduit à la question de la juste adéquation selon une juste position dans l’espace et dans le temps, une logique de l’hic et nunc en somme. Dans l’Antiquité, avaient lieu des concours de tir à l’arc en musique. Non seulement il fallait atteindre la cible, mais l’impact devait résonner en même temps que le gong qui bat le rythme : atteindre le « milieu » de la cible au moment « juste » ? C’est ce que rappelle le caractère qui se dit « djonggg », qui décrit la flèche dans la cible, qui s’écrit 中 et qui dit “milieu” comme dans 中国, “Empire du milieu”. La question du bon moment est d’autant plus prégnante dans une conception d’un cours des choses en changement et en transformation constantes.

Il s’agit donc de réaliser la potentialité, de faire advenir cette prédisposition d’humanité. Mencius définit ainsi le saint, shēng 聖, shèngrén 聖人. Le saint est celui qui, conscient de cette prédisposition, fera le nécessaire pour en réaliser la plénitude.

Mencius dit :

形色,天性也。惟聖人然後可以踐形

            xiang        notre forme corporelle

                        et (couleurs du corps) notre apparence

天性        tiānxìn        relèvent de la nature émanant du Ciel

聖人        shèngrén    mais seul le saint - le sage

然後        ránhòu        ensuite

可以践    kěyǐ jiàn         dispose de la possibilité de réaliser

            xíngleur plénitude

Si le but de la philosophie occidentale est la connaissance, et depuis Kant la critique de la connaissance, le but de la philosophie chinoise est la sagesse, shēng 聖. Ce terme de shēng 聖, est traduit par sage, sagesse ou par saint, sainteté.

Lacan choisit résolument le terme de saint. Et il souligne la convergence qu'il y aurait sur ce point, et qui ne serait pas que phonétique - saint sheng - entre les civilisations occidentale et chinoise. Pour cela il nous renvoie à Balthazar Gracian et son livre sur l'homme de cour :

Balthazar Gracian qui était un jésuite éminent, et qui a écrit de ces choses parmi les plus intelligentes qu'on puisse écrire. Leur intelligence est absolument prodigieuse en ceci que tout ce dont il s'agit, à savoir établir ce qu'on peut appeler la sainteté de l'homme, en un mot résume-t-il, résume-t-il quoi ? son livre sur l'homme de cour, en un mot, deux points : être un saint. C'est le seul point de la civilisation occidentale où le mot saint aurait le même sens qu'en chinois : shénshèng 神聖 [神圣] [18]                      

Or le terme shèng 聖, est composé de l'élément oreilleěr et de l'élément phonétique 呈 chéng qui désigne aussi les présents, les offrandes, l’offrande de parole, de conseils

通也。从耳, 从呈。按耳順之谓聖

Il désigne ainsi celui qui sait prêter l'oreille aux conseils (quel renversement ! ce n’est pas forcément celui qui donne des conseils…). Ce qui nous conduit à mentionner à nouveau ce qu’il dit du saint qui « ne fait pas la charité ». Reprenons donc ce qu’il nous dit dans Télévision au regard de ces références :

Un saint, pour me faire comprendre, ne fait pas la charité. Plutôt se met-il à faire le déchet : il décharite. Ce pour réaliser ce que la structure impose, à savoir permettre au sujet, au sujet de l’inconscient, de le prendre pour cause de son désir. [19]

Le saint est donc celui qui développe la nature, ce « sous-développé » pour reprendre la formulation de Lacan.

[…] toute façon le xìng 性, ce quelque chose qui ne va pas, qui est sous-développé, il faut bien savoir où le mettre. Qu'il puisse vouloir dire la nature, cela n'a pas quelque chose de pas très satisfaisant, vu l'état où en sont les choses pour ce qui est de l'histoire naturelle. Ce xìng 性, il n'y a aussi aucune espèce de chance pour que nous le trouvions dans ce truc rudement calé à obtenir, à serrer de près qui s'appelle le plus-de-jouir. Si c'est si glissant, ça ne rend pas facile de mettre la main dessus. C'est tout de même certainement pas à ça que nous nous référons quand nous parlons de sous-développement. [20]

L'autre point de rencontre de Lacan avec Mencius, est le fait que Mencius, trois siècles avant notre ère, là-bas, tout là-bas, en Extrême-Orient… mette au premier plan ce qui s'appelle le discours. L’un et l’autre soulignent ce fait que « l'idée du bon ne saurait s'instaurer que du langage »

[…] que l'homme soit bon tient à ceci, mis en évidence ceci depuis longtemps et d'avant Aristote, que l'idée du bon ne saurait s'instaurer que du langage. [21]

D'ailleurs bon s'écrit shàn avec 羊 (yáng) mouton sur (yán) parole. Or 羊 mouton signifie bon comme dans beauměi.

En 1965, Lacan fait référence au deuxième chapitre du Daodejing, le Laozi, pour articuler cette question du bien qui fait naître le mal comme effet du langage même, « définir le bon, c'est du même coup définir le mal », de même que du beau surgit du laid,

Bien sûr, ceci ne fait que recouvrir des choses bien connues depuis longtemps, et je me suis dispensé de vous donner ici la première phrase du chapitre II du Daodejing, 道德經 parce qu'aussi bien il aurait fallu que je commente chacun des caractères. […]

« Que, pour tout ce qui est du ciel et de la terre, que tous — le terme universel est bien, bien isolé, posant la fonction de l'affirmative universelle comme telle —, que tous sachent ce qu'il en est du beau, alors c'est de cela que naît la laideur. »

Ce qui n'est pas pur vanité, de dire que, bien sûr, définir le bon, c'est du même coup définir le mal. […] c’est de dire ce qu'il en est du bien qui fait naître le mal ; le fait, non pas que cela soit, non pas que l'ordre du langage vienne recouvrir la diversité du réel, c'est l'introduction du langage comme tel qui fait, non pas distinguer, constater, entériner, mais qui fait surgir la traversée du mal, dans le champ du bien, la traversée du laid, dans le champ du beau. [22]

Et Lacan de poursuivre à propos de Mencius et de quelques autres :

[…] à son époque il savait ce qu'il disait [et] qui, dans ce qu'il disait, savait probablement une part des choses que nous ne savons pas quand nous disons la même chose. [23]

Lacan pose ainsi véritablement Mencius comme un sujet supposé savoir. Il continue en disant :

apprendre avec lui à soutenir une métaphore, non pas fabriquée pour ne pas marcher, mais dont nous suspendions l’action. C'est là peut-être la voie nécessaire pour un discours qui ne serait pas du semblant. [24]

Selon Lacan, Mencius déclare quelque chose comme :

- je ne sais pas ce que je dis

- mais je sais que je ne le sais pas

- et la cause est dans le langage même

[…] je sais à quoi m'en tenir, il me faut dire en même temps que je ne sais pas ce que je dis. Je sais ce que je dis, autrement dit : c'est ce que je ne peux pas dire. [25]

Donc le discours, le langage tel que le conçoit Lacan se définit exactement comme Mencius l’énonce.



Lacan et le taoïsme

Il nous l’annonce clairement en 1973 :

[Le taoïsme], vous ne le savez pas, ce que c’est bien sûr, très peu le savent, enfin moi je l’ai pratiqué, j’ai pratiqué les textes bien sûr […]. [26]

Plutôt que de recenser les diverses allusions au taoïsme qui parsèment l’enseignement (de 1960 lors du séminaire L’éthique de la psychanalyse jusqu’aux interventions faites en 1974), nous en resterons aux références que Lacan fait aux textes fondamentaux. En l’occurrence, il s’agit de deux textes essentiels de l’enseignement du taoïsme : le Daodejing et le Zhuangzi.

Le Daodejing est mentionné deux fois en 1965 lors du séminaire Les problèmes cruciaux de la psychanalyse. La première phrase du chapitre II est citée explicitement alors que le chapitre XLII est évoqué. En 1967, lors du séminaire La logique du fantasme, est commenté le premier vers du chapitre I. Du Zhuangzi, Lacan cite à deux reprises le récit du rêve dit du papillon : une première fois en 1964 lors du séminaire Les quatre concepts fondamentaux et à nouveau en 1967 lors du séminaire La logique du fantasme.


Concernant ces références, le témoignage de François Cheng est pour nous essentiel. Il nous dit de quelle façon Lacan a pu lire les ouvrages fondamentaux de la tradition chinoise. C’est en 1969 que Lacan s’adresse à F. Cheng afin d’étudier outre le Daodejing, le Mencius et les Propos sur la peinture du moine Citrouille-amère. Sa demande est très précise : ce sont ces textes qu’il veut étudier avec F. Cheng, « dans leur écriture originelle, ligne par ligne, mot par mot » [27], en dehors de toute référence à la psychanalyse. Ces précisions sont importantes car elles disent combien Lacan était à la recherche de références en dehors des textes concernant la psychanalyse. Lors de ces rencontres, Lacan et Cheng seront amenés à lire, étudier, traduire des poésies chinoises et en particulier les œuvres des poètes largement marqués par l’enseignement du chan.

Le Daodejing, ou Livre de la voie et de la vertu, est un des classiques chinois qui a été probablement rassemblé vers 600 av. J.-C. Il est attribué à Laozi, le sage fondateur du taoïsme. De par son obscurité concise et sa force poétique, sa traduction, à commencer par celle de son titre, est extrêmement délicate et en 1988 on en recensait 250 versions en langues étrangères. L’ensemble compte un peu plus de 5 000 caractères et il est habituellement composé de 81 courts chapitres.


Bien des commentateurs de Lacan mentionnent la séance du 27 janvier 1960 du séminaire L’éthique de la psychanalyse lors duquel Lacan parle du vase et du vide, et le rapprochent du chapitre VII du Daodejing :

Trente rayons se rejoignent en un moyeu unique ; ce vide dans le chœur en permet l’usage.

D’une motte de glaise on façonne un vase ; ce vide dans le vase en permet l’usage.

On ménage portes et fenêtres pour une pièce ; ce vide dans la pièce en permet l’usage.

L’Avoir fait l’avantage, mais le Non-avoir fait l’usage.

En fait, dans ce contexte précis, la référence au texte chinois n’est pas explicite puisque Lacan cite ce jour-là Heideger et pour parler de la chose freudienne, Das Ding. Mais c’est son propos, quatorze ans plus tard, le 30 mars 1974, à Milan, à la « Scuola freudiana », qui nous permet de penser que le Laozi n’est pas étranger à son esprit en ce jour de janvier 1960.

Ça, n’en reste pas moins la valeur de vérité, très opératoire, dans ce savoir que nous construisons avec la logique – qui a au moins l’avantage de nous apporter des… des meubles, à ceci près, que l’appartement, si nous en croyons le Tao, est toujours trop meublé.

Comme nous n’avons besoin de rien si ce n’est d’une coquille, au fond, je veux dire un petit abri parce que l’homme est porté à habiter, donc il habite… parce que je pense que même Laozi habitait une cabane près d’un ruisseau… il habitait à cause du fait que le corps ne fonctionne pas autrement. Mais ça ne l’empêchait pas de parler d’une façon très très sûre… Il n’avait pas eu besoin des progrès scientifiques modernes pour avertir que ce n’était pas dans ce sens-là qu’il fallait aller… et dans un langage admirable…_

Évidemment, on sait que le quotidien de Lacan ne ressemblait en rien à ce que lui-même suppose être l’ascétisme dans lequel vit Laozi. Non seulement son goût du luxe mais aussi son immense culture démentent l’idée que son monde personnel serait « toujours trop meublé »…


Toujours en référence au Daodejing, lors de la séance du 10 mars 1965, au cours du séminaire Les problèmes cruciaux de la psychanalyse, Lacan cite la première phrase du chapitre II :

下 皆 知 美 之 為 美 斯 惡 已

Lacan traduit et commente par : « Que, pour tout ce qui est du ciel et de la terre, que tous — le terme universel est bien, bien isolé, posant la fonction de l'affirmative universelle comme telle —, que tous sachent ce qu'il en est du beau, alors c'est de cela que naît la laideur. » [28] Le texte de Laozi se poursuit par « Tout le monde tient le bien pour le bien / c’est en cela que réside le mal ».

Il faut préciser que la pensée chinoise n’a perçu le mal qu’en termes de blocage, d’obstruction dans les processus vitaux. Le non-bien s’exprime quand il y a entrave à la circulation des souffles, du changement… Il n’est pas question de transgression par exemple.


En faisant cette citation, Lacan souligne la force et la richesse de chacun des caractères chinois, « tellement significatifs », qui s’écrivent avec « la même veine logique » qu’un écrit socratique. Car, comme il le souligne en clôture du Congrès de l’EFP en novembre 1973, la tradition taoïste, comme les pré-socratiques, témoigne « des premiers efforts de formulation des rapports de notre être avec ce dont nous sommes doués, à savoir le langage ».

On pourrait penser que parlant du beau et du laid ou du bien et du mal, il s’agirait d’une « opposition bicolore ». Mais Lacan affirme qu’il s’agit d’un « nœud interne » entre ces termes opposés. Ces couples beau/laid et bien/mal sont comme la même face mais d’une bande de Mœbius, comme nous le reverrons à propos du Yin et du Yang.

On pourrait de même être tenté de penser que le langage constate et dise le réel du lien qu’il y a entre le bien et le mal. Mais, en fait, pour Lacan c’est

l’introduction du langage comme tel […] qui fait surgir la traversée du mal, dans le champ du bien, la traversée du laid, dans le champ du beau.

De la même façon, par la libre-association, se révèle que le sujet n’est pas tel qu’il « use du langage », mais qu’il « en surgit ». Voilà qui confirme l’intérêt à « situer ce qu’il en est des conséquences d’avoir précisément à se situer, à habiter le langage articulé ».


Le 28 février 1962, lors du séminaire L’identification, Lacan mentionne la tradition chinoise qui s’appuie sur l’opposition du Yin et du Yang. À propos de cette opposition, il évoque comment Freud considère le couple vie/mort, le vivant s’inscrivant selon lui dans un continuum : « [...] la mort est bien “le propre résultat” de la vie et, dans cette mesure, son but, tandis que la pulsion sexuelle est l’incarnation de la volonté de vivre. » C’est ce que nous rappelle Lacan :

Vous savez bien qu’au point où nous en sommes, si nous suivons jusqu’au bout la pensée freudienne, ces compromis intéressent le rapport d’un instinct de mort avec un instinct de vie, lesquels, tous deux, ne sont pas moins étranges à considérer dans leurs rapports dialectiques que dans leur définition.

Pour repartir, comme je le fais toujours, à quelque point de chaque discours que je vous adresse hebdomadairement, je vous rappelle que cet instinct de mort n’est pas un ver rongeur, un parasite, une blessure, même pas un principe de contrariété, quelque chose comme une sorte de Yin opposé au Yang, d’élément d’alternance. C’est pour Freud nettement articulé, un principe qui enveloppe tout le détour de la vie, laquelle vie, lequel détour ne trouvent leur sens qu’à le rejoindre. Pour dire le mot, ce n’est pas sans motif de scandale que certains s’en éloignent, car nous voilà bien sans doute retournés, revenus, malgré tous les principes positivistes c’est vrai, à la plus absurde extrapolation à proprement parler métaphysique, et au mépris de toutes les règles acquises de la prudence. L’instinct de mort dans Freud nous est présenté comme ce qui, pour nous je pense, en sa place, se situe de s’égaler à ce que nous appellerons ici le signifiant de la vie, puisque ce que Freud nous en dit c’est que l’essentiel de la vie, réinscrite dans ce cadre de l’instinct de mort, n’est rien d’autre que le dessein, nécessité par la loi du plaisir, de réaliser, de répéter le même détour toujours pour revenir à l’inanimé. La définition de l’instinct de vie dans Freud, il n’est pas vain d’y revenir, de le réaccentuer, n’est pas moins atopique, pas moins étrange, de ceci qu’il convient toujours de ressouligner : qu’il est réduit à l’Éros, à la libido. [29]

Comme à propos de « l'opposition du Yin et du Yang », la pensée chinoise procède par relation, par interaction, par réciprocité. Cette démarche par couplage s’inscrit forcément dans le parler et le langage. Cette idée d’interaction engendre le rapport du sujet à l’objet. La langue chinoise ne connaît pas les flexions : pas de conjugaison, pas de genre, pas de pluriel… Et donc pas de masculin et de féminin. Et pourtant toutes les choses, toutes les notions sont réparties entre le Yin et le Yang. Ceci concerne autant le monde naturel que le monde humain.

Pour la pensée chinoise, les caractères Yin et Yang ne caparaçonnent pas des principes antagonistes exclusifs : rien ne peut être totalement Yin, ni totalement Yang. Et comme les deux versants d’une même montagne, l’un dépend de l’autre. L’harmonie résulte de l’équilibre entre ces deux termes. Mais c’est aussi leur interaction qui assure le changement perpétuel puisque « La seule chose qui ne change pas est que tout change toujours ». Où l’on retrouve l’idée que le mal est la fixation, l’obstruction… comme en psychanalyse. Il nous semble évident que ce détour dans la pensée chinoise qu’il connaissait tant permet à  Lacan de donner toute son importance à cette idée freudienne de la pulsion de vie articulée à la pulsion de mort. Il ne va pas cesser ensuite à chercher à la développer ensuite à sa manière.


Lors du séminaire Les problèmes cruciaux de la psychanalyse, le 12 mai 1965, Lacan fait à nouveau référence à un aspect de l’enseignement taoïste, « l’opposition du Yin et du Yang, du mâle et du femelle ». Lors de cette séance Lacan pointe différentes associations tel le lien de la différenciation sexuelle avec la mort : « le sexe est à la fois le signe de la mort et que c’est au niveau du sexe que se mène la lutte contre la mort comme telle » (différenciée de la reproduction). L’autre polarité est celle du rapport de l’organisme avec quelque chose qui est un reste, ce qui nous éclaire sur la fonction fantasmatique de l’objet perdu.

Mais à cette question, il en ajoute une autre en se référant à nouveau à Freud. Il nous rappelle que pour Freud l’inconscient n’implique pas un sujet du savoir, mais au contraire un sujet du non-savoir, un sujet qui refuse de savoir quelque chose. Et Freud de mentionner ce qu’il en est de ce point d’ignorance, Verworfen ou Verdrängt, ainsi que du rapport qu’entretient le sujet supposé savoir avec ce qu’il ne faut pas savoir, en aucun cas. Lacan de préciser « que le sujet s’institue d’un signifiant rejeté » et d’en déduire « alors qu’il n’y a aucun sujet possible du savoir inconscient » [30]. Or pour la tradition chinoise il n’en va de même :

Est-ce que nous ne saisissons pas là que, pour d'autres traditions de pensée… je l’illustre : celle du Tao par exemple, qui tout entière part d'une appréhension signifiante dont nous n'avons pas à chercher ce qu'elle représente pour eux de signification, puisque pour nous c'est tout à fait secondaire…

les significations, ça pullule toujours : vous mettez deux signifiants l'un en face de l'autre, ça fait des petites significations. Elles ne sont pas forcément jolies jolies.

mais que le départ soit, comme tel, l'opposition du Yin et du Yang, du mâle et du femelle, même s'ils ne savaient pas ce que ça veut dire, ceci à soi tout seul comporte à la fois ce singulier mirage qu'il y a là quelque chose de plus adéquat à je ne sais quel fonds radical, en même temps d'ailleurs que cela peut justifier l'échec total de tout aboutissement du côté d'un véritable savoir. Et c'est pourquoi ce serait une grande erreur de croire qu'il y ait la moindre chose à attendre de l'exploration freudienne de l'inconscient pour en quelque sorte rejoindre, faire écho, corroborer ce qu'ont produit ces traditions, qualifions-les, étiquetons-les — je déteste le terme — d'orientales, de quelque chose qui n'est pas de la tradition qui a élaboré la fonction du sujet. Le méconnaître est prêté à toutes sortes de confusions, et si quelque chose de notre part peut jamais être gagné dans le sens d'une intégration authentique de ce qui, pour les psychanalystes, doit être le savoir, assurément c'est dans une tout autre direction. [31]

Lacan souligne donc que pour les taoïstes et pour toute la tradition chinoise, le sujet tel que le révèle l’expérience psychanalytique n’est pas pris en compte. Le sujet de l’inconscient, sujet barré, n’a pas place. Nous citerons à ce propos le travail de Rainier Lanselle publié dans un petit ouvrage Le sujet derrière la muraille, dont nous reprenons des extraits de la quatrième de couverture :

Pour rendre compte d’elle-même, la civilisation chinoise a fait usage d’une langue écrite fortement codifiée et située très à l’écart de la langue naturelle. Le sujet, pris dans un tel langage, ne se dit pas, mais se trouve restitué selon un processus qui le retransforme en fonction de l’idéal dont ce code est porteur. À côté de cette langue, « classique », une deuxième langue, « vulgaire », a fini par prendre naissance, qui a visé, elle, à reproduire le langage parlé.

[…] Pris entre deux langages, le sujet ne s’est jamais dit, en Chine, comme sujet. Et pour cause : le système de langage dont il s’est doté a visé à le pourvoir en inviolabilité. [32]

À côté de la langue « classique », se développe donc une langue « vulgaire » dans les romans. Mais même dans ce cas, le sujet, tel que l’entend la psychanalyse, reste occulté. Il faudra attendre le XXe siècle et le Mouvement pour la Nouvelle Culture qui débute en 1917 et qui fasciné par la culture occidentale va dénoncer le monde ancien et la tradition. La publication de la nouvelle Le journal d’un fou de Lu Xun en 1918 est emblématique de ce mouvement et voit la première manifestation du “je” ! Mais très vite la subjectivité se voilera et le “je” sera remplacé par le “nous” qui devient omniprésent dans la littérature chinoise, et ce jusque dans les années 1970. [33]


À deux reprises [34], F. Cheng, fait le récit de sa rencontre avec Lacan en 1969 et du travail avec lui. Quand celui-ci s’adresse à lui, il lui soumet deux chapitres choisis dans l’ensemble du Daodejing : les chapitres I et XLII, ceux-là même dont il a fait mention lors de son séminaire en 1965 et 1967. Nous reconsidérerons donc ces deux textes à l’éclairage du commentaire de F. Cheng, à commencer par le chapitre XLII :

Le Dao d'origine engendre l'Un道生一

L'Un engendre le Deux                            一生二

Le Deux engendre le Trois                        二生三

Le Trois produit les Dix-mille êtres三生万物

Les Dix-mille êtres s'adossent au Yin万物负阴

Et embrassent le Yang                              而抱阳

L'harmonie naît au souffle du Vide-médian.冲气以为和

Considérons le commentaire qu’en fait F. Cheng en reprenant certaines de ses formulations :

Le Dao d'origine est conçu comme le Vide suprême d'où émane l'Un, le Souffle primordial. Celui-ci engendre le Deux, incarné par les deux souffles vitaux que sont le Yin et le Yang [qui] par leur interaction, régissent les multiples souffles vitaux dont les Dix-mille êtres du monde créé sont animés.

Il précise par ailleurs que le Yin est la force réceptive, le sans-nom et n’ayant désir. Le Yang est la force active, le Nom et ayant désir. Quant au Trois, il le désigne comme étant le Vide-médian, généralement appelé “Souffle”, qui est nécessaire au fonctionnement harmonieux du Yin et du Yang. Sans lui, le Yin et le Yang camperaient sur leur quant-à-soi, dans une opposition stérile. De par le Vide-médian, les deux partenaires entrent dans un champ ouvert, distancié, actif. L’ensemble compose une entité dynamique dont les composants, par interaction, accèdent à une transformation mutuelle. Le Vide-médian, au sein du couple Yin-Yang réside également au cœur de toutes choses qu’il maintient en relation avec le vide suprême, leur permettant d’accéder à la transformation et à l’unité.

Où l’on comprend que la pensée chinoise n’est fondamentalement pas duelle mais ternaire, un système qui implique le changement continuel.

F. Cheng nous dit que lors de cette lecture Lacan s’émerveille de ce que Dao signifie aussi bien “voix” que “voie” et il propose le schéma suivant (que nous complétons) :

                                                le faire — sans nom — n’ayant désir [Yin]

Dao [voie - voix] < 

                                                le parler — le Nom — ayant désir [Yang]

Et Lacan d’ajouter : « Ah, comme elle dit tout cette filiation sur deux axes ! ». Et à sa question de savoir comment Laozi propose de vivre avec ce dilemme, F. Cheng répond : « par le Vide-médian » et il poursuit :

Pendant un temps, le Dr Lacan et moi, nous nous sommes appliqués à observer le multiple usage du Vide-médian dans le domaine concret : à l'intérieur d'une personne, dans un couple, entre deux tribus (d'après Lévi-Strauss), entre deux figures dans la peinture, entre acteur et spectateur au théâtre, etc.

F. Cheng forge ce terme de “Vide-médian” lors sa rencontre avec Lacan. Il lui appartient et il le mettra par la suite au centre de toutes ses élaborations. Dans le titre de son livre Le livre du Vide-médian, “Vide-médian” a été traduit en chinois par 冲虚 chongxu. On ne rencontre ce terme dans aucun classique chinois [35]. Chong (caractère qui s’écrit avec la clé de l’eau) dit l’idée d’un jaillissement tel celui des flots. Il est associé par F. Cheng à Xu  qui dit le vide. Ainsi 冲虚 serait, littéralement, ce qui jaillit du vide, en l’occurrence le Qi , le souffle.

Il est à noter que jamais au fil de son enseignement Lacan aura recours à ce terme de Vide-médian, se démarquant par là même des élaborations de F. Cheng.



L’autre extrait du Daodejing que Lacan tient à étudier avec F. Cheng est le chapitre I du Daodejing, dont il a cité le premier vers le 26 avril 1967 lors du séminaire La logique du fantasme : « Le Dao qui peut se nommer n’est pas le vrai Dao » :

La Voie qui peut s'énoncer            道可道,

N'est pas la Voie pour toujours    非常道。

Le nom qui peut se nommer        名可名,

N'est pas le Nom pour toujours    非常名。

Le Dao implique le changement continuel. Seul le Vide même ne change pas. De ce Vide suprême s’origine le Souffle par lequel le Yin, sans-avoir Nom tend constamment vers le y-avoir Nom Yang. De même ce qui est sans-avoir désir tend vers le y-avoir désir.

Et F. Cheng nous rappelle que chez les penseurs chinois comme chez les artistes chinois le souci est de toujours « relier le visible dans l’invisible, le fini à l’infini, ou inversement introduire l’invisible dans le visible, et l’infini dans le fini, cela à même la vie courante ». Aussi « même nos sensations les plus intimes ne se limitent pas à l'intérieur d'une pauvre coquille ; elles sont vibrations, ondes propagées dans un espace qui vient de soi, mais le débordant infiniment, en résonance avec la grande rythmique du Dao. Là est la définition même de l’extase. » [36]


Lacan aussi parle du mysticisme à propos de ce vers du Laozi « le Tao qui peut se nommer n'est pas le vrai Tao ». Mais s’est en soulignant autrement comment la tradition mystique occidentale rejoint la tradition taoïste. Il rapproche cet impossible à dire le Dao à la façon qu’ont les mystiques pour parler de cet Être vers lequel ils se tournent et qui reste « imprononçable quant à son nom ». Éventuellement il peut être désigné par « Je suis… non pas celui qui suis, ni celui qui est, mais… ce que je suis ».

Je ne voudrais y opposer que les mystiques… pour autant que ce sont ceux que nous pouvons définir comme s'étant avancés, à leurs dépens, de petit a vers cet Être qui, lui, n'a rien fait que de s'annoncer comme imprononçable — imprononçable quant à son nom — par rien d'autre que par ces lettres énigmatiques qui reproduisent (le sait-on ?) la forme générale du je suis, non pas celui qui suis, ni celui qui est, mais… ce que je suis. C'est-à-dire chercher toujours ! vous voyez là rien qui spécifie tellement — encore qu'il mérite d'être spécifié à un autre niveau pour la référence qu'on en fait au père — le Dieu des Juifs ; car à la vérité, le Tao s'énonce, comme vous le savez, de notre temps où le Zen court les rues, vous avez bien dû récolter dans un coin que le Tao qui peut se nommer n'est pas le vrai Tao. Enfin, nous ne sommes pas là pour nous gargariser avec ces vieilles plaisanteries. [37]


Dans la suite de Laozi, on rencontre cet autre mystique de la tradition taoïste : Zhuangzi (356-286 avant notre ère). Il est à l’origine du taoïsme philosophique et religieux. Lacan le cite à deux reprises. Son œuvre homonyme, le Zhuangzi, rassemble ses thèses audacieuses et ses vertigineuses séances métaphysiques. Avec une ironie noire et contre toute forme d’autorité, il s’exprime sous forme de dialogues, de fables et d’historiettes comme celle dont il est question dans ce propos.

Il s’agit du « rêve du papillon ». Le texte du Zhuangzi est simple :

Jadis, Zhuangzi rêva qu’il était un papillon voltigeant et satisfait de son sort et ignorant qu’il était Zhuangzi lui-même. Brusquement il s’éveilla et s’aperçut qu’il était Zhuangzi. Il ne sut plus si c’était Zhuangzi rêvant qu’il était un papillon, ou un papillon rêvant qu’il était Zhuangzi.

(Zhuangzi, chapitre II, « Discours sur l'identité des choses »)

Lacan reprend cette « fable » à deux reprises : le 19 février 1964 lors du séminaire Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse [38] et le 25 janvier 1967 lors du séminaire La logique du fantasme [39].


Le 19 février 1964, Lacan introduit le récit du rêve par des réflexions concernant la veille et le rêve. À l’état de veille, la conscience se voit se voir et élude la fonction du regard. Alors que dans le rêve « ça regarde » et « ça montre ». S’il y a du regard dans le rêve, le sujet ne se voit pas pour autant. Il ne voit pas où ça le mène et ne peut pas saisir à la façon du cogito cartésien.

Et c’est bien en quoi Zhuangzi a bien raison de se poser la question qui lui vient au réveil, affirme Lacan.

La première raison est parce qu’ « il n’est pas fou, il ne se prend pas pour absolument identique à Zhuangzi ». Autant quand il rêve qu’il est papillon, il n’est papillon pour personne. Ce n’est qu’au réveil qu’il peut s’interroger et douter de son identité. Car « c’est quand il est éveillé qu’il est Zhuangzi pour les autres, et qu’il est pris dans leur filet à papillons. » C’est le réseau symbolique dans lequel il est pris qui détermine son identité, il est Zhuangzi « pour les autres ». La vérité du sujet lui est énoncée hors de lui. En lui-même le sujet n’est rien. Lacan confirme cette affirmation dans la séance du 25 janvier 1967 : « il aurait interrogé ses disciples sur le sujet de savoir comment on peut distinguer Zhuangzi se rêvant papillon ». C’est donc dans son rapport à l’Autre qu’il interroge sa position de sujet.

La deuxième raison est que le sujet Zhuangzi, à cette occasion, « se saisit à quelque racine de son identité ». Zhuangzi à se rêver papillon a l’occasion d’entrevoir le réel de son désir à ce « être-papillon ». Mais pour cela il doit se réveiller pour être sujet et être touché par ce qu’il en est de son désir. Tant qu’il est dans le rêve il n’est qu’objet a, saisi par le regard.

Lacan souligne aussi la fausse symétrie de ce récit, d’un Zhuangzi rêvant être un papillon/un papillon rêvant être Zhuangzi. Autant Zhuangzi éveillé peut se poser la question, en témoigner ultérieurement et poser la question à ses disciples. « Il peut se dire — Ce n’est qu’un rêve. Mais il ne se saisit pas comme celui qui se dit — Malgré tout, je suis conscience de ce rêve. » Alors que s’il est papillon rêvant il ne lui vient pas à l’idée de poser ces questions…


Quand Lacan reprend cette « fable » du rêve de Zhuangzi le 25 janvier 1967 lors du séminaire La logique du fantasme, il nous met en garde de ne pas rapprocher la dissolution du moi (qui semble être l’objet du rêve) de l’idée d’aphanasis de Jones : « Dieu sait ce qu’on lui a fait dire [à Zhuangzi], nommément à propos de ce rêve ».

Tout en rendant hommage à ces Anciens (Laozi, Zhuangzi) qui nous ont précédés dans des questions qui sont encore et toujours les nôtres de nos jours, il affirme celle en jeu dans ce récit :

Ça nous porte sur le thème de la formation des êtres et de voies qui nous échappent depuis longtemps dans une très grande mesure, je veux dire quant à ce qu’il en était exactement pensé par ceux qui en ont laissé les traces écrites

À nouveau, la lecture que fait Lacan du Zhuangzi, comme en 1964, interroge ce qui fait la consistance du sujet. Il réaffirme que c’est en tant qu’il voit qu’il se situe dans son rapport à l’Autre, et que le désir est désir de l’Autre.

Et il conclut :

C’est en ce point que je voulais vous amener aujourd’hui concernant ce rappel de la fonction de l’objet “a” et sa corrélation étroite au je. Pourtant, n’est-il pas vrai que quel que soit le lien que supporte, qu’indique comme l’encadrant le jeu de tous les fantasmes, nous ne pouvons pas encore saisir dans une multiplicité au reste de ces objets “a” ce qui lui donne ce privilège dans le statut du je en tant qu’il se pose comme désir.

Et sans doute se situe-t-il au plus près de l’enseignement de Zhuangzi en recourant à cette fable pour dénoncer « qu’une idée est transparente à elle-même ».



La rencontre de Lacan avec le bouddhisme

Au Ie siècle, le bouddhisme viendra se greffer sur la tradition taoïste de la Chine. Avec lui, s’instaure un art de la peinture et de la statuaire qui sera un des supports de son enseignement et de la ferveur qui y sera liée.

Lacan n’est jamais allé en Chine et c’est au Japon qu’il rencontrera ces figures du bouddhisme. Il visite plusieurs temples où il sera confronté à la statuaire bouddhiste. Lors de la séance du 8 mai 1963 du séminaire L’angoisse, il distribue deux séries de photos de temples et de statues à propos desquelles il fera divers commentaires et témoignera de l’intérêt profond pour ce qu’il découvrait.

Son regard est une référence explicite à l’enseignement de son « bon maître Demieville » et la lecture qu'ils ont partagée du Sûtra du Lotus ainsi que l'article de P. Demieville, Le miroir spirituel. C'est le souvenir de ses lectures du Sûtra du Lotus, qui revient à la mémoire de Lacan quand il se trouve, là dans un temple japonais, face à une statue de Guanyin. Tout le chapitre XXV de ce sûtra est consacré à la louange de ce bodhisattva et certaines communautés monastiques récitent ce chapitre quotidiennement.


Lacan nous conduit dans une galerie de statues d'un temple de Kyoto. Il s'avère qu’il commet là un lapsus en mentionnant comme localité Kamakura. Il s’agit en réalité du temple bouddhiste Sanjūsangendō (三十三間堂) qui est constitué essentiellement d’un étroit hall construit tout en longueur (118,22 mètres) et qui comprend 33 travées situées entre des colonnes. Il a été construit en 1164, détruit par un incendie et reconstruit en 1266.

Dans ce hall sont alignées de part et d'autre 10 rangées de 100 statues de bois dorées représentant des divinités bouddhistes, Senju Kannon (Avalokiteśvara aux mille bras). Ces rangées entourent une grande statue. Les effets de multiplication et l’insistance du chiffre 3 et du chiffre 33 sont symboliquement importants dans l’enseignement bouddhique. Lacan ne manquera pas de le rappeler lors du séminaire Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, en montrant sa grande connaissance du bouddhisme :

[…] le Bouddha, il était quelque chose comme trois cent trois millions trois cent trente-trois mille trois cent trente-trois, et c'était toujours le même Bouddha. [40]


Ce 8 mai 1963, Lacan fait circuler deux photos de cette galerie en commentant : « une part presque centrale, la chose vue de face et là, en vue perspective oblique, ce que ça donne quand vous avancez dans le couloir ».


 

Avançons donc avec Lacan jusqu'à cette grande statue de chaque côté de laquelle sont également disposées trente autres sculptures. Elles représentent les 28 saints serviteurs de Kannon : Nijūhachi Bushū, et les deux gardiens traditionnels des temples bouddhistes : Rajin, le dieu du tonnerre, et Fūjin, le dieu du vent.


 

Toutes ces statues, celles qui forment les rangées dans le hall ainsi que celle qui est ainsi encadrée sont toutes des représentations de cette divinité dont Lacan va nous préciser la nature.

En chinois le nom complet de cette déesse se dit Guanshiyin Pu tisatuo (觀世音菩提薩陀) et en japonais Kanzeon Boteisatsuda. La traduction littérale serait : “Bodhisattva Considérant les Bruits du Monde”, “Essence de Sapience Qui Considère les Bruits du Monde”, “Être d'Éveil Considérant les Voix du Monde”, “La Grande Compatissante”.

Lacan l'appelle : “Celui qui entend les pleurs du monde”, ou encore “Celle qui considère, qui va, qui s’accorde”. Couramment, en chinois on utilise la forme abrégée Guanyin et en japonais Kannon (vous retrouverez indifféremment ces deux formulations dans les propos de Lacan).

Si en Inde elle est de sexe masculin, en Chine elle est toujours de sexe féminin, une rareté dans le bouddhisme. Elle représente la tentative du bouddhisme de s'ouvrir aux femmes. En passant au Japon, cette figure reprend souvent, nous dit Lacan, une forme masculine et « les personnages sont pourvus de petites moustaches ». Mais le plus souvent elle a une forme androgyne de façon à ne pas pouvoir identifier son sexe. Et Lacan nous prie de nous arrêter sur cette transformation.

Il s'agit donc d'un bodhisattva, c'est-à-dire qu'elle a obtenu l'Éveil, mais comme elle ne veut pas tout de suite accéder au rang de Bouddha, elle s'arrête en cours de route afin de faire bénéficier de son enseignement les hommes. En Chine, on l'appelle la “Déesse de la Miséricorde”, parce qu'elle s'arrête un instant sur le chemin de la Voie, pour observer les hommes et tendre une oreille compatissante à leurs malheurs. C'est l'équivalent de la Vierge-Marie chrétienne. On la représente le plus souvent drapée dans une longue robe blanche qui la couvre de la tête aux pieds ; elle tient en main le vase de jade et une branche de saule ; elle est coiffée d'un chignon et sa peau est aussi blanche que du lait, du moins est-ce là l'image la plus répandue que l'on a d'elle en Chine. Elle est souvent assise en méditation, les jambes croisées ou debout sur une feuille de lotus et un orbe (semblable aux saints chrétiens) dorée entoure sa tête.

Dans ce temple de Sanjusangen-do de Kyoto ce sont 1 000 statues dorées de Guanyin qui sont disposées en dix rangées de cent de part et d’autre d’une grande statue de 2,70 m de haut. Toutes sont des représentations de Guanyin sous la forme de Qianbi Guanyin (千臂觀音) ou en japonais Senju Kannon (Sahasrabhûjâryâvalokiteśvarâ), “Guanyin aux 1 000 Bras”, “Bodhisattva de la compassion”. Ces statues sont formées d'un assemblage de pièces de bois sculptées puis recouvertes d'une couche d'or. Habituellement, cette représentation est debout ou assise sur un lotus, munie parfois de 11 à 27 têtes et surtout de 1 000 bras représentant l'omniscience de la divinité, et la compassion en action. Ici, ces statues ne possèdent en fait pas mille bras mais seulement 21 paires de bras, chaque paire représentant 50 vies à sauver dans l'univers bouddhiste.

Ce sont 1 000 statues debout qui entourent la grande statue de la divinité assise Shiyimian Qianshou Guanyin (十一面千手観音), en japonais Jūichimen Senju KannonGuanyin aux 11 visages et 1 000 mains”, en bois de cyprès avec des yeux de cristal, sculptée en 1254 par Tankei (湛慶) (1173-1256), un célèbre sculpteur de l'ère Kamakura (1185-1333) de l'école Kei.

L’ensemble se compose donc de 1 003 statues. Comme chaque Kannon peut prendre 33 incarnations différentes, les Japonais voient dans ce temple non pas 1 003 images mais 33 033 aspects de la divinité.


Lors de cette même séance du 8 mai 1963, il distribue aussi trois autres photos, toutes de la même statue qu’il a vue dans un temple de la ville de Nara, proche de Kyoto dans le sud-ouest du Japon. Il précise clairement qu’il s’agit d’un temple de nonnes du nom de Chûgû-ji. Le temple Chûgû-ji (中宮寺) est un des trois couvents de la province de Yamato dont les prêtresses sont des princesses impériales. Il contient une statue en bois de camphrier de Miroku (菩薩半跏像) dont la réalisation remonte à la période Asuka (VIe-VIIIe siècle), autrefois peinte.

La désignation du temple par Lacan et la description qu'il fait de la statue considérée nous permettent d'identifier celle-ci sans hésitation comme étant bien ce Trésor national dont il présente les photos : la statue du Bodhisattva Miroku (菩薩半跏像). Lacan, lui habituellement si pudique sur ses sentiments et émotions, nous invite à partager l’émotion qu’il a ressenti devant cette statue bouddhiste.



Cette statue représente un bodhisattva, soit un être qui a formé le vœu de suivre le chemin indiqué par le Bouddha Shâkyamuni et qui respecte strictement les disciplines pour aider d'abord les autres êtres sensibles à s'éveiller tout en progressant lui-même vers son propre éveil définitif, qui est celui d'un bouddha.

Lacan en parle ainsi : « c'est un presque bouddha […] C'est un bouddha qui n'a pas encore réussi […] à se désintéresser du salut de l'humanité ».

Ce sont les paupières de cette statue qui vont retenir son attention. Il nous raconte comment il a regardé attentivement et constaté « au niveau de l'œil, une espèce de crête aiguë, qui fait d'ailleurs qu'avec le reflet qu'a le bois, il semble toujours qu'au-dessous joue un œil, mais rien dans le bois […] n'y répond ».

Il nous précise qu’il s’agit là aussi d’une représentation de Guanyin mais sous une forme particulière, celle de Ruyilun Guanyin (如意輪觀音), en japonais Nyo-irin Kannon, “Guanyin à la ronde des désirs” (Chintâmanichakrâryâvalokiteśvarâ). En général cette forme est représentée par une Guanyin assise sur un lotus ou au sommet d'un rocher qui s'élève de la mer (appelé Fudarakusen et situé dans la mer au sud de l'Inde). Habituellement elle dispose de six bras (un pour chaque domaine karmique) et l’une des mains tient une fleur de lotus. Les attributs qui la définissent sont le joyau qui exauce les souhaits (nyoi hoju 如意宝珠) et la roue à huit rayons Dharma (rinpō 轮宝), dont elle est toujours accompagnée.

Dans le cas présent, il a fallu que Lacan pour la désigner soit renseigné par une personne fort bien informée de ces questions puisqu’on ne trouve ni l'habituelle multiplicité des bras, ni de lotus. Mais elle est assise sur un rocher et la roue à huit rayons se trouve derrière elle.

Nyoirin Konnan était adorée comme une divinité qui protégeait la vie de l'empereur. Avec la célèbre statue en bois du IXe siècle de Kanshinji 観心寺 (Osaka), et celle de Kannōji 神呪寺 (préfecture de Hyogo), elle forme un groupe de trois chefs-d'œuvre du nom de San Nyoirin 如意轮.

Et Lacan de dire :

Vous avez regardé cette statue, son visage, cette expression absolument étonnante par le fait qu'il est impossible d'y dire si elle est toute pour vous ou toute à l’intérieur.

C’est à partir de cette incursion dans le monde de la statuaire bouddhiste que Lacan va interroger au cours de cette séance du séminaire ce qu’il en est du rapport du sujet humain au désir, désir comme illusion.



Lacan et le “chan”

Le 18 novembre 1953 est la date de la première séance du premier séminaire transcrit de Lacan. Les premiers mots de cette absolue première séance sont pour décrire l'enseignement d'un maître du bouddhisme chinois, du chan. Et le mieux est de vous relire ces premiers mots :

La recherche du sens a déjà été pratiquée, par exemple par certains maîtres bouddhistes, avec la technique zen. Le maître interrompt le silence par n'importe quoi, un sarcasme, un coup de pied.

Il appartient aux élèves eux-mêmes de chercher la réponse à leurs propres questions dans l'étude des textes ; le maître n'enseigne pas ex cathedra une science toute faite mais il apporte cette réponse quand les élèves sont sur le point de la trouver. [41]

Ainsi s’ouvre donc le premier des séminaires de Lacan, Les écrits techniques de Freud. Par ces premières paroles d’un enseignement qui va se poursuivre pendant près de trente ans, Lacan se réfère à l’enseignement du zen. Et pour ceux qui l’auraient oublié, il rappelle en 1968 au Congrès de Strasbourg :

[…] à Sainte-Anne, où j’ai fait grand état du zen, naturellement qui est-ce qui s’en souvient qu’est-ce que ça peut foutre à quiconque que je me sois référé au zen pour exprimer quelque chose de ce qui se passe dans la psychanalyse. [42]

La formule inaugurale de Lacan désigne ce qui s’appelle un kōan. Elle fait référence directement à cette forme particulière du bouddhisme chinois, le chan, qui est passé au Japon où il survit sous le nom de zen, le terme qu’utilise Lacan. Nous verrons plus loin que ce n’est pas trahir Lacan que de parler de chan, là où il parle de zen.

Le chan est la forme la plus sinisée du bouddhisme qui doit énormément au taoïsme, Shipper affirmant même qu’il serait « spécifiquement chinois, pratique, concret et, surtout, taoïste » [43]. Et de fait, de tout temps, le bouddhisme, surtout sous sa forme non religieuse a eu des affinités avec le taoïsme philosophique de Laozi et Zhuangzi, avec la vieille philosophie naturaliste du tao, rivale (mais aussi complément) de la philosophie d’état de Confucius. En particulier, le chan et le taoïsme, avaient tant de points communs qu’il était bien difficile (et pas seulement pour le profane) de les distinguer l’un de l’autre. En ce qui concernait la pensée profonde et le but ultime, rien ne les séparait. La seule et minime différence résidait dans le fait que le chan insistait surtout sur la nécessité des exercices pratiques, alors que le taoïsme y portait un intérêt limité certes et privilégiait la théorie.

Le chan se développe au IIIe-Ve siècles, en réaction à toute sorte d’institutionnalisation et dans l’idée d’un retour à l’expérience individuelle. Le chan se méfie de la connaissance discursive et des textes. Le goût pour la provocation et pour l’usage d’argumentations paradoxales rapprochent un maître chan tel que Lin Ji et le taoïste Zhuangzi. [44]

L’enseignement recourt alors au kōan (en chinois : gōng'àn 公案) qui est une courte phrase ou une brève anecdote (littéralement : arrêt faisant jurisprudence) absurde ou paradoxale dans lesquelles le maître tente de décontenancer son disciple. C’est bien ce dont il s’agit lors de l’ouverture de son séminaire I. Le kōan est utilisé comme un objet de méditation ou pour déclencher l’éveil ou encore pour discerner l’éveil de l’égarement. Il s’agit de surprendre le disciple afin de le placer dans un état réceptif. Cette démarche est caractéristique du courant Linji 临济, du nom d’un moine mort vers 866.


Or il se trouve que c’est P. Demiéville qui a relevé le défi de traduire et de commenter les Entretiens de Lin-tsi, dans un livre publié en 1972 [45]. Dans sa radicalité, le Lin Ji proscrit tout ce qui peut attacher l’esprit à un système pour en faire une béquille inutile, tout comme le Bouddha lui-même le propose. Ce livre d’entretiens, recueille les kōan de Lin Ji. L’un d’eux illustre parfaitement les propos inauguraux de Lacan :

Un moine demanda quelle était la grande idée du bouddhisme. Le maître fit khât ; Le moine s’inclina. Le maître dit : « En voilà un qui se montre capable de soutenir la discussion ».

P. Demiéville précise que le khât est « une éructation, procédé inimitable de la maïeutique Tch’an ». Et c’est bien du khât dont parle Lacan : « ce qu’il y a de mieux dans le bouddhisme, c’est le zen et le zen ça consiste à ça, à te répondre par un aboiement, mon petit ami » [46]. Ce serait même ce qu’il y a de mieux pour sortir de l’affaire infernale de la jouissance :

Ben tout ça ne veut pas dire, mes petits amis, qu'il y ait pas eu des trucs de temps en temps, grâce auxquels la jouissance — sans compter quoi il ne saurait y avoir de sagesse — a pu se croire venue à cette fin de satisfaire la pensée de l'être. Seulement voilà, j'ajoute : cette fin n'a été satisfaite qu'au prix d’une castration.

Dans le taoïsme par exemple — vous ne savez pas ce que c'est bien sûr, très peu le savent, enfin moi je l'ai pratiqué, j'ai pratiqué les textes bien sûr — dans le taoïsme l'exemple est patent dans la pratique même du sexe, il faut retenir son foutre pour être bien.

Le bouddhisme lui bien sûr est l'exemple trivial par son renoncement à la pensée elle-même. Parce que ce qu'il y a de mieux dans le bouddhisme, c'est le zen et le zen ça consiste à ça, à te répondre par un aboiement, mon petit ami. C'est ce qu'il y a de mieux quand on veut naturellement sortir de cette affaire infernale comme disait Freud.

Cette attitude est celle-là même dont rendent compte les nombreux témoignages sur la pratique de Lacan, de ses « quoi ? » qu’il éructait comme autant de kōan. L’un de ses analysants a même intitulé son livre témoignage : Jacques Lacan, maître zen ? [47]. Voilà qui va à l’encontre de ceux qui voudraient faire de Lacan un Maître au sens cartésien ou antique ou universitaire. Il se propose d’être un maître chan.

L’esprit du chan, Lacan l’a nourri à la fréquentation des œuvres, des poésies, des textes des nombreux artistes que ce mouvement a inspirés au fil des siècles (et son épanouissement au VIIIe et IXe siècles). On peut citer le peintre Shitao dont on sait combien le bouddhisme de l’école chan a eu une influence déterminante sur sa formation intellectuelle et donc sur sa peinture et ses écrits. Lacan s’y réfère dès 1967 lors de ses développements sur le trait unaire [48]. Or cette référence se situe avant la publication du traité de Shitao Les Propos sur la peinture du moine Citrouille-Amère dans la traduction et le commentaire par Pierre Ryckmans. François Cheng nous a rappelé récemment l’importance de cet ouvrage « que jadis, Jacques Lacan et moi, nous avons étudié ensemble » [49] avec les conséquences que l’on sait.


De l’avis de P. Demiéville, le plus célèbre logion de Lin Ji, « la quintessence de sa pensée », est le suivant [50]:

Montant en salle, il dit « Sur votre conglomérat de chair rouge, il y a un homme vrai sans situation, qui sans cesse sort et entre par les portes de votre visage. Voyons un peu, ceux qui n’ont pas encore témoigné ! » Alors un moine sortit de l’assemblée et demanda comment était un homme vrai sans situation. Le maître descendit de sa banquette de Dhyâna et, empoignant le moine qu’il tint immobile, lui dit : « Dis-le toi-même ! Dis ! » Le moine hésita. Le maître le lâcha et dit « L’homme vrai sans situation, c’est je ne sais quel bâtonnet à se sécher le bran [51]… » Et il retourna dans sa cellule.

À propos de « L’homme vrai sans situation », P. Demiéville écrit dans son long commentaire :

Le terme d’« homme vrai » dérive directement des philosophes taoïstes de l’antiquité, encore qu’il ait été employé pour désigner le Bouddha ou l’Arhat (le saint délivré) dans les premières traductions chinoises de textes bouddhiques. Le mot « situation » (wei) s’applique dans le langage administratif à la situation d’un fonctionnaire dans la hiérarchie officielle. Comme cette hiérarchie comprenait toute l’élite sociale, la seule qui comptât vraiment dans la Chine ancienne, un homme « sans situation » était un homme hors cadre, privé de statut, une entité indéterminée. C’est à peu près dans l’esprit de Lin ji que le romancier autrichien Robert Musil, qui s’intéressait tant au Laozi avant sa mort tragique en 1942, concevait son héros somme un homme sans caractéristiques particulières, Der Mann ohne Eigenschaften. […] Toute définition de l’« homme vrai » ne peut être qu’impropre (au sens propre), vile, ordurière, puisqu’il est par définition ce qui échappe à toute définition. […] En Inde, où il n’y avait pas de papier, on s’essuyait avec des bouts de bois, ainsi que le prescrivent les codes disciplinaires, et les moines chinois avaient adopté cet usage.

Ne peut-on pas reconnaître cette idée dans un propos de Lacan de 1955 :

Ceci veut dire que l’analyste intervient concrètement dans la dialectique de l’analyse en faisant le mort, en cadavérisant sa position comme disent les Chinois, soit par son silence là où il est l’Autre avec un grand A, soit en annulant sa propre résistance là où il est l’autre avec un petit a. Dans les deux cas et sous les incidences respectives du symbolique et de l’imaginaire, il présentifie la mort. [52]

Il nous faut attendre une vingtaine d’années, pour qu’en 1973, comme nous l’avons déjà évoqué,  Lacan reprenne et précise cette idée dans Télévision, en parlant de l’analyste :

Un saint, pour me faire comprendre, ne fait pas la charité. Plutôt se met-il à faire le déchet : il décharite.

Et il poursuit :

Ce pour réaliser ce que la structure impose, à savoir permettre au sujet, au sujet de l’inconscient, de le prendre pour cause de son désir.

C’est de l’abjection de cette cause en effet que le sujet en question a chance de se repérer au moins dans la structure. Pour le saint ça n’est pas drôle, mais j’imagine que, pour quelques oreilles à cette télé, ça recoupe bien des étrangetés des faits de saint.

Que ça ait effet de jouissance, qui n’en a le sens avec le joui ? Il n’y a que le saint qui reste sec, macache pour lui. C’est même ce qui épate le plus dans l’affaire. Épate ceux qui s’en approchent et ne s’y trompent pas : le saint est le rebut de la jouissance.

Parfois pourtant a-t-il un relais, dont il ne se contente pas plus que tout le monde. Il jouit. Il n’opère plus pendant ce temps-là. Ce n’est pas que les petits malins ne le guettent alors pour en tirer des conséquences à se regonfler eux-mêmes. Mais le saint s’en fout, autant que de ceux qui voient là sa récompense. Ce qui est à se tordre.

Puisque se foutre aussi de la justice distributive, c’est de là que souvent il est parti.

À la vérité le saint ne se croit pas de mérites, ce qui ne veut pas dire qu’il n’ait pas de morale. Le seul ennui pour les autres, c’est qu’on ne voit pas où ça le conduit.

Moi, je cogite éperdument pour qu’il y en ait de nouveaux comme ça. C’est sans doute de ne pas moi-même y atteindre. [53]


Alors, est-ce la lecture du livre publié peu avant, en 1972, par P. Demiéville et la présentation de « l’homme vrai sans situation » qui ont inspiré ces propos à Lacan ? L’analyste serait-il destiné à être, comme le saint, « rebut de la jouissance », « bâtonnet à se sécher le bran », ou, comme le pointe Jacques-Alain Miller en marge du texte de Lacan : « objet (a) incarné » ?



Lacan, un maître oriental

Au fil de ce parcours, on peut mesurer combien était grande et profonde la connaissance qu’avait Lacan du monde chinois. Depuis son apprentissage de la langue pendant la seconde guerre mondiale jusqu’à la fin de sa vie, il ne cessera de faire référence de diverses façons à cette culture.

On constate comment il trouve dans ses lectures de quoi étayer ses avancées théoriques. Comme pour d’autres domaines qu’il a étudiés avec le zèle qu’on lui connaît, il a cherché où trouver les modes de penser ou les formulations qui lui permettraient de rendre compte à sa façon de l’expérience analytique. Car c’est bien cela qui l’a animé tout au long de sa vie. Et sa quête l’a très vite mené à trouver un chemin en dehors de la littérature psychanalytique existante, le contraignant à s’intéresser à la linguistique, aux mathématiques, à la topologie, à la philosophie, à la littérature… Le monde chinois et en particulier la singularité de l’écriture chinoise, lui ont vivifié sa pensée et apporté des arguments pour étayer certaines de ses hypothèses.

Dans le présent travail on voit comment il se réfère à Mencius dans des moments de difficultés institutionnelles afin de trouver des arguments éthiques justifiant sa position. Dans les écrits des anciens maîtres taoïstes, il retrouve des questionnements cosmo-ontologiques qui sont les siens au même moment

On peut aussi constater, combien le moment où il recourt à ces références est parfois surprenant, comme prenant ses auditeurs à contre-pied. Et ces détours par le monde chinois comme dans ces textes de la tradition, qu’ils soient fugaces (une formule, une phrase) ou conséquents (comme au fil des séminaires XII ou XVIII), gardent toujours un certain caractère énigmatique pour ses auditeurs. Il semble rendre plus complexe son argumentaire, ouvrant la voie à de nouvelles contre-verses. D’autant que Lacan n’hésite pas, devant son public, à prononcer des termes en chinois ou à écrire des caractères tout en s’adressant à un auditoire qui n’y comprend goutte ! Pour son public « c’est du chinois ». On peut donc penser qu’il s’agit là d’une mise en garde et un rappel que ce dont il parle, la psychanalyse, est à l’image de cette complexité chinoise.

Sans doute n’est-il pas sans importance de préciser que cette pensée chinoise se déroule au fil des siècles sans jamais se constituer en un savoir établi, évitant toute conceptualisation réductrice et privilégiant l’idée d’un insaisissable toujours à venir. À l’image de la polysémie de la langue, les termes les plus usités échappent à toute définition arrêtée. Que l’on parle de Dao ou de Qi, on mesure leur polysémie à la difficulté à les traduire sans en altérer le sens. Ainsi traduire Qi par “souffle” est pour le moins terriblement réducteur et surtout inducteur de contresens. C’est bien en cela qu’il est commun à propos des classiques chinois, de parler de tradition plus que de philosophie, de parler de pensée plus que de religion.

Et c’est probablement l’idée que se fait Lacan de la psychanalyse en tant que savoir. Il ne conçoit pas de faire une œuvre au sens occidental du terme, mais plutôt un enseignement toujours en devenir [54]. Car lui-même « donnait ce sentiment d’être aux prises avec quelque chose qui lui résistait absolument. Et c’était lui aussi, comme personne, dans sa démarche de pensée, qui donnait cette impression-là. C’était pour moi très impressionnant, quelqu’un aux prises à un réel » nous dit Catherine Millot lors d’un entretien en 2007 [55]. Et si sa « passion pour le réel » était ce qui l’avait tant séduit dans ce qu’il découvrait à travers l’enseignement de P. Demieville concernant le bouddhisme chan. Car que nous enseigne la maître chan en répondant par un rot à son élève qui lui demande le sens du Bouddha, si ce n’est l’impossible à dire le réel ?

Sa référence au bouddhisme chan est d’un autre registre. Comme nous l’avons précisé, son séminaire s’inaugure en 1953 par le récit de l’attitude d’un maître chan face à ces élèves. Une vingtaine d’années plus tard, il constate qu’« il n’y a que la poésie qui permette l’interprétation et c’est en cela que je n’arrive plus dans ma technique à ce qu’elle tienne. Je ne suis pas assez pouate, je ne suis “pas pouate assez” » [56]. Et c’est particulièrement la poésie chinoise qu’il prend en exemple, et essentiellement celle-là même dont les auteurs sont profondément marqués par le chan. On reconnaît dans cet intérêt affirmé à les lire, les étudier, les traduire tout son goût pour la langue chinoise ainsi que pour l’art et la pensée qui animent ces poésies chan.

Mais plus qu’une curiosité intellectuelle, il s’agit d’une stimulation pour sa pensée et sa pratique de la psychanalyse. De la même façon, cette tradition va inspirer sa conception même du savoir et sa méfiance d’une œuvre qui serait un tout clos, un dogme. La vérité est une quête continuelle par des questions toujours relancées. Car n’est-ce pas ce « souffle » qui anime tout son enseignement, un enseignement où tout change toujours. Plus qu’une identification imaginaire aux maîtres chan, il s’agit bien d’une identification symbolique.

Et c’est bien ce qu’on peut constater dans l’effet produit par ce maître et la mise au travail qu’il a généré chez ses auditeurs. Ce présent travail en est un témoignage et le constat que nous sommes encore toujours là à nous interroger avec lui.

Et puis, je me suis aperçu que ce qui constituait mon cheminement c’était quelque chose de l’ordre du « je n’en veux rien savoir ». C’est sans doute ce qui aussi, avec le temps, fait que — encore — je suis là, et que vous aussi vous êtes là, je m’en étonne toujours… encore… ! [57]

 

Ce texte est destiné à faire partie d’un ouvrage à paraître en anglais entièrement consacré à Lacan et les religions. Ce texte sera donc traduit. Il reprend des pans entiers de publications faites par ailleurs et qui se retrouvent présentement regroupés et articulés à ce thème. [1]

G.F.

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