C’est un euphémisme de dire que le monde chinois est en pleine ébullition et mutation pour reprendre un mot cher à sa tradition canonique. La migration de masses paysannes vers les centres urbains déjà amorcée sous le règne de Mao s’est accélérée de manière vertigineuse, l’image d’une Chine essentiellement rurale sur laquelle s’était largement appuyée la révolution communiste est déjà lointaine. À ce bouleversement sociologique majeur correspond une évolution des socles culturels qui définissaient l’individu. Celui-ci se retrouve beaucoup plus autonome, plus libre aussi d’exprimer une souffrance ou une faiblesse que les rigides codes idéologiques et moraux censuraient. Un sentiment de responsabilité individuelle, un questionnement sur son propre monde intérieur et une vie sexuelle jusqu’alors très censurée se sont développés ces dernières décennies. La place des femmes leur accès à l’éducation et au travail, la plupart étaient illettrées dans la société patriarcale traditionnelle, a radicalement changé. Elles sont beaucoup plus libres d’exprimer leurs désirs et aspirations, libres aussi de divorcer lorsqu’elles sont confrontées à une mésentente irréconciliable. On parle désormais ouvertement de sexualité sur les plateaux de télévision et dans les différents médias et il n’est plus interdit de parler de plaisir sexuel. Cette libéralisation fait dire à certain que la Chine vit une véritable révolution sexuelle, la politique de l’enfant unique y ayant contribué de façon inattendue en répandant la contraception et en découplant ainsi vie sexuelle et reproduction [1].


Individualisation et société

L’identité n’est plus autant définie de l’extérieur par une éthique et une morale contraignante, un système élaboré d’obligations sociales et familiales que le parti communiste et son outillage de prêt-à-penser était parvenu à tourner à son profit, allant jusqu’à substituer l’effigie de Mao à la place de la tablette qui présidait sur l’autel familial des ancêtres. Signe de l’individualisation le “je” a succédé au “nous” dans la littérature contemporaine. L’occidentalisation des modes de vie, l’objectif désormais prioritaire des dirigeants de construire une économie de marché compte évidemment pour beaucoup dans un individualisme qui se rapproche de celui des masses contemporaines des sociétés occidentales. Si la liberté de l’individu s’accroît, en corollaire celui-ci se trouve plus souvent seul et sans repères face à une souffrance psychique à laquelle il pourra cependant chercher à donner sens plus ouvertement. En effet les demandes d’aide personnelles ne cessent de se multiplier et des offres très diverses de consultations psychothérapeutiques tentent d’y répondre, que ce soit en institutions universitaires, structures hospitalières, ou centres d’orientation psychologique ou encore plus récemment en cabinets privés. Le linge sale ne se lave désormais plus seulement en famille et le risque de perdre la face à chercher secours auprès d’un « expert-psy » n’est plus autant redouté même si le jugement à caractère moral est certainement une forme de résistance culturelle bien ancrée et à laquelle une psychanalyse encore balbutiante se confronte. Les traumatismes de l’histoire, encore largement refoulés, la pression propre à une société régie par la performance et la rentabilité créent un climat de tension psychique palpable mettant l’individu à rude épreuve : les statistiques de suicide en Chine sont parmi les plus élevées au monde. Dernier facteur d’individualisation que je citerai ici parmi beaucoup d’autres qui resteraient à développer : la politique de l’enfant unique qui a sévi plus de 35 ans. Les générations des grands-parents et des parents sont maintenant surreprésentées par rapport à celle des enfants uniques. Ceci a pour conséquence que les termes de parenté, si complexes et précis dans la famille chinoise, avec tous les comportements qu’ils définissent et imposent dans les rapports entre générations, aînés et cadets, garçons et filles ne sont plus correctement utilisés voire en train de disparaître. Le mode de vie urbain distend les relations familiales et rétrécit souvent la famille à une famille nucléaire qui connaît mal son voisinage. Il y a une nette dévalorisation du rôle la famille dans l’éducation, beaucoup de parents se limitent aux soins de « nourrissage » à leurs enfants sans s’attribuer un rôle éducatif majeur surtout dévolu à l’éducation scolaire. Il faut remarquer ici que la parole n’a pas grande place dans les conceptions éducatives traditionnelles l’apprentissage se faisant surtout par voie d’imitation, de répétition, d’imprégnation de modèles de comportement [2]. L’orthopraxie qui définit la mentalité rituelle détermine les modes d’apprentissage pour devenir un être humain (wei ren 為人). Actuellement toute l’attention des parents se dirige vers la réussite scolaire, les enfants ont pour tâche essentielle de réussir et le contraste entre la pression qui leur est mise à cet égard et le laxisme qui règne à propos d’autres types de responsabilisations qui font partie du quotidien de la maisonnée est grand. Une seule limitation est constante chez la grande majorité des parents, et elle est de taille quant au refoulement qu’elle impose, c’est celle qui vise à bannir toute expérience amoureuse des adolescents car considérée comme incompatible avec la réussite scolaire.

Les années de politisation extrême de la société et d’endoctrinement idéologique ont sans doute eu un effet destructeur sur les valeurs de transmission et d’éducation familiale dont le rôle disparaissait au profit de l’organisation sociale en unités locales dites dan wei 單位 contrôlant pour chacun tous les aspects de la vie quotidienne : résidence, travail, éducation et santé. C’est devenu un véritable combat que de donner sens et restructurer une vie personnelle jusqu’alors définie par la collectivité : le fragile bol de terre a remplacé le bol de fer comme le dit dans sa concision et son pouvoir allusif un dicton populaire. Rien n’étant définitif on peut penser que la résurgence de beaucoup de secteurs de la vie sociale interdits jusque dans les années quatre-vingt va sans doute contribuer à combler un vide créé par la chute des idéaux et la persistance d’un discours idéologique bien loin d’une réalité et auquel bien peu croient encore.

À la génération d’enfants uniques les Chinois ont donné le nom de “petits empereurs” ce qui ne peut manquer de faire écho au mot de Freud « His majesty the bab » [3] lorsqu’il illustre le surinvestissement du narcissisme parental sur l’enfant dans Pour introduire le narcissisme. Les très nombreux enfants de parents partis travailler dans les agglomérations urbaines sont confiés à leurs grands-parents. Ces parents partis au loin ne comprennent pas les attitudes de froideur ou d’indifférence de leurs enfants qu’ils voient en de rares occasions rythmées par les grandes fêtes. Enfants qui ignorent les manifestations de piété considérée comme d’autant plus évidente qu’elle serait considérée comme inscrite dans la nature même des relations. Récits cliniques et constats d’anthropologues ayant travaillé sur le terrain vont dans le même sens : beaucoup de familles renoncent à transmettre le récit de leur propre histoire, elles se retrouvent ainsi dépossédées d’un rôle que l’ancienne société considérait comme fondamental par la transmission de récits autour des ancêtres et du lignage [4]. Le souci principal des parents dans une société aussi compétitive, obsédée par l’ascension sociale et un bien-être individuel longtemps ostracisé, est l’acquisition du savoir par l’étude, savoir toujours très valorisé quand il n’est pas corrompu par l’appât du pouvoir et de l’argent. Résultat d’une urbanisation anarchique la société dans son ensemble est plus vécue comme dangereuse, l’espace extérieur à la famille n’est plus cet espace de liberté pour les enfants qui contribuait à l’acquisition d’un savoir dit social. Le sens même de société she hui (社會) qui signifiait à la base communauté villageoise rassemblée autour de l’autel rituel du culte aux ancêtres, véhicule souvent une valeur péjorative qu’on ne lui connaissait pas. Cet aspect disruptif des liens sociaux doit cependant être tempéré par l’apparition de nouveaux lieux communautaires que ce soit à travers des groupes de danse, la restauration de lieux de cultes, fait totalement nouveau, des mouvements d’entraide et de volontariat qu’a permis le développement des réseaux sociaux via internet et qui sont apparus assez soudainement depuis le tremblement de terre de 2008 dans le Sichuan.


Entre geste et discours : prégnance du ritualisme

Les facteurs centrifuges résultant en cette individualisation sont par ailleurs contrebalancés par ce que j’appellerai un courant de fond de l’identité chinoise : il s’agit d’un profond attachement à une façon d’être en société qu’il faut qualifier de ritualisme. Si la forme des rites majeurs constitués par les rites de deuil et de mariage a profondément varié dans ses manifestations surtout depuis l’avènement de la république en 1911, elle détermine encore largement les rapports sociaux et maintient une continuité entre sphère sociale et sphère privée dans une mesure que notre société ignore. Quiconque est passé par la Chine a pu le ressentir ne fût-ce qu’à travers l’importance du rituel de banquet ou l’importance du cadeau dans les rapports sociaux [5]. Nous reviendrons sur cet aspect du don et de l’offrande dans le rite.

La philosophie ritualiste fonde l’ordre social sur un principe de différenciation hiérarchique structurant tous les corps constitués à l’instar de celui qui en est le modèle de tous : la famille. L’esprit qui anime cette philosophie est radicalement différent de celui du juridisme de tradition chrétienne, qui consacre au contraire l’égalité de principe entre les hommes, tous semblablement créés à l’image de Dieu. [6]

Nous sommes loin d’une acception courante qui considère le rite comme se résumant en un ensemble de comportements codifiés, une simple mise en forme cérémonielle, qui baliserait les événements clés de l’existence. Selon une définition intuitive courante, l’espace du rite serait celui d’une théâtralisation, une liturgie représentant les grands mythes organisateurs. Une telle conception ramènerait le rite au postulat d’une essence mythique qui l’aurait précédé. C’est un point de vue véhiculant un mode de pensée occidental qui dans sa conception abstraite du langage trace une ligne de séparation nette entre oralité et écriture alors que cette ligne de séparation se situe sans doute plus pour les Chinois entre geste et discours [7]. On peut faire l’hypothèse que dans une telle conception liée à l’histoire et à la constitution de la langue depuis l’aube de la civilisation, l’écriture ne peut être dissociée du langage mais lui est consubstantielle et le rite équivaudrait à une chorégraphie proche d’une exécution calligraphique et dont la valeur est à visée performative pour son exécutant [8]. La danse et la musique participaient à cette valorisation du geste chargé d’une signifiance que le formalisme rituel lui prêtait. Sa perfection harmonieuse l’érigeait en modèle y compris comme modèle de gouvernance politique. Cette notion d’harmonie qui était propre au geste dans sa dimension rituelle, remarquer qu’elle hante encore la sphère politique, n’est pas anodine. Les slogans actuels du parti communiste en recherche d’une moralisation de la société, qui a toujours été de la responsabilité du pouvoir en Chine, promeuvent aujourd’hui le concept d’une « société d’harmonie socialiste » [9].


Il y a une réelle difficulté dans la société chinoise à reconnaître un champ psychique autonome, indépendant de la morale, champ sans lequel le sujet de l’inconscient ne peut prétendre à une existence propre. Autrement dit le quart de tour nécessaire pour que le discours du Maître fasse place au discours analytique rencontre une résistance culturelle que l’influence du discours entrepreneurial (on ne parle plus de capitalisme en Chine) ne facilite pas [10]. L’idée d’un sujet au sens d’une subjectivité capable de rendre compte d’une expérience entièrement singulière et se rapprochant par là de la démarche cartésienne n’est cependant pas absente de la pensée chinoise. Le sinologue Jean-François Billeter en trouve la trace dans la philosophie taoïste du Zhuangzi : « Ne trouve-t-on pas chez lui l’idée, déconcertante à première vue, que le sujet, ou la subjectivité, est un va-et-vient entre le vide et les choses ? [...] C’est par ce vide que nous avons la capacité, essentielle, de changer, de nous renouveler, de redéfinir [lorsque c’est nécessaire] notre rapport à nous-mêmes, aux autres et aux choses » [11]. Le sage pratique un enseignement sans paroles pour se conformer au Ciel qui ne parle pas pour reprendre une parole chère aux deux écoles de pensée taoïste et confucianiste, le parallélisme avec notre conception du sujet s’arrêtera donc là. Cette exigence d’une continuité idéale entre monde humain et cosmos manifeste pour le psychanalyste un recouvrement de la dimension du réel par une instance suprême et idéale que les Chinois nomment « Ciel » 天 ou encore « ce qui se manifeste de soi-même » 自然. Il faudrait débattre de ce que Zhuangzi entend par ce « mouvement de va-et-vient entre vide et choses » car tout vide est d’abord une épreuve existentielle venant faire vaciller un Moi assuré dans ses frontières et non un concept philosophique. Le vide implique toujours la dimension de l’angoisse qui laisse poindre cette dimension du réel qu’une harmonie vécue dans la totale spontanéité tend à complètement refouler. La notion de Voie, de processus et de culture de soi 修身(xiu shen) est cependant bien évocatrice de la confrontation toujours singulière et longue que ce parcours existentiel de « sagesse » nécessite.


Le continuisme anthropocosmique du rite

Les sacrifices humains qui accompagnaient les rites à l’époque archaïque avaient pour fonction d’assurer la continuité entre cosmos et monde des hommes, entre monde des vivants et monde des ancêtres défunts qui étaient les intercesseurs des vivants auprès des dieux. Il serait trop long de développer ici l’origine de l’écriture chinoise dans son étroit lien avec les rites funéraires. La naissance progressive d’une caste de devins-scribes dont le pouvoir de connaître et manier l’écriture a progressivement été utilisée par le pouvoir politique jusqu’à constituer le pouvoir mandarinal des Lettrés. L’écriture inspire à tout Chinois respect, émotion esthétique, sentiment d’appartenance à une communauté humaine et contribue largement à son identité. La valeur principale des pratiques divinatoires sur les célèbres carapaces de tortue, ne fut pas de s’assurer la bienveillance d’une transcendance que notre tradition métaphysique situe dans un au-delà, un monde de l’Etre ontologiquement différent de celui des étant, mais plutôt d’assurer une continuité entre cycles naturels et activités des hommes : « Grâce à l’étiquette s ‘opère la nécessaire conversion de la loi naturelle en activité sociale, calque parfait de la règle universelle » [12].

L’articulation principale assurant la pérennité et la transmission de cette continuité réside dans le culte rendu aux ancêtres et constitue l’essence d’une religion populaire chinoise dont elle est la racine. Son maintien remarquable à travers les aléas de l’histoire a fait dire à un anthropologue américain qu’« être chinois c’est comprendre et accepter l’idée qu’il y a une façon correcte d’accomplir les rites associés aux cycles de la vie, les plus importants étant ceux du mariage et des funérailles » [13]. Les formes dans lesquelles ils se réalisent ont évidemment énormément changé et sont en train de se réinventer dans des mouvements populaires spontanés [14]. Le scientisme des orientations idéologiques qui prévalait chez les gouvernants depuis la fondation de la république avait été jusqu’à requalifier beaucoup de manifestations populaires de ces rituels comme superstitieuses et devant donc être éradiquées. Le mouvement de ces dernières années inverse cependant cette orientation propre aux années totalitaires. La spontanéité avec laquelle naissent des associations réagissant à ce que beaucoup s’accordent pour qualifier comme une déperdition morale dans la société contemporaine le démontre bien : apprendre par cœur des textes confucéens ou le célèbre Livre de la Voie et de La Vertu recèle en soi un efficace qui dépasse la signification morale du texte.


Corps, langage et rite, version chinoise d’un triple nouage

Retournons au rite et ce qu’en dit son plus ardent défenseur, Maître Kong latinisé par les Jésuites en Confucius : « Les valeurs rituelles sont ce qui, de haut en bas, ordonne les êtres et les choses, ce qui forme la chaîne du ciel et de la terre, ce qui fait vivre le peuple (...) Voilà pourquoi un homme qui est capable de se comporter rituellement peut être appelé un homme accompli » [15]. C’est ainsi qu’il se prononce dans le célèbre Liji (禮記), le canonique Traité des Rites qui aurait été compilé en vue de restaurer une société idéale alors qu’elle était agitée par les guerres et conflits de la période dite des Royaumes Combattants [16]. Ainsi l’accomplissement du geste rituel qui dicte à l’homme de bien son comportement dans les événements majeurs de l’existence et définit sa juste place dans l’ordre social est-il homologue au geste traçant le trait vertical d’écriture du caractère signifiant la notion même de royauté (王 wang). Il unit en une triade le ciel-terre et l’espace médian de la société des hommes (Tian di ren, 天地人). La figure du souverain antique se conformant pour ses déambulations rituelles dans le palais des lumières à la succession des saisons, elle-même en rapport avec les orientations de l’espace, garantissait de son efficace le nouage harmonieux d’un réseau de correspondances entre le temps et l’espace. Ainsi, se fondaient dans une même trame, loi naturelle et société des hommes. On trouve ici la racine profondément inscrite de la croyance en un mandat céleste (ming) qui confère légitimité au pouvoir politique.

« Si le rite, à l’instar du langage ordonne le monde c’est par ce qu’il en manifeste la rationalité organisant les lignes de force sous-jacentes » [17]. Il y a une homophonie en Chinois entre rite et rationalité qui se disent tous deux li [18]. Le rite se conforme dans ses gestes à une rationalité semblable à celle d’une structure formelle inscrite dans la matière que le lapidaire, par la taille et le polissage, met au jour dans la profondeur du jade. C’est en ce sens que le rite est une morpho-logique comme le propose Léon Vandermeersch : « Le trait le plus caractéristique de la conception chinoise de l’ordre social n’est-il pas le ritualisme, c’est-à-dire, au fond, la priorité de la formalité sur la finalité ? » [19]

En Chine on ne peut séparer le langage du geste graphique ni de l’apprentissage de l’écriture. Le niveau de culture correspondant de fait au niveau scolaire, actuellement inscrit sur les livrets de résidence, indique à quel degré son porteur est lettré, combien de caractères il est censé connaître. Culture se dit en chinois wen hua 文化 qui signifie littéralement transformation par la lettre. Nulle part ailleurs dans le monde une telle importance et un tel respect n’ont été accordés à celle-ci. Son origine oraculaire et divinatoire avec cette dimension du geste sacrificiel d’offrande aux mânes ancestrales qui l’accompagnait ne peut que donner force et pertinence à cette phrase de Freud dans l’Inquiétante Etrangeté en 1920 : « [...] l’attitude sentimentale à l’égard du mort [20], à l’origine éminemment équivoque, ambivalente, a été affaiblie pour les strates supérieures de la vie d’âme, jusqu’à devenir l’attitude univoque de la piété ». Dans le contexte chinois il n’y a plus place pour la moindre ambivalence vis-à-vis du défunt et le rite vise à la rejeter parce que honteuse. La tradition pénale chinoise rejetait toute notion, même minime d’une division du sujet, un écart possible entre son acte et sa motivation intentionnelle. Il est justifié de dire qu’elle visait ainsi à contenir toute irruption d’un réel générateur de chaos dans la société [21]. Certaines manifestations que nous qualifierions de deuil pathologique et dont la durée excède largement les durées prescrites par les catégories de deuil dûment répertoriées et auxquelles tout sujet appartient dans son rapport de parenté au défunt, étaient citées en exemple dans le livre canonique Les 24 principes de piété (二十四孝經 er shi si xiao jing). Ce canon de piété trouve à nouveau des ardents défenseurs ces dernières années. De nombreuses illustrations, adaptées au présent, en témoignent abondamment sur le Web.


Le corps pour les Chinois n’est pas seulement identifié à la personne, il est aussi un corps généalogique. Dès lors s’en prendre à la mémoire de ses parents ou ne pas la respecter c’est en quelque sorte s’en prendre à sa propre intégrité physique. Il existe entre le caractère rite et le caractère traduisant notre notion de corps, une proximité qui le démontre à souhait :

Li : 禮 Rite, politesse

Ti : 體 corps, substance

Selon l’étymologie, la partie droite de ces deux caractères représente les offrandes nourricières présentées dans le vase rituel, la partie gauche représente la table de l’autel cultuel en ce qui concerne rite, et les os et la chair en ce qui concerne le corps. Au sens classificatoire de forme d’écriture ou de style le chinois utilise le mot 文體 wenti c’est-à-dire style d’écriture avec à nouveau le même caractère. Corps, lettre et rite déterminent donc des champs sémantiques dont les entrecroisements sont manifestes.


« Plus une société est ritualisée, plus forte est la pression sociale qui s’exerce sur tous dans le sens de l’ordre établi, parce qu’y sensibilise le sentiment de la “face”, exacerbé par l’extériorisation des comportements » dit Vandemeersch, et de poursuivre un peu plus loin en citant une phrase des Analectes de Confucius : « Quand le bon ordre est assuré par les rites, le sentiment de la honte règne, la règle est respectée » [22].

La piété filiale qui est la forme suprême de la morale humaniste selon le rite, garantit et pérennise la continuité lignagère assimilant le corps du fils à celui de l’ancêtre dans son sang et dans sa chair. Le corps du symbolique et le réel du corps physique en viennent par là à se confondre. Étudier ces équivalences entre introjection au sens psychanalytique et incorporation y compris au sens du nourrissage vaudrait une étude à part entière.

Signe des temps, il est pour le moins surprenant d’entendre qu’une loi a récemment été promulguée visant à contraindre les enfants à visiter leurs parents au moins deux fois par an et à prendre soin d’eux. C’est un bouleversement et un renversement de valeur du concept de rite dans son rapport au concept de Droit. Cela correspond aussi à un réel malaise dans la société actuelle qui voit se multiplier les situations de maltraitance ou de graves négligences d’enfants à l’égard de leurs parents âgés.


C’est donc par des comportements adéquats, conformes à la raison des choses, que se forge un être moral doué de la vertu cardinale d’humanité (le ren confucéen 仁). Dans un monde ainsi ritualisé, le sacrifice et sous sa forme mineure le don est de première importance dans les rapports sociaux, c’est une constante qui ne s’est pas démentie. Les prescriptions rituelles de piété dans la société traditionnelle faisaient de l’amour parental un don écrasant rendant infinie la dette des enfants. Dans ses remarques sur psychanalyse et langue créole, Charles Melman soutient que « ...c’est le sacrifice qui ménage dans la langue le lieu Autre, le lieu réel, lieu d’abri de l’ancêtre ou des ancêtres. » et un peu plus loin je pense pertinent d’extraire sa phrase d’un autre contexte dans lequel elle s’inscrit « …le Réel, est le lieu de recel, la maison de l’ancêtre… » [23]. Ce réel n’est pas situé dans une transcendance, une sphère du divin séparée des hommes, il est présent par l’incarnation de l’ancêtre dans la personne du fils consacrée par le rite funéraire.

Les origines de la langue nationale chinoise (dite guo yu 國語) dans son lent façonnage en constante interaction avec l’écrit, ne montre-t-elle pas de manière exemplaire cet effort à « retrouver cette langue de l’ancêtre » ? L’orthopraxie du rite cherche à corriger les mœurs parallèlement à la recherche des nominations correctes (zheng ming 正名) qu’il s’agit de retrouver et de se réapproprier. Toutes les paroles et pensées adressées par le sujet du rite au lieu de l’Autre restent inscrites mais sur un mode clivé que détermine un puissant refoulement.


Associer aussi étroitement geste et langage, rite et écriture ne peut manquer d’évoquer ce que Lacan a pu dire un peu mystérieusement dans le séminaire Les non-dupes errent à propos de certaines langues, dont la langue chinoise, « moins imaginaires que les nôtres […] » en disant de celles-là que « c’est sur le nœud qu’elles jouent ». N’est-ce pas de cette consubstantialité entre réel du geste bouclant l’unité d’une forme signifiante à travers les différentes phases de son accomplissement et matérialité signifiante du langage dont il est ainsi question ? Cette conception de la langue ne peut que faire écho à ce qu’il y a de l’écrit dans la parole et c’est bien là l’hypothèse majeure dont se soutient la psychanalyse rejoignant, tout au moins par cet aspect-là, une conception du langage propre à la culture chinoise [24]. C’est un credo d’une des premières écoles de psychanalyse de l’ère post-révolution culturelle en Chine fondée par le psychanalyste chinois Huo Da Tong dans un département de l’université de Chengdu. Celui-ci va jusqu’à affirmer : L’inconscient est structuré comme l’écriture chinoise [25].


L’écriture chinoise n’est pas comparable à un système alphabétique cherchant à reproduire au plus près les articulations phonématiques de la langue, elle s’est constituée « par le détour de la fabrication d’une véritable langue graphique » (cf. les travaux de Léon Vandermeersch). Cette langue, le wen yan 文言 a servi pendant des siècles aux lettrés, héritiers des spécialistes de l’art divinatoire et du pouvoir politico-administratif de l’écriture qu’ils avaient inventée. Cette langue graphique, qui ne servait nullement à se mouler sur l’oralité de la parole, beaucoup plus concise et maniant à la perfection l’art de l’allusion et de la citation, fut utilisée dans l’écrasante majorité des différentes formes littéraires, et ce jusqu’à ce qu’elle soit remplacée par la langue dite vulgaire au début du XXe siècle. Le ritualisme divinatoire qui a présidé à la lente formation de cette langue graphique a profondément marqué la culture de son empreinte. La fameuse voie (dao 道), ce cheminement qu’exemplifie l’homme sage, figure centrale de la culture chinoise, est balisée par les traces dites réelles ou correctes — les deux sens se superposent — (zhen ji 真迹) inventées et transmises par les figures tutélaires des rois dits légendaires. Être capable d’une observation attentive aux choses ténues, aux indices les plus subtils caractérise la mentalité divinatoire soucieuse de l’appréhension correcte (zheng ) des transformations à venir. La quête porte donc sur un objet fondamentalement absent. L’origine divinatoire de la rationalité déductive se marque aussi dans la médecine traditionnelle : le médecin interroge, met en évidence (zheng ) [26] une réalité qui se lit par les figures qu’elle donne à voir (xiang ). Il est courant de rapprocher la gouvernance des hommes à l’art thérapeutique du médecin, le même mot (zhi ) prenant selon le contexte les deux sens.


Culturalisme, universalisme et psychanalyse

Le culturalisme n’est certes pas une bonne option pour la transmission de la psychanalyse. Si la clinique analytique se base sur la découverte d’un savoir inconscient regardant tout sujet dans son rapport à une vérité qu’il refoule de structure et ce quelles que soient ses spécificités culturelles, n’y a-t-il pas là un message qui dépasse toute appartenance culturelle ? La psychanalyse s’introduit en Chine à un moment ou de puissants courants identitaires en lien avec la tradition se font jour. Le modèle d’une société dans laquelle la fonction du rite s’érigerait en modèle en opposition au Droit tel qu’il est conçu dans les sociétés occidentales vire parfois à l’antagonisme dont la psychanalyse pourrait faire les frais si sa conception de l’ordre symbolique n’en tient pas compte. Le cadre d’une cure analytique s’établit de par l’association libre, il n’y a pas de sujet de l’inconscient sans une reconnaissance accordée à tout sujet, de la jouissance de ce droit. Si la liberté de parole n’est pas encore garantie dans l’espace public, les progrès accomplis ces trente dernières années sont sensibles en regard d’une société qui a toujours eu une conception autoritaire du pouvoir politique.

Le sujet de l’inconscient est bien celui de la science comme l’a affirmé Lacan, il intéresse en ce sens tout autant la Chine qui vit de plein fouet tous les bouleversements qui en résultent. Pour que le discours analytique puisse prendre pied encore faudrait-il admettre que le discours de la science lorsqu’il ignore la dimension de l’inconscient ne fait droit qu’au savoir du Maître qu’il sert, ou si l’on accepte cette logique lacanienne des discours [27], au discours universitaire qui substitue au Maître comme agent un savoir impersonnel et universalisable. Le savoir ne peut dès lors plus être conçu que comme devant être transparent et entièrement transmissible laissant de côté toute vérité du singulier dans son rapport au désir et au savoir en tant qu’il est marqué du refoulement. Ce dernier cas de figure définit bien le contexte dans lequel la psychanalyse est tolérée actuellement en Chine, il répond sans doute mieux au modèle de la transmission du savoir traditionnel dans lequel l’enseignant est peu ou prou assimilé à la figure du Maître [28]. Donner au sujet une chance d’en savoir un peu plus sur le symptôme dont il se fait serf à son insu impose une logique de séparation des discours qui fasse place au désir comme agent et moteur de ses motivations, sans vouloir immédiatement le mettre au pas d’un savoir qui lui fermerait toute autre possibilité d’accès à sa vérité singulière.

Il y a en Chine une forte demande adressée à la psychanalyse, on peut le ressentir dans les différents séminaires et colloques qui sont organisés. L’écueil d’une transmission qui se baserait sur un enseignement qui soit purement théorique, sans aucun contrôle de la manière dont il est reçu de par la barrière de la langue est déjà grand et d’autant plus que la terminologie analytique chinoise est un véritable chantier, les concepts nouvellement forgés parfois approximatifs. Une vague culturaliste associée à un nationalisme toujours très sensible pourrait bien compromettre l’assimilation par la Chine d’une psychanalyse qui a encore peine à être considérée autrement qu’un savoir technique occidental qu’il faut joindre à d’autres compétences techniques psychothérapeutiques [29]. D’autre part la formation des analystes nécessite autre chose que de courtes sessions de formations, celles-ci peuvent cependant montrer tout l’intérêt d’en passer par une cure personnelle, si ce n’est déjà fait, à condition de mettre l’accent sur l’importance du dire et en premier lieu celui de l’écoutant sans omettre la place de laquelle il s’autorise. L’écoute du sujet, sans se soucier de la “face” et de sa censure, engendre un mouvement transférentiel qui peut virer à l’amour passionnel, les supervisions cliniques donnent souvent l’occasion de s’en rendre compte. Cette forme de résistance qui est aussi un moteur de la cure concerne beaucoup de thérapeutes qui s’y trouvent empêtrés. Ils viennent chercher dans la psychanalyse un discours qui puisse les aider.

La modernité initiée depuis la chute de l’empire et celle de sa bureaucratie céleste qui l’a précédée de peu, et encore plus la postmodernité qui marque l’entrée dans la mondialisation avec ce qu’elle provoque de redéfinitions identitaires, viennent rompre un credo ancré depuis des millénaires : celui d’une Chine au centre d’un monde organiquement articulé comme un grand corps anthropocosmique. Freud comparait la découverte de l’inconscient dans les méandres de notre nature langagière, à une découverte aussi importante que celle qui remettait en cause une Terre disposée par une lecture dogmatique et dévote, au centre du système solaire. Gageons que le sujet chinois se fera aussi lecteur de ce Réel qui, de s’écrire dans nos vies, ne cesse.



Didier De Brouwer                                                                              Bruxelles le 19 mars 2016

didier.debrouwer@skynet.be

Entre société rituelle et individualisme post-moderne :

quelle place pour la psychanalyse en Chine ?


Didier De Brouwer


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[1] cf. Deep China, the Moral Life of the Person, What Anthropology and Psychiatry Tell us About China Today. Collectif d’auteurs rassemblé par A. Kleinman, University of California Press. 2011.







































[2] Chicharro G., Le fardeau des petits empereurs, p. 85 et suivantes, Nanterre, société d’ethnologie 2010. Ces constatations glanées par l’anthropologue sont corroborées par les narrations recueillies lors de supervisions cliniques.






















[3] En chinois 小皇帝 xiao huang di.










[4] cf. l’article consultable en ligne de Gladys Chicharro-Saito, Le fardeau des petits empereurs. Etudes Chinoises, vol. XXIV (2005).




























[5] Cadeau se dit en Chinois 禮物 li wu littéralement objet rituel.





[6] Vandermeersch L., Les Deux Raisons de la Pensée Chinoise, p. 174, Ed. Gallimard.









[7] Cette intéressante thèse est celle de Jean Levi dans l’article cité dans la note suivante.


[8] Levi J., « Langage, rite et écriture », in Paroles à dire, paroles à écrire, p. 158 , Edition de l’Ecole des Hautes Etudes en Science Sociale. Paris 1997.


[9] Harmonie en chinois 和諧 he xie baptise les fuselages rutilants des TGV qui sillonnent la Chine de leurs lignes de plus en plus nombreuses.



[10] cf. l’article téléchargeable de Rainier Lanselle : Le sujet chinois dans la demande de la psychanalyse, sur ce site.








[11] Billeter J.-F., Notes sur Tchouang-tseu et la philosophie.p.36 – Ed. Allia, 2010.



































[12] Levi J., Les fonctionnaires divins, p. 147, Editions du Seuil 1989.




[13] Ouvrage de J. Watson et E. Rawski cité par Anne Cheng dans un de ses cours au Collège de France, disponible en ligne.


[14] Pour ceux qui s’intéressent à la question cf. la présentation du livre de J. Thoraval et S. Billioud, Le Sage et le Peuple avec M. Godelier et A. Cheng : http://cecmc.hypotheses.org/27150






[15] Cité de J. Levi dans Langue, rite et écriture. Ouvrage coll. « Paroles à dire, paroles à écrire ». Ed. de l’école des hautes études en sciences sociales. 1997


[16] Le lien des textes canoniques attribués au personnage historique est remis en question par les analyses textuelles de l’école américaine.











[17] Idem


[18] Rite 禮 et rationalité 理.


[19] Vandermeersch L., Wang Dao ou La Voie Royale, tome II p. 267. Publication de L’E.F.E.O. Paris 1980.












[20] Freud S. (1925). « La négation », in Résultats, idées, problèmes, II, Paris, PUF, 1985.





[21] Lauwaert F., Le meurtre en famille, parricide et infanticide en Chine (XVIIIe-XIXe siècle), plus particulièrement p. 166 et suiv., Ed. Odile Jacob, 1999.
































[22] idem




























[23] Melman C., Lacan aux Antilles, entretiens psychanalytiques à Fort-de-France, p. 68, Ed. Erès 2014.

























[24] Sur le désintérêt de la question de la langue que manifeste le monde des lettrés, cf. Jean Levi, La Chine romanesque, p. 34 et suivantes, Seuil 1995.


[25] cf. ce site web Lacanchine.




















[26] Il y a une grande proximité terminologique entre symptôme et symbolique, l’un se traduisant 徵象 zheng xiang et l’autre 象徵 xiang zheng. Sans connaître le chinois on peut voir que la différence tient dans la permutation déterminant déterminé entre des caractères identiques dans les deux concepts.























[27] Lacan J. (1969-1970). L'envers de la psychanalyse, Le Séminaire livre XVII, Paris, Éd. du Seuil, 1991.


[28] L’enseignant, y compris dans des sessions de formation postuniversitaires se voit gratifié du terme de lao shi 老師, expression de la langue courante dont le sens frappe cependant quand on y est moins familier. Il signifie littéralement vieux maître.









[29] cf. l’ouvrage pionnier de Philippe Porret, La Chine de la psychanalyse, Ed. Campagne Première, 2008.