犬言非言

Chien qui parle n'a pas de langage


Guy Flecher


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[1] Gao Xingjian. 灵山 Lingshan, 1990 (trad. franç.: La montagne de l’Âme, trad. franç. de Noël et Liliane Dutrait, Éd. de l’Aube, 1995), Ces lignes concluent le roman. Gao Xingjian vit désormais à Paris et a obtenu le prix Nobel de littérature pour l’ensemble de son œuvre.














[2] Jiang Rong 姜戎. 狼圖騰 Láng túténg (trad. franç. : Le totem du loup, trad. franç. par Yan Hansheng et Lisa Carducci, Bourin éditeur, 2008.)














































































[3] Et voici les références dans le Mengzi : 1A3 狗 狗; 1A7 ; 1B15 ; 2A1 ; 4B3 ; 5B6 ; 6A3 ; 6A7 犬; 6A11 .

















[4] Dù Fǔ (712-770) : Avec deux millénaires et demi d'histoire littéraire, il n'est pas étonnant que la Chine ait de la peine à choisir son Dante, son Shakespeare ou son Goethe, à savoir un seul auteur qui dépasserait incontestablement tous les autres. Elle a néanmoins un poète que les hommes de lettres s'accordent à reconnaître, de par la supériorité de sa technique et l'absolue sincérité de ses vers, comme « le plus grand des poètes chinois », le « saint de la poésie » : Du Fu. Mais, s'ils reconnaissent Du Fu comme « le plus grand », ils ajoutent aussitôt que son aîné et ami Li Bai est son pair. C'est que ces deux amis représentent les deux tendances de l'âme chinoise : Li Bai, taoïste anarchique, exprime la tendance dionysiaque, en quête de l'ivresse de la nature ; Du Fu, par contre, est l'homme social engagé, le tenant de l'orthodoxie confucianiste. Sa poésie montre sa sensibilité aux malheurs de son époque.

Du Fu a vécu 4 ans à Chengdu dans une “chaumière” située près de la rivière Huanhua dans la banlieue ouest de Chengdu. Il y écrivit 240 poèmes, certains d'entre eux étant très célèbres.

















[5] Bonaparte M. : Topsy, chow-chow au poil d'or, dont la traduction par Freud, Topsy. Der goldhaarige Chow est publié chez Fischer-Taschenbuchverlag, Frankfurt am Main 1985.


[6] Freud S., Correspondance (1873-1939), trad. A. Berman avec la collaboration de J.-P. Grossein, Paris, Gallimard, 1979, lettre du 6 décembre 1936, p. 473 :

Telles sont réellement les raisons pour lesquelles on peut aimer un animal comme Topsy (ou Jofi), avec une profondeur aussi singulière, cette inclination sans ambivalence, cette simplification de la vie libérée du conflit avec la civilisation, conflit si difficile à supporter, cette beauté d'une existence parfaite en soi. et pourtant, en dépit de toutes les différences du développement organique, ce sentiment de parenté intime, d'affinité incontestée. Souvent en caressant Jofi, je me suis surpris à fredonner une mélodie que je connais bien, quoique je ne sois pas du tout musicien : l'aria de Don Juan.

            Un lien d'amitié

               Nous lie tous les deux…



[7] Lacan J. (1956), « Situation de la psychanalyse », Paru dans Études Philosophiques 1956, n° 4 (numéro spécial), p. 567-584.

Il n'est pas une fois où nous conduisions notre petit chien à sa promenade de nécessité, sans que nous frappe le profit qu'on pourrait tirer de ses démarches pour l'analyse des capacités qui font le succès de l'homme dans la société, aussi bien que de ces vertus où les anciens appliquaient leur méditation sous le chef du Moyen-de-Parvenir. Qu'au moins ici cette digression dissipe le malentendu dont nous aurions pu donner l'occasion à certains de nous imputer la doctrine d'une discontinuité entre psychologie animale et psychologie humaine qui est bien loin de notre pensée.


[8] Lacan J. (1967-1968) L'acte psychanalytique, séminaire inédit, 15 novembre 1967.


[9] Cette interview à la Radio Télévision Belge donnée le 14 décembre 1966, est une des nombreuses interviews que Lacan accorda à la suite de la publication des Écrits. Cette transcription fut pour la première fois publiée en 1982 dans Quarto n° 7 pages 7-11.


[10] Lacan J. (1969), Premier impromptu de Vincennes : le discours de l’Universitaire, le 3 décembre 1969, publié dans le Magazine Littéraire Spécial Lacan  n° 121 de février 1977.

L’introduction du Magazine Littéraire précédant la transcription proposée au lecteur de cet impromptu à Vincennes précise :

1969. Lacan à Vincennes. L’événement était d’importance. D’autant qu’il se reproduirait à un rythme régulier, précisaient les affiches annonciatrices. Événement d’importance, on s’en doute, étant donné le lieu et celui qui y intervenait. Première séance prévue le 3 décembre. Bien avant l’heure, l’amphithéâtre se remplit. Plusieurs centaines de personnes se pressent comme pour une Assemblée Générale. Et lorsque Lacan paraît, prend place sur l’estrade, l’air est déjà pesant, alourdi de fumées, de chaleur, de corps tassés, d’excitation contenue, de voix emmêlées. Silence. Il parle. Silence éphémère. Immédiatement, Vincennes s’éveille et rompt le discours commencé, le déplace, le désoriente… La séance devint alors « mémorable », unique, car Lacan ne revint plus. Plusieurs enregistrements de cet impromptu existent. Le texte que nous publions est issu de l’un deux. Il est complet à ceci près que le tumulte a peut-être rendu inaudible certains moments du discours.


[11] Préface à l’ouvrage de Robert Georgin, Lacan, Cahiers Cistre, 1977, 2e édition, Paris, l’Age d’homme, coll. « Cistre-essai », 1984, p. 9-17.


[12] Lacan J. (1957-1958), Les formations de l'inconscient, op. cit., leçon du 5 février 1958, p. 219.

Où se situe sur ce schéma le principe du plaisir ? On peut considérer sous certaines incidences, que l'on en trouve une manifestation primitive sous la forme du rêve. Prenons le rêve le plus primitif, le plus confus, celui du chien. On voit qu'un chien, quand il est en sommeil, remue de temps en temps les pattes. Il doit donc bien rêver, et il a peut-être aussi une satisfaction hallucinatoire de son désir. Pouvons-nous le concevoir ? Comment le situer chez l'homme ? Voici ce que je vous propose, pour qu'au moins cela existe comme un terme de possibilité dans votre esprit, et que vous vous rendiez compte à l'occasion que cela s'applique de façon plus satisfaisante.


[13] Lacan J. (1958-1959), Le désir et son interprétation, séminaire inédit. 10 décembre 1958.


[14] Lacan J. (1961-1962), L'identification, séminaire inédit — Leçon du 29 novembre 1961.


[15] Lacan J. (1967-1968) L'acte psychanalytique, séminaire inédit, 15 novembre 1967.


[16] Lacan J. (1969-1970) L'envers de la psychanalyse, Le Séminaire livre XVII, Paris, Éd. du Seuil, 1991, p. 194 : « l'animal domestique, est impliqué plus que tout autre dans le langage d'un savoir primitif, mais il n’en a pas lui. »


[17] Lacan J. (1973-1974), Les non-dupes errent, séminaire inédit, leçon du 11 juin 1974.


[18] Lacan J. (1973), Télévision, Collection Le champ freudien, Paris, Seuil. Repris in Autres Écrits, Paris, Éd. du Seuil, 2001.


[19] Lacan J., L'identification, op. cit., leçon du 6 décembre 1961.


[20] Ibid., leçon du 29 novembre 1961.


[21] Ibid.

S'il manque à ma chienne cette sorte de possibilité […] qui s'appelle la capacité de transfert, cela ne veut pas du tout dire que ça réduise avec son partenaire […] le champ pathétique de ce qu'au sens courant du terme j'appelle justement les relations humaines.


[22] Lacan J. (1957-1958), Les formations de l'inconscient, op. cit., p. 188.


[23] Ibid, p. 393.


[24] Aroles Serges, L'Énigme des enfants loups : une certitude biologique mais un déni des archives (1304-1954), Paris : Publibook, 2007, 303 p. (Sciences humaines).

Serge Aroles ne s'est pas contenté de répéter ce que racontaient tous les récits accumulés concernant ces cas d'enfants sauvages et d'enfants loups. Il a plongé, systématiquement dans toutes les archives d'époque, de 1304 à 1954. L’auteur, chirurgien, qui a mené ces enquêtes entre 1995 et 1998 sur quatre continents, présente la toute première explication scientifique relative aux enfants loups, nourrissons recueillis par une louve.


[25] Lacan J. (1957) L'instance de la lettre dans l'inconscient, p. 517.




[26] Lacan J., « Propos élucidés » par Bertrand Poirot-Delpech, in Le Monde du 5 mai 1973.



[27] Jullien F. & Marchaisse T., Penser d'un dehors (la Chine), Seuil, Paris, 2000, p. 265-269.






































[28] Lacan J. (1972-1973), Encore, Le Séminaire livre XX, Paris, Éd. du Seuil, 1975, p. 107.



























[29] Lacan J. (1971), D'un discours qui ne serait pas du semblant, Le Séminaire livre XVIII, Paris, Éd. du Seuil, 2006, p. 77.


[30] Conférence de Jacques Lacan donnée à la grande rotonde de l’université de Louvain, le 13 octobre 1972. Nous avons cependant noté des différences par rapport à la cassette vidéo que nous avons signalées. Nous utilisons dans ce fichier des notes numérotées (et non avec des astérisques), Paru dans Quarto (supplément belge à La lettre mensuelle de l’École de la cause freudienne), 1981, n° 3, p. 5-20.


[31] Lacan J., L'identification, leçon du 29 novembre 1961 et du 6 décembre 1961.


[32] Lacan J. (1969), Premier impromptu de Vincennes, op. cit.


























































[33] Lacan J. (1960), « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l'inconscient freudien », in Écrits, 1966, p. 807.


[34] Lacan J. (1953), « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », in Écrits, Paris, Éd. du Seuil, 1966, p. 305-306.


[35] Lacan J. (1955), « Variantes de la cure-type », in Écrits, Paris, Éd. du Seuil, 1966, p. 337.


[36] Lacan J. (1955-1956), Les psychoses, Le Séminaire livre III, Paris, Éd. du Seuil, 1993, leçon du 23 novembre 1955.











[37] Lacan J. (1967), Conférence sur la psychanalyse et la formation du psychiatre prononcée à Sainte-Anne le 10 novembre 1967, inédit.
























[38] Lacan J. (1957-1958), Les formations de l'inconscient, op. cit., p. 393.


[39] Lacan J. (1958-1959), Le désir et son interprétation, séminaire inédit, leçon du 11 février 1959.


[40] Lacan J. (1957-1958), Les formations de l'inconscient, op. cit., p. 357.






[41] Lacan J. (1964), Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Le Séminaire livre XI, Paris, Éd. du Seuil, 1973, p. 281.














[42] Lacan J. (1968-1969), D'un Autre à l'autre, Le Séminaire livre XVI, Paris, Éd. du Seuil, 2006, p. 209.


[43] Lacan J. (1966-1967), La logique du fantasme, séminaire inédit. Leçon du 19 avril 1967.


[44] Lacan J. (1958-1959), Le désir et son interprétation, séminaire inédit. Leçon du 7 janvier 1959.







[45] Lacan J. (1970), « Radiophonie », in Autres écrits, Paris, Éd. du Seuil, 2001.

















[46] Lacan J. (1966), Interview à la Radio Télévision Belge donnée le 14 décembre 1966.




[47] Lacan J. (1971-1972), Le savoir du psychanalyste, séminaire inédit, leçon du 2 décembre 1971.















[48] Lacan J. (1974), Alla Scuola Freudiana. Conférence donnée au Centre culturel français le 30 mars 1974, suivie d’une série de questions préparées à l’avance, en vue de cette discussion, et datées du 25 mars 1974. Parue dans l’ouvrage bilingue : Lacan in Italia 1953-1978. En Italie Lacan, Milan, La Salamandra, 1978, p. 104-147.

Peut-être que chez les animaux non plus il n’y a pas de rapport sexuel, puisqu’il faut qu’il leur arrive je ne sais quoi de physiologique qui s’appelle le rut, pour qu’ils s’intéressent, enfin, provisoirement à… à quelque chose de l’autre espèce. Mais justement, enfin, il semble que là, malgré qu’il ne soit que syncopé, il y ait un rapport… un rapport pour l’autre de l’autre sexe en tant qu’il est de l’autre sexe.


[49] Lacan J. (juillet 1973), Déclaration à France-Culture à propos du 28e Congrès International de Psychanalyse, parue dans Le coq-héron, 1974, n° 46/47, pp. 3-8.




[50] Lacan J. (29 octobre 1974), Conférence de presse au Centre culturel français lors du 7e Congrès de l’École Freudienne de Paris, Rome. in Lettres de l’École freudienne, 1975, n° 16, p. 6-26.




[51] Lacan J. (1973), « Propos élucidés », Entretien avec Bertrand Poirot-Delpech publié dans Le Monde du 5 avril 1973.


[52] Lacan J. (juillet 1973), Déclaration à France-Culture à propos du 28e Congrès International de Psychanalyse, op. cit.


[53] Lacan J. (24 janvier 1976), « De James Joyce comme symptôme », conférence prononcée au Centre Universitaire Méditerranéen de Nice ; la transcription de Henri Brevière avec l’aide de Joëlle Labruyère a été réalisée à partir d’un enregistrement. Inédit publié par la revue Le croquant n ° 28, novembre 2000. Inédit.

C’est dans lalangue, avec toutes les équivoques qui résultent de tout ce que lalangue supporte de rimes et d’allitérations, que s’enracine toute une série de phénomènes que Freud a catalogués et qui vont du rêve, du rêve dont c’est le sens qui doit être interprété, du rêve à toutes sortes d’autres énoncés qui, en général, se présentent comme équivoques, à savoir ce qu’on appelle les ratés de la vie quotidienne, les lapsus, c’est toujours d’une façon linguistique que ces phénomènes s’interprètent, et ceci montre… montre aux yeux de Freud que un certain noyau, un certain noyau d’impressions langagières est au fond de tout ce qui se pratique humainement, qu’il n’y a pas d’exemple que dans ces trois phénomènes – le rêve [Gloussement dans la salle], le lapsus (autrement dit la pathologie de la vie quotidienne, ce qu’on rate), et la troisième catégorie, l’équivoque du mot d’esprit –, il n’y a pas d’exemple que ceci comme tel ne puisse être interprété en fonction d’une… d’un premier jeu qui est… dont ce n’est pas pour rien qu’on peut dire que la langue maternelle, à savoir les 52 soins que la mère a pris d’apprendre à son enfant à parler, ne joue un rôle ; un rôle décisif un rôle toujours définitif ; et que, ce dont il s’agit, c’est de s’apercevoir que ces trois fonctions que je viens d’énumérer, rêve, pathologie de la vie quotidienne : c’est-à-dire simplement de… de… de… de… ce qui se fait, de ce qui est en usage… en usage… la meilleure façon de réussir, c’est, comme l’indique Freud, c’est de rater. Il n’y a pas de lapsus, qu’il soit de la langue ou… ou… ou… ou… de la plume, il n’y a pas d’acte manqué qui n’ait en lui sa récompense. C’est la seule façon de réussir, c’est de rater quelque chose. Ceci grâce à l’existence de l’inconscient.


[54] Pinker Steven, L'instinct du langage, 1994, tr. fr. Odile Jacob, 2008.



[55] Brigit Mampe, Angela Friederici, Anne Christophe et Kathleen Wermke, « Newborn's cry melody is shaped by their native language », Current Biology, 5 novembre 2009.
































[56] Cheng Anne, « Émotion et sagesse dans la Chine ancienne », in Études chinoises, vol. XVIII, n° 1-2, printemps-automne 1999.






























[57] Lacan J. (1971), D'un discours qui ne serait pas du semblant, Le Séminaire livre XVIII, Paris, Éd. du Seuil, 2006










[58] Lacan J. (1972-1973), Encore, Le Séminaire livre XX, Paris, Éd. du Seuil, 1975, p. 95.


[59] bid., p. 104.


[60] Le wu men guan 無門關 [无门关] La passe qui a pour porte le rien (en japonais : Mumonkan) est un recueil de 48 kōan compilés au début de XIIIe siècle par le moine chinois Wumen 無門 (1183-1260) et publié en 1228. Avec le Recueil de la falaise bleue et la tradition orale de Hakuin Ekaku, le Wu men guan constitue l'un des piliers de la pratique zen de la tradition rinzai. Chaque kōan s'accompagne d'un commentaire et d'un verset de Wumen6.

Lacan était largement instruit de cette forme d’enseignement par celui qu’il désigne comme « mon bon maître Demiéville ». Demiéville a été son professeur de chinois et a consacré une partie essentielle de son colossal travail au bouddhisme et en particulier au chán. Il a, en autre, fait la traduction difficile des Entretiens de Lin-tsi, recueil qui parait en 1973, avec de nombreux et éclairants commentaires. Or dans ce recueil, Demiéville mentionne au détour d’un de ses commentaires, un autre recueil de koans. Ce recueil a été traduit en français sous les noms de : Barrière sans porte ou Passe sans porte. Demiéville le présente sous le titre de La passe qui a pour porte le rien4. La saveur toute lacanienne de ce titre ne saurait nous laisser indifférents… Cela a en tous les cas été le point de départ de nouvelles recherches de ma part.

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Je ne sais pas que je ne comprends rien, je crois encore que je comprends tout.
Les choses se passent derrière moi. Il y a toujours un œil étrange. Le mieux, c’est de faire semblant de comprendre.
Faire semblant de comprendre, mais en fait ne rien comprendre.
En réalité, je ne comprends rien, strictement rien.
C’est comme ça.

Gao Xongjian
La montagne de l’Âme [1]

Pendant tout un temps, je m'étais détourné de la lecture de Lacan et de l'étude de son enseignement. Ma pratique s'éclairait d'autres façons et d'autres intérêts. Cela m'a conduit à plonger dans le monde chinois, ou plutôt, le monde chinois m'a absorbé. Or, c'est là qu'on est venu me chercher en me demandant d'intervenir dans un groupe de travail à propos de la citation de Mencius que reprend Lacan dans son séminaire D'un discours qui ne serait pas du semblant. J'ai par là même découvert l'intérêt que Lacan portait au monde chinois. C'est donc par ce détour par la Chine que j'ai fait mon retour à Lacan. Comme vous le savez, cette façon de relire Lacan, m'a amené à mettre en place un site — lacanchine. com — qui se trouve être aujourd'hui un carrefour entre Lacan et le monde chinois.
Je vais donc garder la même démarche aujourd'hui et introduire mon propos par le voyage que j'ai fait l'automne dernier, ici même. J'ai découvert le Sichuan et Chengdu avec l'idée d'y revenir pour ce colloque et de m'interroger sur son thème. J'avais emporté comme lecture de voyage un livre dont il était dit en France qu'il avait eu un énorme succès en Chine avec 30 millions d'exemplaires vendus. Je savais aussi qu'il parlait du rapport des humains aux animaux puisque son titre est Le totem du loup de Jiang Rong [2]. J'ai choisi de le mentionner ici avec l'idée que l'un ou l'autre a lu ce livre ou en a entendu parler. Je rappelle donc que ce livre présenté comme un roman, est en fait, tout à la fois, une autobiographie, un récit d'anthropologie, une observation éthologique, une fable politique, un cri écologique… L'auteur a séjourné onze ans en Mongolie intérieure du temps du maoïsme. Il décrit cette société mongole et sa culture qu'il dit totalement inspirées par les loups. C'est probablement la première fois qu'un Han loue ainsi la culture d'une minorité de Chine. Il oppose ce peuple de nomades au monde des Han, cultivateurs, adeptes de l'esprit du mouton. Ce livre est considéré par beaucoup comme une fable politique et comme un brûlot anti-confucéen. Il est devenu « la bible des libéraux chinois ». Il dénonce aussi, de façon virulente et dramatique, les risques écologiques liés au développement actuel de la Chine. Ce ne sont toutefois pas ces aspects du livre que je souhaite considérer même s'ils mériteraient, et ont été l'objet, de larges commentaires.
Il me semble intéressant de considérer le rapport de l'auteur, et donc des Mongols, au loup et de façon plus large à l'animal. Les discours des uns et des autres sont marqués d'un anthropomorphisme extrême, les loups, en particulier, étant décrits avec des pensées, une intelligence, une capacité de stratégie, des émotions… qui relèvent des humains. Ces qualités ont été transmises au peuple mongol qui a fait du loup son totem, respectant cet animal en tant que dieu de la guerre et maître ancestral.
Le héros, l'auteur en fait, va chercher dans un antre un louveteau qui n'a pas encore ouvert les yeux. Envers et (presque) tous, il va chercher à élever cet animal afin d'approfondir la connaissance des loups. Il s'occupe donc de cet animal avec moult difficultés, avec la menace d'une attaque des loups qui chercheraient à récupérer le louveteau soustrait à sa mère. Et ce jour tant attendu et redouté finit par arriver. Le louveteau a plusieurs mois et est maintenant grand comme un chien et reste attaché en permanence à un pieu. Dans la nuit une meute de loups se fait entendre. C'est un chien qui apprend au louveteau à aboyer. En fait, après avoir tenté d'imiter le chien, le louveteau se met à hurler comme un loup. Un dialogue s'installe entre les loups de la meute et le protégé de Cheng. Puis la meute se tait. Est-ce une stratégie avant l'attaque ? En fait, la meute se retire mais revient la nuit d'après et, à nouveau appelle le louveteau. Celui-ci s'égosille pour leur répondre aux hurlements des louves, des mères de la meute. Soudain, un hurlement distinct résonne dans la steppe. Il s'agit de l'appel du roi de la meute. Et puis, plus rien. Contre toute attente, les loups repartent et ne reviendront plus.
L'auteur, Jiang Rong, décrit là comment un loup apprend à parler, comment il parle et comment il ne peut se faire comprendre par ses pairs. Certes, le louveteau fait signe à la meute, mais ses signes restent énigmatiques pour l'ensemble des loups. Par contre l'auteur prête aux loups la possibilité d'avoir une langue autrement plus élaborée que de simples signes. Comparés à cela, les aboiements des chiens font piètres figure !
Cette admiration pour le monde des loups est partagée par les Mongols qui entretiennent avec leurs chiens des liens très étroits, de nécessité et d'intimité, dans une vie quotidienne partagée. Jamais il ne viendrait à l'idée d'un Mongol de manger un chien.

Jiang Rong dénonce l'attitude des Han à l'égard du chien qui est l'objet de tous les mépris, qui est l'image de l'anti-humain et qu'on finit par transformer en met. Pourtant, à chaque voyage en Chine j'ai pu constater l'existence de chiens que l'on dit de compagnie. Dans toutes les villes j'ai vu des personnes, en général âgées, promener un petit chien et le traiter avec affection. On dit que cela se développe avec l'isolement des personnes dans les nouvelles habitations citadines. Ce phénomène n'a évidemment pas l'ampleur qu'on lui connaît dans les villes françaises. Or, lors de ce dernier séjour à Chengdu, j'ai été témoin un soir au coin de la rue de l'hôtel, d'un rassemblement étonnant. Des jeunes gens accompagnés de grands chiens, consciencieusement apprêtés, ont passé la soirée à se montrer leur animal, à discuter entre eux (de leurs chiens, je suppose), admirer la tenue et l'attitude des animaux… Le groupe visiblement habitué à se retrouver ainsi, s'est dispersé après plus de deux heures. Voilà qui évoque les traditionnels rassemblements de citadins, avec leur cage à oiseaux ou leur boite à criquets…

Je vous l'ai dit : Jiang Rong attribue l'attitude des Chinois à l'égard des animaux et des chiens à la culture confucianiste. Je me suis donc tourné vers le Mengzi que j'avais également amené dans mes bagages. Effectivement, on ne peut pas dire que Mencius éprouve beaucoup de sympathie pour les animaux et les chiens en particulier. Pourtant il parle souvent des chiens, parfois il utilise quan 犬 et parfois gou 狗 [3].
Mencius parle de gou 狗, en l'associant et le confondant avec le cochon et pour évoquer la question de la nourriture : soit les hommes ont à manger, soit ce sont les animaux qui mangent ce qui devrait revenir à l'homme. Il a toujours le souci de distinguer les animaux sauvages, continuelle menace pour les humains et qu'il faut chasser, des animaux domestiques. Dans le Mengzi, il n'est jamais question du rapport qu'un peuple nomade et d'éleveurs entretient avec les chiens. Mencius s'adresse à un peuple de cultivateurs sédentaires, confirmant les affirmations de Jiang Rong qui dénoncent ces Han qui mangent du chien, gourou 狗肉. C'est aussi le terme que l'on retrouve dans les expressions injurieuses ou péjoratives : « Valoir moins que chien et cochon » gǒuzhìbúruò 狗彘不若, « personnages cyniques, sans vergogne » gǒunánnǚ 狗男女, « pet de chien, sornettes, bêtises » gǒupì 狗屁. Mais pour évoquer la question du statut social ou de la nature, Mencius parle du chien avec le terme de quan 犬, d'ailleurs le plus souvent associé au cheval. Le mot est plus littéraire et traduit la place de l'animal par rapport à l'homme. L'expression « chien-cheval », quan-ma 犬馬 se traduit d'ailleurs par la formule de politesse « Votre humble serviteur ».
C’est cette image du chien qu’évoque Du Fu 杜甫 [4] alors qu’il se trouve loin de Chengdu où il avait passé les meilleurs moments de sa vie. À la fin de sa vie, il est dans la plus absolue misère et s'identifie à un chien (et à un poisson) ! Il écrit alors Trente rimes pour exprimer les sentiments à Jingnan un jour d’automne (秋日荆南述怀三十韵 Qiūrì Jīngnán shù huái sānshí yùn)

    苦摇求食尾,常曝报恩腮。
    Kǔ yáo qiú shí wěi,cháng pù bào'ēn sāi.
    Misérable, j’agite la queue pour demander de la nourriture
    Souvent, je remue les branchies pour montrer ma gratitude

Ce sont bien pareilles situations que dénonce Mencius qui rappelle que la priorité doit toujours être accordée au devenir de l'homme. Un mauvais gouvernement se reconnaît au fait que les animaux ont à manger quand le peuple meurt de faim. Les animaux, qu'ils soient sauvages mais aussi domestiques, peuvent devenir une menace pour les humains en leur prenant la nourriture (Mengzi - 1A3, 1A7…), Pourtant, Mencius reconnaît que le prince peut éprouver de la bienveillance à l'égard des animaux au point de sauver le bœuf de la mort. D'ailleurs, le sage sait qu'il doit se tenir loin des cuisines et faut éviter d'entendre les cris des animaux destinés à être abattus et consommés (Mengzi - 1A7).
Mencius nous dit que la différence entre l'homme et l'animal est infime (Mengzi - 4B19), Elle n'est en tous les cas pas plus conséquente que la différence entre l'homme de bien et le roturier, entre celui qui cultive les sentiments de bienveillance et de justice et celui qui les néglige. Car l'animal aussi peut éprouver des sentiments de bienveillance ou de compassion, ren 仁 qui depuis Couvreur est habituellement traduit en français par « humanité », traduction qui est déjà en soi un parti pris. La différence entre l'animal et l'homme, en particulier l'homme de bien, est que ce dernier cultive ce donné initial et que l'animal n'en a pas les moyens.
À propos de l'animal, et du chien en particulier, Mencius souligne la différence irréductible avec l'homme tout en mentionnant son intime proximité.

Ce n'est pas Freud qui le démentira. Certes, dans ses écrits on apprendra peu de ce qu'il pense des chiens. Ce n'est pas l'évocation qu'il en fait à propos de situations cliniques dans L'homme aux loups et le cas Dora (son dégoût devant le verre dans lequel aurait bu un chien) qui nous éclairera.
Et pourtant, Freud adorait les chiens. Il en avait toujours qui lui tenaient compagnie, en particulier ces chiens d'origine chinoise que l'on appelle en Europe les Chow-chow. Le nom chinois de ce chien 松狮犬 sōngshī-quǎn signifie « chien-lion ébouriffé ». Cette race de chien aurait été employée comme chien de chasse par les empereurs de Chine.
Il partageait cet intérêt avec son amie Marie Bonaparte, celle-là même qui a été la première traductrice de ses œuvres et qui a beaucoup fait pour diffuser ses écrits, en France en particulier. Il a même repris sa plume de traducteur délaissée depuis l'époque de Charcot, pour traduire le livre que celle-ci avait écrit à propos de son chien [5].
Dans une lettre qu'il lui a adressée, il décrit cet attachement tendre à son propre chien et de quelle façon il se surprend, en le caressant, à chanter un air de Mozart louant l'amitié [6]. Adolescent, il s'amusait avec son ami à reprendre les dialogues de chiens qu'ils lisaient dans Cervantès. Ce souhait de faire parler les chiens a perduré jusqu'à la fin de sa vie. À chacun de ses anniversaires, ses chiens lui offraient un poème. En fait, c'est sa fille Anna qui écrivait des poèmes sur des bouts de papier qu'elle plaçait sous le collier des chiens. Ceux-ci apportaient ainsi ces mots à Freud…

Et Lacan ? Quand on se penche sur son enseignement, on ne peut qu'être surpris de son insistance à parler des chiens, et en particulier de sa chienne Justine, ainsi appelée en référence à l'héroïne de Sade.
En particulier, Lacan se réfère au chien pour mettre en exergue l'opposition et le rapport animal-humain. C'est d'ailleurs ces références au chien qui vont me conduire au fil de mon développement. Je vais suivre ce signifiant « chien » en me fiant à son flair pour traverser l'enseignement de Lacan et son interrogation sur le rapport animal-homme. Je choisis une approche décontextualisée et j’en accepte les risques et les critiques. Mais cette procédure qui ne préjuge de rien, me permettra d’avoir un point de vue différent sur les avancées de Lacan.

D’emblée, Lacan nous annonce qu’il n’est pas question de lui « imputer la doctrine d'une discontinuité entre psychologie animale et psychologie humaine qui est bien loin de [sa] pensée ». D'ailleurs « il n'est pas une fois où [il conduit son] petit chien à la promenade de nécessité, sans que [le] frappe le profit qu'on pourrait tirer de ses démarches pour l'analyse des capacités qui font le succès de l'homme dans la société » [7]. Il nous parle là, évidemment, de l'animal domestique, de celui qui entre dans le champ de la parole humaine. En cela, le chien de Pavlov n'échappe aucunement aux effets du signifiant de l'expérimentateur [8].
Mais il est une autre formule qui va me retenir et qui constitue d'ailleurs le titre de mon intervention. À cinq reprises, Lacan aura une formule, quasiment identique malgré quelques petites variantes et qui est : ma chienne parle mais n'a pas de langage. Il formule pour la première fois cette affirmation lors de la leçon du 29 novembre 1961 du séminaire L'identification. Lors de cette séance du séminaire il parle longuement de sa chienne. Il réitère son propos, toujours lors du même séminaire, le 6 décembre 1961. Puis, c'est en 1966, au détour d'une interview donnée à la Radio Télévision Belge qu'il retrouve la même formule [9]. Lors de son intervention oh combien chahutée à Vincennes en 1969 [10], que le surgissement de sa chienne sur l'estrade lui donne l'occasion de lui rendre hommage et il nous la présente. Elle s'appelle Justine en hommage à l'œuvre de Sade. Enfin, en 1977 il signe une préface à l'ouvrage de Robert Georgin où se retrouve retranscrit, et confirmés par lui, ses propos à la Radio Télévision Belge [11].
Je me propose donc de suivre cette formule pour la suite de mon propos. J’espère que de lancer ainsi les chiens dans la forêt touffue qu’est l’œuvre de Lacan, va me permettre de préciser quelle est son idée du rapport de l’animal et de l’homme. Ceci me permettra d'évoquer des questions délicates et bien vastes, en restant au plus près des propos de Lacan.

Pour commencer, constatons que le chien rêve. Remarquez que les neurophysiologistes nous l'avaient déjà dit après avoir branché des électrodes sur le crâne du chien et avoir constaté qu'il avait une phase électrique signant le sommeil paradoxal. Le sadisme des physiologistes étant sans bornes on sait aussi comment ils empêchent un chat de rêver et provoquent ce qu'ils appellent une névrose. Je pense qu'ils ont dû faire la même chose avec des chiens. Mais, évidemment, quand Lacan parle du chien qui rêve, ce n'est pas après avoir mis des électrodes à sa chienne Justine. Non. Il observe qu'elle remue ses pattes et il se dit : « Il a peut-être aussi une satisfaction hallucinatoire de son désir. Pouvons-nous le concevoir ? [12] »

Et puis, en considérant comment un chien peut s'attacher à son maître défunt, au point de stationner sur la tombe de celui-ci, « il faut bien, nous dit Lacan, que le chien soit dans cette posture exceptionnelle de faire que s'il n'a pas d'inconscient, il a un surmoi. » Et d'ajouter : « un surmoi, c'est-à-dire que quelque chose soit entré en jeu qui permette ce qui est de l'ordre d'une certaine ébauche d'articulation signifiante. » Il tient ces propos étonnants lors du séminaire sur Le désir et son interprétation, en 1958 [13].
Enfin, c'est bien ce que Lacan prête à son chien, à cet animal pris dans le langage de l'autre, un autre qui compte pour lui. Plus que tout autre primate, il a « l'avantage d'entrer dans le champ de la parole humaine — et Lacan d'ajouter — tout ce qui se rapporte à ce frotti-frotta prend un degré de plus de complication [14] ». Je l'ai évoqué précédemment, Pavlov avec sa trompette existe bien pour le chien d'expérience et il est impliqué dans l'expérience [15].
En particulier, l’animal domestique est impliqué, plus que tout autre, dans le langage [16]. Ce qui est certain, c'est combien nous pouvons projeter sur les animaux, essentiellement quand ils sont domestiques, nos sentiments tels que l'empêchement, l'émoi, l'embarras : « Que nous puissions dire qu'un chien ait été ému, embarrassé ou empêché dans quelque chose, c'est dans la mesure où il est dans le champ de ces sèmes, et ceci par notre intermédiaire. [17] » Faudrait-il alors s'étonner que « les animaux en mal d'homme, dits pour cela d'hommestiques [soient parcourus] des séismes, d'ailleurs forts courts, de l'inconscient. [18] » Alors que l’animal domestique soit affecté par le discours et les signifiants des humains avec lesquels il vit, il n’y a là-dessus aucun doute. Et pourtant, même pris dans ce bain de parole, il ne présente pas d’inconscient ! Le langage le traverse sans qu’il en soit retenu ce que retient le petit homme.

Dans ce rapport à l'autre qu'est le maître, l'animal domestique ne se trompe jamais. Lacan est certain que Justine le reconnaisse pour le même [19]. Bien plus : elle ne le prend jamais pour un autre [20]. C'est bien par là qu'elle montre son incapacité à mettre son maître, et tout autre humain, au niveau de l'Autre, avec un grand A. Pour Justine il n'y a que le petit autre. Mais cette incapacité de transfert ne lui interdit pas ce que Lacan appelle « les relations humaines ». [21]

Dès les années cinquante, Lacan utilise l’expression « être parlant » pour désigner un existant qui parle, un animal qui use de la parole, ou pour reprendre la formule chinoise pour désigner toutes les choses, tous les existants : un des « dix mille êtres », wanwu 萬物, qui parle. C'est ainsi qu'il désigne la mère en tant qu'être parlant, comme celle qui instaure ce qu'il appelle lors du Séminaire V— de façon surprenante et énigmatique — la loi de la mère [22]. « Le fait que [la mère] soit un être parlant est absolument essentiel […] Il faut que la mère lui parle, chacun sait cela. » En cela, que cet être parlant que nous sommes est situé « dans l'alliance et la parenté, dans ces lois de la parole où les lignées fondent leur droit, dans cet univers de discours où elles mêlent leurs traditions » [23].
Ceci est l'occasion de revenir à nos loups du début. Je vous ai dit qu'il a fallu qu'un autre, un chien en l'occurrence, apprenne au louveteau à "parler", à aboyer de fait. Mais le louveteau est incapable de reproduire l'aboiement et c'est un hurlement, un hurlement de loup qu'il finit par produire. Mais ce n'est pas pour autant que les louves qui cherchent les petits que les hommes leur ont enlevés et qui appellent reconnaissent quoique ce soit dans ces « cris » désespérés du louveteau. Car, il s'avère que pour les loups aussi, il faut l'apprentissage d'un être parlant, parlant "loup" peut-être, mais parlant.

Cela m'a amené à reconsidérer ce qu'il en est de ce qu'on appelle en français, les enfants loups, ces enfants trouvés dans la nature et supposés avoir été élevés par des loups ou des guenons. Les autres cas ne sont que des affabulations. Après des enquêtes minutieuses [24], il s'avère que ces cas sont extrêmement rares. Il faut en effet des conjonctions exceptionnelles pour que cela soit possible. Il faut une grande famine pour qu'il ait beaucoup d'enfants abandonnés dans la nature. Et il faut que l'enfant ainsi abandonné rencontre une louve qui présente un trouble endocrinien, une « grossesse nerveuse » qui l'amène à allaiter l'enfant. Dans ces très rares cas, on constate que ces enfants n'apprennent jamais plus, entre autre, à parler. Dans la majorité des autres cas d'enfants retrouvés abandonnés dans les bois, ce sont des enfants qui l'ont été tardivement, du fait de troubles profonds du développement et de la personnalité. Les troubles que l'on constate alors sont autant liés aux raisons de leur abandon qu'à l'isolement et l'éloignement dans la nature. L'étonnante adhésion aux récits d'enfants-loups, par des gens éminents que Margaret Mead, René Zazzo, Arnold Gesell… s’explique du fait que toute une époque voulait y voir la confirmation des théories béhavioristes. Selon cette approche, l'être humain n'a pas de nature propre et ne se construit que par l'apprentissage, la culture, l'éducation, l'expérience. Il n'existe pas de nature humaine, par essence. C’est même ainsi que l’homme est pris dans le réseau du social : il faut qu’il ait un autre être qui lui parle pour qu’il apprenne.
En rappelant comment il est nécessaire au petit homme qu’une mère en tant qu’« être parlant » lui parle pour l’introduire au monde du langage, Lacan ne semble pas contredire cette idéologie.
Néanmoins, à le suivre au fil des années de séminaires, on perçoit comment cette notion de l’« être parlant » va affirmer une dimension du langage qui n’a plus rien à voir avec celui d’un parler pour communiquer. Cette avancée s’effectue en même temps que Lacan interroge ce qu'il en est du sujet et de son être. Sa recherche est de rendre métaphysique ce que Freud avait passablement mis du côté du psychologique. C'est ainsi qu'il en vient à dénoncer l'illusion de la proposition de Descartes : je pense donc je suis. Son élaboration l'amène à retourner la proposition cartésienne pour dire que le sujet est là où ça pense sans savoir. Ou encore : « je pense où je ne suis pas, donc je suis où je ne pense pas. […] je ne suis pas, là où je suis le jouet de ma pensée ; je pense à ce que je suis, là où je ne pense pas penser. [25] » Il reviendra à différentes reprises sur ce cogito cartésien en particulier dans le séminaire Logique du fantasme, le 11 janvier 1967.

En 1973, Lacan parle de lui à un journaliste et il déclare qu' : « [je] redoute l'apparence de philosophie donnée par le seul verbe être, que les Chinois ont la chance de ne pas trouver partout sur leur chemin comme nous » [26].
Effectivement, en chinois classique il n'y a pas de verbe qui signifie « être ». Non seulement ce verbe ne se rencontre pas, mais aussi tous les verbes qui lui sont adjacents, corrélatifs, tout le réseau sémantique qui se tisse autour, à partir de, ou contre lui [27]. François Jullien nous précise que c'est le doublet conceptuel être-devenir, indissociable dans la pensée grecque qui est absent. De même la pensée chinoise classique ne peut concevoir une réflexion sur les distinctions entre ce qui « est » et ne « devient » pas et ce qui « devient » et n'« est » pas. Tout dure ; mais rien ne dure qui ne change et ne devienne. Une seule chose ne change pas : tout change toujours.
Ce verbe être qui nous semble incontournable, à nous Occidentaux, ne présente que peu d'intérêt pour les Chinois. En chinois moderne on retrouve le plus souvent shi 是 pour signifier le verbe “être”. D’ailleurs, de nos jours, il se rencontre peu dans la langue commune, du moins quand elle est parlée par des Chinois et non par des Occidentaux qui ont bien du mal à s'en déprendre. Beaucoup de phrases chinoises se passent tout simplement du verbe être comme dans 我高, « je grand » ; 你愤, « tu colère ».
Ce caractère shì 是 représente un soleil rì 日 au-dessus d’un composant qui est une déformation du composant zhèng 正 signifiant “rectitude”. L’étymologiste Karlgren l’analyse ainsi : quelque chose qui est montré comme droit, exact 正 à la lumière du soleil 日.
Ainsi, 是 signifie plus “être juste” que “être”. Quand on veut répondre “c'est juste !” à une question, on peut dire tout simplement 是. Il signifie donc d’abord “être vrai” : être “vrai” ou “pas vrai”. C'est ainsi qu'on le rencontre en particulier dans le Mengzi : « c'est cela », par opposition à fei 非, « ce n'est pas cela », afin de ponctuer une proposition. Il relève de la logique discursive, du débat logique qui provoque peu d'engouement chez les Chinois. Décider si la chose est vraie ou non n'est pas le problème.

Par contre, ce qui intéresse les Chinois, c'est de savoir si la chose existe ou n'existe pas. La question ontologique en Chine ne passe par shi 是 “être (vrai/faux)” mais par you 有, “avoir” = il-y-a.
Et pour être plus clair quant à la position de Lacan, je vous cite cet extrait du séminaire Encore :
Mais y a-t-il de l'être ? Comme je l'ai fait remarquer la dernière fois, ce que je dis, c'est qui n'y a pas. L'être est, comme on dit, et le non-être n'est pas. Il y a, ou il n'y a pas. Cet être, on ne fait que le supposer à certains mots — individu par exemple, ou substance. Pour moi, ce n'est qu'un fait de dit. [28]
Alors nos collègues chinois ont choisi de traduire « être parlant » du titre du colloque par zai 在. Ce zai 在 représente d’abord une localisation. On y trouve d'ailleurs l'élément qui désigne la terre tu 土 dans lequel on reconnaît un élément horizontal somme “sol” et un élément vertical comme “pousse et racine”. 在 est à la fois une préposition de localisation et un verbe. Zai 在 ce n’est pas “être”, mais “être quelque part”. Si le quelque part n’est pas précisé après le caractère, c’est tout simplement “être là” comme dans « Maman est là » : 妈妈在.
S'il dit « être vivant, être en vie », il désigne un « se trouver en un lieu ; être quelque part ; à tel endroit ; être présent ; être en train de faire quelque chose quelque part ». Ce qui amène à traduire le cogito cartésien par :
                我思故我在 wǒ sī gù wǒ zài
et la formule lacanienne devient
                我思故我不在 wǒ sī gù wǒ bu zài
je pense où je ne suis pas — je suis ailleurs. « Il est manifeste que la seule façon d'être là n'a lieu qu'à se mettre entre parenthèses. » nous dit Lacan le 10 mars 1971.
Comme on dit après avoir fait un lapsus : mais où avais-je la tête ? où étais-je ?
Il me semble donc que ce zai 在 traduit parfaitement la conception que Lacan expose de « l'être » et permet de l'éviter sur son chemin. Ce verbe « être » qui a agité le monde philosophique occidental pendant tant de temps pour aboutir « à produire « l'être-là » qu'on traduit quelquefois en français plus modestement « la présence », que l'on y ajoute ou non vivante : enfin bref, ce qui pour les savants s'appelle le Dasein. [29] » Le zai 在 en somme…

Alors ? La chienne de Lacan est-elle un « être parlant » ?
Il nous l'a précisé : l'être « n'est qu'un fait de dit ». Il n'y a d'être que dans le langage [30]. C'est ce qui conduira au néologisme de parlêtre.

Alors qu'en est-il de Justine, la chienne de Lacan ? Il nous l'affirme : elle est un existant qui parle. En tous les cas il ne fait aucun doute à Lacan que sa chienne Justine a la parole. Contrairement à bien des humains, elle ne parle pas tout le temps. Elle parle uniquement dans les moments où elle a besoin de parler [31], c'est-à-dire dans des moments d'intensité émotionnelle. Elle parle par rapport et à quelqu'un, son maître Lacan ou quelqu'un d'autre. « Elle dit quelque chose quand elle a de l'angoisse — ça arrive — elle pose sa tête sur mes genoux. [32] »
Mais cet animal, que sait-il de lui-même ? « Apparemment la seule chose qu'il ne sache pas, c'est que lui-même est. » Et bien sûr, qu'il se considère comme un « être parlant ».

Et pourtant, elle fait même des efforts pour articuler. Mais il lui manque la capacité des occlusives. En quoi sa façon de parler est identique à ce que produit la chanteuse dont on ne comprend pas davantage ce qu'elle nous dit en chantant ! N'oublions pas que pour certains, l'animal n'accède pas au langage pour la seule raison qu'il lui manquerait l'organe phonatoire. Ce serait la position verticale de l'homme qui aurait permis le développement des dits organes phonatoires…
À défaut de pouvoir articuler, la chienne de Lacan, en retour, est en quête des signes que celui-ci lui donne. Et, en effet, il lui donne des signes mais ne peut en aucun cas lui donner des signifiants. Car il s'avère que la parole de la chienne se situe au niveau préverbal et n'accède pas à la fonction du signifiant constate Lacan à ce propos.

C'est là où il nous faut distinguer la parole et le langage comme le fait Lacan dans son « Ma chienne parle mais n'a pas de langage » : fei yan 非言.

Cette distinction entre parole et langage n'apparaît pas toujours dans les textes chinois. Quand Mencius utilise les termes de yuē 曰 ou de shuō 說/说 , on est assuré qu'il s'agit du verbe “parler ; dire”. Mais quand il utilise le terme yǔ 語/语, rien n'est plus certain. Même accolé à shuō 說/说 il peut se traduire par « dire des paroles ; parler une langue ; dire un proverbe ; manifester sa pensée… »
Mais l'ambiguïté est encore bien plus importante avec yán 言, d'autant que ce mot revient très souvent au fil du Mencius (j'ai compté 107 fois, sept fois plus que shuo), En effet ce mot désigne à la fois la parole que le fait de parler, de dire, de discourir. C'est Lacan lui-même qui souligne cette ambiguïté tout en soulignant que ce mot « ne veut rien dire d'autre que “le langage”. Mais comme tous les termes énoncés dans la langue chinoise, c'est susceptible aussi d'être employé au sens d‘un verbe. Donc ça peut vouloir dire à la fois la parole et ce qui parle. » C'est au moment de traduire la phrase de Mencius Tian xia zhi yan xing qu'il fait ce véritable tour de passe-passe, prenant à rebrousse-poil toutes les traductions proposées. Or dans ce même séminaire D'un discours qui ne serait pas du semblant, Lacan associe ce mot à « le langage », mais aussi à « la parole », et à « discours » En somme, il en use comme il lui convient… faisant dire à Mencius ce qui lui sied ! En particulier, il pourra ainsi affirmer que Mencius a déjà formulé à propos du langage ce que lui-même développera vingt-trois siècles plus tard.
C'est ce terme que nos collègues chinois ont repris pour traduire la formule de Lacan « l'être parlant » : yan zai 言在 qui peut se retraduire en français par « être de parole », « être de langage », « être de discours » Où l'on voit combien le chinois prête à l'équivoque. L’équivoque : voilà encore un aspect du langage qui échappe à l’animal. Nous le constaterons en considérant ce qu’il en est de la feinte qui va nous permettre d’aborder la question de la différence entre la parole et le langage, entre le signe et la fonction du signifiant.

Nous pouvons tous constater avec Lacan que l'animal est capable de feindre [33]. Pour se sauver, il sait tromper son monde, il est capable de leurre. Mais il est radicalement incapable de feindre de feindre. Il ne peut, comme Dora feindre de feindre lors de la cure. Et Lacan de souligner en 1955 comment ce moment engage Freud, dans une complicité intersubjective, à une analyse des résistances [34].
Ce jeu de la feinte et du mensonge est à nouveau mentionné en 1955 dans les « Variantes de la cure-type » [35]. Cette même année, lors du séminaire sur Les psychoses, il s'arrête sur l’histoire que nous raconte Freud à propos de ce juif qui feint d'aller à Cracovie [36].
Vous êtes en présence d'un sujet dans la mesure où ce qu'il dit ou ce qu'il fait, c'est la même chose, peuvent être supposés avoir été faits pour vous feinter, avec naturellement tout ce que cela comporte de dialectique jusque y compris qu'il dise la vérité pour que vous croyiez le contraire. Vous connaissez l'histoire du personnage qui dit « je vais à Cracovie », et l'autre répond : « Pourquoi me dis-tu que tu vas à Cracovie puisque tu y vas tous les jours, tu me le dis pour me faire croire que tu vas ailleurs », histoire juive mise en évidence par Freud.
Dans la feinte on ne sait jamais si c'est une feinte ou si c'est pour de bon, ce qui caractérise le rapport de la parole adressée à l'autre. La feinte se confond avec la tromperie de la parole.
C'est bien en quoi l'animal en est incapable car il n'est pas effet du signifiant. D'ailleurs, on constate que jamais l'animal n'efface ses traces. S'il le faisait, il montrerait qu'il accède à la notion du signifiant qui par excellence est effacement de la chose.
Le leurre reste un signe, faux certes, mais un signe, sans être du registre du signifiant. « Il n'y a ni vérité ni mensonge dans la feinte ou la parade animale » [37]. Et d'ajouter le 21 avril 1971, à Tokyo : « La feinte c'est l'action même » — comme dans le duel — c'est faire ce qu'on a à faire.
Alors que dans le discours c'est tout à fait autre chose […] Il n'y a pas moyen de faire un mensonge sans supposer cette dimension de la vérité alors qu'il n'y a dans la feinte pas de trace de mensonge.
Dans sa description du monde des loups, Jiang Rong hésite d'ailleurs sur ce point précis. Il suppose aux loups une grande capacité de stratégie. Il est clair qu'ils sont largement capables de feinter leur victime ou le chasseur. Jiang Rong, avec les Mongols, sont sûrs de leur capacité à considérer le fait que les hommes puissent chercher à les leurrer. C'est même pourquoi la meute hésite à répondre à l'appel du louveteau. Mais sont-ils capables de feindre de feindre ? C'est la question qui saisit Jiang Rong quand la meute fait silence et que ce silence peut-être interprété de toutes les façons contradictoire : est-ce pour attaquer ou par simple méfiance ?

On perçoit bien en cela comment la « parole » du chien reste ancrée à la dimension du signe et n’accède pas à la dimension du signifiant.
Alors, nous avons vu comment le petit homme, prématuré, est formé par son environnement et en particulier de l’humain qui assume la fonction maternelle. L'enfant est soumis à la loi de la mère, de ce premier autre qui lui parle. Cette parole de l'autre est nécessaire à son devenir d'être parlant, « chacun sait cela » dit Lacan [38]. Rien d'intersubjectif ne peut se constituer sans cette parole de l'autre et il n'y a pas de parole qui ne soit pas de l'autre. Nous l’avons bien vu avec les fameux enfants loups.
Encore faut-il que le petit être entre dans l'activité symbolique qui fait que l'être humain devienne être parlant [39]. Il y accédera par le jeu des substitutions de l'objet à la totalité de l'autre, de l'image de l'autre au sujet… Car les satisfactions de l'homme en tant qu'être parlant doivent passer par l'intermédiaire de la parole [40].
Or cette introduction au langage ne se fait pas par un apprentissage conditionné. Jamais le chien de Pavlov n'apprendra à parler. Ce genre d'expérimentation
[…] peut provoquer en lui toutes sortes de désordres, toutes sortes de troubles, mais il n’est [pas] prédestiné, il n’est pas appelé, n’étant pas jusqu’à présent un être parlant, à mettre en question le désir de l’expérimentateur qui, aussi bien, si on l’interrogeait lui-même, serait bien embarrassé pour répondre… [41]

Jusque-là, comme pour Freud, le réel est ce qui échappe au symbolique : les mots manquent pour tout dire.
Ce qui n'est pas dans les mots… pas la peine d'aller chercher ailleurs…
c'est là l'objet de ce qu'à partir de là j'avance, sa pleine instance, c'est ce qu'il en est de ceci, du signifiant comme tel par quoi apparaît l'incomplétude foncière de ce qui constitué se produit comme lieu de l'Autre, ou plus exactement ce qui en ce lieu trace la voie d'un certain type de leurre tout à fait fondamental. Le lieu de l'Autre comme évacué de la jouissance n'est pas seulement place nette, rond brûlé, de ce qu'il est non pas seulement cet Autre, cette place ouverte au jeu des rôles, mais quelque chose de soi-même structuré de l'incidence signifiante, ceci est très précisément ce qui y introduit ce manque, cette barre, cette béance, ce trou qui peut se distinguer du titre de l'objet a. [42]

Il est une autre façon qu'a Lacan de se référer au chien. C'est à propos du masochisme qu'il parle des expressions « maso », « masochiste », « masoch » ou… « masochien » [43]. En effet, il pointe comment le masochiste fait en sorte de se faire traiter comme un chien, pas n'importe quel chien puisqu'il s'agit d'un chien maltraité [44]. De la même façon, il peut mettre en scène un scénario, où tel un chien, il se met sous la table. Le masochiste s'identifie là au sens le plus accentué que l'on donne à l'objet, l'objet de déchet, tout juste bon à être jeté au chien. Ou encore, on retrouve là l'expression française : « mourir comme un chien », soit sans sépulture.
Or, l'homme, l'être parlant, est bien l'espèce animale qui se distingue de toutes les autres, dont nos chiens, en cela qu'il aménage une sépulture. En effet, pour l'être parlant, le corps mort garde ce qui du vivant lui donnait caractère. Ce corps qu'habitait la parole, que le langage corpsifiait, ne devient pas charogne [45]. C'est le sens même de la lutte d'Antigone que de donner une sépulture à son frère et lui éviter d'être dévorés par les chiens errants. En Chine aussi, la plus extrême punition était de disperser les membres écartelés du condamné. Il existe certes de civilisations qui offrent le corps des défunts à la voracité des bêtes sauvages tels les Tibétains qui jettent les corps dépecés en pâture aux animaux de la rivière. Mais c'est dans l'idée que ces corps alimenteront le processus éternel de la vie et que la nature leur fera linceul. C’est ce que décrit Jiang Rong chez les Mongols qui ont le souci, une fois mort, d’offrir leur corps à la voracité des loups afin que ceux-ci soient les vecteurs pour les porter au ciel, véritable sépulture à leurs yeux. Cette tradition s’inscrit dans les croyances religieuses qu’ils partagent avec le bouddhisme tibétain.

On voit là comment s'articule pour l'être parlant le rapport du langage et du corps. Ainsi, au fil de son enseignement, Lacan va progressivement distinguer le langage de l'unique dimension de la communication. « Le langage n'est pas réductible à la communication [46] ». En particulier, c'est en interrogeant le rapport que l'être parlant entretient avec son corps, que Lacan va donner une nouvelle dimension à la question du langage.
C'est même ce rapport de l'être parlant avec son corps qui définit la jouissance affirme Lacan en 1971, lors du séminaire Le savoir du psychanalyste [47]. Ce rapport de la jouissance est autrement plus élaboré chez l'être parlant que chez nos cousins les chimpanzés qui se délectent à se chercher des poux. Car, la psychanalyse nous l'a appris : ce rapport de jouissance qu'on appelle jouissance sexuelle émerge bien avant la maturité sexuelle.
Jouir d'un corps comme tel est le propre de l'être parlant quand il jouit et joue. Ce qui se joue et jouit entre les corps est ce qu'on appelle la jouissance sexuelle. Quant à cette relation à la jouissance, il ne peut que la mi-dire. Car, il y a quelque chose qui se dérobe à l'être parlant, c'est justement ce qui pourrait définir le rapport sexuel. En quoi Lacan proclame : il n'y a pas de rapport sexuel. S'il y a rapport c'est de l'ordre de l'ambigu de ce semblant d'homme ou de femme. Du fait du langage justement, et à la différence des animaux, il n’existe pas d’appropriation nécessaire, de destination d’un sexe pour l’autre. À chaque être parlant son mode de jouissance, à chacun sa façon de faire usage du sexe : seul ou avec le partenaire du même ou de l’autre sexe…
À noter que la formule de Lacan, « il n'y a pas de rapport sexuel », se dit au singulier. On retrouve ce même singulier dans toutes les formules de Lacan du type « il n'y a pas… ». On la retrouve aussi dans celle d'« être parlant ».
Certes, pour les animaux aussi il n’y a pas toujours de rapport sexuel. Pas toujours, parce c’est périodique. Il faut cet élément physiologique qu’on appelle le rut. Mais alors, à ce moment-là il y a un rapport entre un mâle et une femelle, n’importe quelle femelle d’ailleurs. Ça fonctionne [48]. En l’occurrence, je paraphrase Lacan qui, lors d’une conférence en Italie en 1974, joue de façon troublante et qui peut sembler confuse avec les termes de «rapport » et de «relation », de « mâle » et de « femelle ».
Or, il semble bien que pour l'être parlant cela ne soit pas tout à fait ça, et la femme n'est pas du tout automatiquement désirée par l'animal mâle… C’est bien ce que Freud avait constaté et s’il « a centré les choses sur la sexualité, c'est dans la mesure où dans la sexualité l'être parlant bafouille » [49].
Et Lacan de poursuivre à Rome, en 1974 :
Nous ne viendrons jamais à bout du rapport entre ces parlêtres que nous sexuons du mâle et ces parlêtres que nous sexuons de la femme. Là, les pédales sont radicalement perdues ; c’est même ce qui spécifie ce qu’on appelle généralement l’être humain ; sur ce point il n’y a aucune chance que ça réussisse jamais, c’est-à-dire que nous ayons la formule, une chose qui s’écrive scientifiquement. D’où le foisonnement des symptômes, parce que tout s’accroche là. C’est en ça que Freud avait raison de parler de ce qu’il appelle la sexualité. Disons que la sexualité, pour le parlêtre, est sans espoir. [50]
C'est la rencontre du langage avec la sexualité qui fait que dans l'espèce humaine cette sexualité n'est plus pensée seulement en terme de fonction reproductrice mais, par exemple,  soutient l'énigme concernant l'origine qui fait le propre de notre espèce. Ce ratage quand au but de la fonction sexuelle, directement lié au langage, c'est bien de ce côté que Lacan situe l'un des points essentiels de la découverte freudienne. Avant Freud et l’idée d’inconscient, toute parole était prise pour argent comptant [51]. Mais Freud découvre que l’être parlant ne sait pas ses pensées, ses pensées qui pourtant le guident. Les pensées appartiennent au champ du langage, Freud va chercher à les reconnaître dans ces phénomènes qui vont du rêve, dont le sens doit être interprété, à ces ratés de la vie quotidienne que sont les lapsus [52]. Ces lapsus, tout comme les mots d’esprits, qui justement qui révèlent l'équivoque du langage, de ce que Lacan appelle lalangue. Le 24 janvier 1976, lors d’une conférence consacrée à James Joyce [53], Lacan réaffirme que le champ d’investigation de Freud, cette autre scène, était bien ce que lui-même appelle alors lalangue. Et il ajoute que pour Freud ce champ est bien celui du ratage, le ratage comme « la meilleure façon de réussir ».
Il n’y a pas d’acte manqué qui n’ait en lui sa récompense. C’est la seule façon de réussir, c’est de rater quelque chose. Ceci grâce à l’existence de l’inconscient.
Or, ces effets de langage sont à traduire pour savoir ce que ça peut vouloir dire. Ainsi en va-t-il du rêve. Mais parler un rêve n’a rien à voir avec le rêve lui-même, le rêve comme vécu.

Je pense avoir largement montré en quoi l’homme est un être de langage et que, à la même époque où Lacan parle de lalangue, il introduit le terme de parlêtre pour désigner l’être parlant. Mais alors, d’où ça lui vient, au parlêtre d’être ainsi pris dans le langage ? Qu’est-ce qui le rendrait ainsi accessible à la dimension du langage, bien autrement que nos animaux domestiques qui pourtant naissent et se développent dans le même bain de langage que les petits hommes ?
Il n’y a pas lieu de s’attarder désormais sur l’idée longtemps prégnante dans le monde occidental que l’homme se distinguerait, dès l’origine, des autres êtres vivants. Cette croyance se confond avec une conception religieuse du monde. Il semble bien, que l’homme se soit démarqué des autres animaux, des autres mammifères au détour d’un accident dans son évolution. C’est un ratage qui a fait de lui un mammifère prématuré. Et cette prématuration il a su, pu la surmonter, il a su s’y adapter. Il me plaît de situer le carrefour à un moment de ratage qui est au fondement de ce devenir de l’homme. Alors qu’en est-il de l’inné et de l’apprentissage ?

Dans les années soixante-dix, sont publiés les livres essentiels de Noam Chomsky. Ces avancées entament sérieusement le béhaviorisme régnant : tout n’est pas qu’apprentissage et en particulier l’accès au langage.
L’affirmation d'un inné de la langue bat en brèche la conviction d'une langue qui ne résulterait que d'un apprentissage. Chomsky constate que toutes les langues, sont soumises à des lois communes de grammaire, tel le découpage des phrases en sujet-verbe-complément. Il en déduit que l'homme dispose d'un organe qui organiserait ainsi le langage. Le cerveau humain serait équipé dès la naissance pour réaliser une série de tâches précises dont celle de parler. Cette disposition propre à l'humain lui permettrait d'apprendre à parler tout seul, en captant grâce à une aptitude innée les sons, puis les mots, puis leur sens, leur structure. Les parents n’apprennent pas aux enfants à parler mais ils les plongent dans un bain de langage [54]. La mère « être parlant » s'avérerait donc être un vecteur. Et on sait aujourd'hui, que déjà, dans le ventre de sa mère, l’enfant reconnaît spontanément la prosodie du langage maternel. D'ailleurs, j'ai appris récemment que les bébés ne pleurent pas de la même façon selon la langue maternelle dans laquelle ils émergent : quelques jours après leur naissance, les bébés français crient du grave à l'aigu et les bébés allemands de l'aigu au grave. Je ne sais pas comment crient les bébés chinois… [55]
Ce que je sais, c’est qu’en Chine on considère la période pré-natale à part entière puisqu’on considère que l’enfant, à sa naissance, a déjà un an ! La vie intra-utérine est un temps participant de l’éducation de l’enfant. Il existe même un mot en chinois pour désigner cette éducation d’avant la naissance : 胎教 tāijiào.

Si Lacan rejette le concept d'un langage-organe tel que le conçoit Chomsky, il reprend néanmoins l'idée que l'homme arrive dans un monde de langage en possession de la capacité (organique) du langage. 
Est-ce à dire que pour Lacan il y aurait « un propre de l'Homme » ? Un élément qui définirait l'Homme ? Le langage tel que nous venons de le voir défini au fil de l'enseignement de Lacan serait-il ce déterminant ?
Or l'histoire nous montre malheureusement à quoi peuvent nous conduire de telles affirmations car il y aura toujours des hommes qui seront exclus à cause de leur déficience ou différence. Ainsi que peut-on dire de ces humains qui n'ont pas accès à cette dimension du langage, comme les autistes ? Peut-être que le détour par Mengzi peut nous permettre d'avancer sur cette question.

Reconsidérons la disputatio de Mencius avec Gaozi à propos de ce qui est inné en l’homme. Pour Mengzi, il s’agit d’une « potentialité » comme nous le dit très explicitement Anne Cheng : « De même qu'une jeune pousse qui, au moment où elle affleure à la surface du sol, contient déjà en puissance […] sa croissance et sa maturation, l'homme vient au monde avec une potentialité innée » [56]. Et de poursuivre : « c'est précisément sur la conception de l'inné que Mencius s'oppose au naturalisme purement biologique de Gaozi, son principal adversaire dans la discussion sur le xing ».
Et si c’était ce point particulier qui a fait l’intérêt que Lacan a porté à Mencius. On sait comment Lacan s’est toujours emparé de tout ce qui permettait sa réflexion sur la psychanalyse d’avancer. Il a utilisé de multiples références, se les appropriant comme bon lui semblait comme les pierres sur lesquelles on pose les pieds pour franchir un guet : il les utilise et les laisse derrière lui. Sur son chemin, il met ainsi Mencius et ce dès 1957, soulignant à chaque fois l’intérêt de ce texte.
Il aurait pu choisir de se référer à bien d’autres classiques chinois et en particulier pour ce qui concerne la question de la nature de l’homme, le xing. Confucius aussi bien que Xunzi en ont parlé. Or ce qui distingue Mencius de tous, c’est sa conception de l’inné qui fait la singularité de l’homme, de l’être parlant. Comme le souligne A. Cheng, après d’autres : pour Mencius le propre de l’homme est d’être porteur d’un potentiel, le potentiel d’être bon, potentiel à cultiver.
Il me semble que rien ne permet de rejeter l’hypothèse que Lacan partage cette idée d’un propre de l’homme, d’un caractère inné qui le distingue des autres mammifères et que cela concerne un potentiel, le potentiel à devenir être parlant, à être introduit à lalangue. Il s'agit d'un potentiel qui ne s'ancre pas dans l'impérieux biologique. Mais d'un potentiel qui se doit de rencontrer un autre de langage pour advenir. Un autre donc marqué par la dimension du ratage qu'implique, comme nous l'avons vu, cette prise dans le langage.

C’est dans l’œuvre de Mencius que Lacan arrache cette citation pour dire que la nature de l’homme, le xing, est le langage
天下之言性 也 tiānxià zhī yán xìng ye [57].
Mais Lacan prolonge cette première assertion car pour lui non seulement l'homme est un être parlant, mais en parlant il jouit ! Ça produit du lì 利, du bien, de l’intérêt, du profit, de la plus-value, du « plus-de-jouir ». Et ce « plus-de-jouir » est la cause même de la parole qui concerne la nature de l’homme.
Deux ans plus tard, il le formulera de la façon suivante :
L’inconscient, ce n’est pas que l’être pense […], c’est que l’être, en parlant, jouisse, et […] ne veuille rien en savoir de plus […], ne rien en savoir du tout. [58]
Et de se demander :
Quel rapport peut-il bien y avoir entre l’articulation qui constitue le langage, et une jouissance qui se révèle être la substance de la pensée […] ? [59]
Cette question de l’articulation du langage, de la jouissance et de la pensée, est l’occasion pour lui de rappeler que le taoïsme qu’il dit avoir pratiqué, dont il a pratiqué les textes, ne s’est pas affronté à cette affaire. Ce qui l’intéresse c’est le tao, la voie.
Quant au bouddhisme, il est l’exemple trivial par son renoncement à la pensée elle-même.
Ce qu’il y a de mieux dans le bouddhisme, c’est le zen et le zen ça consiste à ça — à te répondre par un aboiement, mon petit ami. C’est ce qu’il y a de mieux quand on veut naturellement sortir de cette affaire infernale, comme disait Freud.
Lacan fait là directement référence à un célèbre koan qui ouvre le recueil dont son « bon maître » Demiéville a traduit le titre par La passe qui a pour porte le rien. [60]

Il s’agit du premier koan qui ouvre le recueil :
趙州和尚、因僧問、狗子還有佛性也無。
州云、無。
Zhào zhōu héshang, yīn sēng wèn, gǒu zǐ háiyǒu Fóxìng yě wú.
Zhōu yún, wú
Un moine demanda à Joshu :
- Un chien a-t-il la nature de Bouddha ?
Wú 無 — Que dalle ! Répondit Joshu.
Ce wu se « jacule » comme un aboiement : comme on dit who en anglais ! Qui attendait une réponse sensée à la question se trouve bien dépité.
Mais aboiement est en fait un signifiant comme me l'a fait remarquer Ferdinand Scherrer. Et pas n'importe quel signifiant puisqu'il s'agit d'un signifiant essentiel de la culture chinoise : wú qui se traduit par “vide”. Il n'a pas vraiment le sens de “néant” ou de “rien”. Ce “Il n’y a pas” serait “le pas encore manifesté”. Il serait ce qui n'a pas encore les contours de la réalité visible, l'état de vide permettant au phénomène d'émerger. Telle est la nature du signifiant.

Ce texte était destiné à être présenté lors du colloque qui s’est déroulé à Chengdu (Chine), du 23 au 25 avril 2010, et dont le titre était : « De la nature de l’être parlant ».

Il a été écrit dans le souci d’une présentation orale et de ne pas compliquer la traduction en chinois. Les citations de Lacan sont donc très souvent placées hors du corps du texte. De ce fait, mais aussi pour contextualiser les références, les notes sont particulièrement étoffées.

Les circonstances ont malheureusement fait, que peu de temps avant ce colloque, j’ai dû renoncer à aller à Chengdu, à y présenter moi-même ce travail et à échanger avec l’ensemble des participants.

Je tiens à remercier ceux qui m’ont aidé et soutenu dans ce travail, par leurs remarques, leurs critiques, leurs interrogations : Patrick Gauthier-Lafaye, Marcel Ritter, Ferdinand Scherrer.

La publication conjointe sur ce site des textes de Patrick Gauthier-Lafaye Ferdinand Scherrer et Guy Flecher est heureuse. Elle signe le souffle de travail qui a animé ce groupe au fil des mois, dans la perspective d’un voyage… qui n’a pu avoir lieu !

G.F.