Présentation du séminaire du Jeudi 16 octobre 2008 - 21 heures





Compte tenu de la sortie en librairie du livre de Philippe Porret : « La Chine de la psychanalyse », je centrerai le séminaire du 16 octobre sur une critique d’un chapitre du livre, p. 190-191. Critique dans la mesure ou je suis en désaccord avec son analyse de la lecture (qui serait fautive) par J. Lacan d’une phrase de Mengzi, lecture que l’on trouve dans le séminaire « chinois » : D’un discours qui ne serait pas du semblant (1970).


孟子曰:天下之言性也,則姑而已矣。故者,以利為本。


Alors voilà comment s'énonce cet exergue. Comme je vous l’ai déjà montré au tableau la dernière fois, ceci désigne le ciel, ça se lit :   tiān tiānxià 天下 c'est : sous le ciel. « Tout ce qui est sous le ciel », ici c'est un déterminatif, zhī , il s'agit de quelque chose qui est dessous le ciel. Qu’est-ce qui est dessous le ciel ? C'est ce qui vient après. Ce que vous voyez là n'est autre chose que la désignation de la parole : que dans l'occasion, nous énoncerons yán . Yán xìng 言性 je l'ai déjà mis au tableau la dernière fois, en vous signalant que le xìng , c'était justement un des éléments qui nous préoccuperont cette année pour autant que le terme qui en approche le plus, c'est celui de la nature. Et yě est quelque chose qui conclut une phrase, sans dire à proprement parler s'il s'agit de quelque chose de l’ordre de ce que nous énonçons « est », « être », c'est une conclusion, ou disons une ponctuation. Car la phrase continue ici puisque les choses s'écrivent de droite à gauche, la phrase continue ici par un certain zé 則 [则] qui veut dire « par conséquent » et qui en tout cas indique le conséquent. zé gù'ér yǐyǐ 則故而已矣 Alors voyons donc ce dont il s'agit. Yán ne veut rien dire d'autre que « le langage ». Mais comme tous les termes énoncés dans la langue chinoise, c'est susceptible aussi d'être employé au sens d‘un verbe. Donc ça peut vouloir dire à la fois la parole et ce qui parle, et qui parle quoi ? Ce serait, dans ce cas, ce qui suit, à savoir xìng , « la nature », « ce qui parle de la nature sous le ciel », et yě serait une ponctuation. Néanmoins, et c'est en cela qu'il est intéressant de s'occuper d'une phrase de la langue écrite, vous verriez que vous pourriez couper les choses autrement et dire : la parole, voire le langage, car s'il s'agissait de préciser la parole, nous aurions un autre caractère légèrement différent, à ce niveau tel que donc qu'il est écrit, ce caractère peut aussi bien vouloir dire parole que langage. Ces sortes d’ambiguïté sont tout à fait fondamentales dans l'usage de ce qui s'écrit très précisément et c'est ce qui en fait la portée puisque, comme je vous l'ai fait remarquer au départ de mon discours de cette année et plus spécialement la dernière fois, c’est très précisément en tant que la référence quant à tout ce qui est du langage est toujours indirecte que le langage prend sa portée. Nous pourrions donc dire aussi : le langage, en tant qu’il est dans le monde, qu’il est sous le ciel, le langage, voilà ce qui fait xìng , « la nature », car cette nature n'est pas, au moins dans Meng-Tseu n'importe quelle nature, il s'agit justement de la nature de l'être parlant, celle dont, dans un autre passage, il tient à préciser qu'il y a une différence, entre cette nature et la nature de l’animal, une différence, ajoute-t-il, pointe-t-il, en deux termes qui veulent bien dire ce qu'il veut dire, une différence infinie et qui peut-être est celle qui est définie là. Vous le verrez d'ailleurs, que nous prenions l'une ou l'autre de ces interprétations, l'axe qui va se dire comme conséquent n'en sera pas changé. zé 則 [则], donc, c'est « en conséquence ». En conséquence… gù en conséquence c'est ici gù , c'est « cause », car cause ne veut pas dire autre chose, quelle que ce soit l’ambiguïté qu'un certain livre, un certain livre qui est celui-ci : Mencius on the mind, à savoir un livre commis par un nommé Richards qui n'était certainement pas le dernier venu, sont les deux chefs de file d'une position née en Angleterre et tout à fait conforme à la meilleure tradition de la philosophie anglaise, qui ont constitué au début de ce siècle la doctrine appelée logico-positivisme dont le livre majeur s'intitule The meaning of meaning. C'est un livre auquel vous trouverez déjà allusion dans mes Ecrits, avec une certaine position dépréciative de ma part. Meaning of meaning veut dire le sens du sens. Le logico-positivisme procède de cette exigence qu'un texte ait un sens saisissable, ce qui l'amène à une position qui est celle-ci qu'un certain nombre d'énoncés philosophiques se trouvent en quelque sorte dévalorisés au principe, du fait qu'ils ne donnent aucun résultat saisissable quant à la recherche du sens. En d'autres termes, pour peu qu'un texte philosophique soit pris en flagrant délit de non-sens, il est mis pour cela même hors de jeu. Il n'est que trop clair que c'est là une façon d'élaguer les choses, ce qui ne permet guère de s'y retrouver, car si nous partons du principe que quelque chose qui n'a pas de sens ne peut pas être essentiel dans le développement d'un discours, nous perdons le fil tout simplement. Je ne dis pas bien sûr qu’une telle exigence soit de procédé. Mais que ce procédé nous interdise en quelque sorte toute articulation dont le sens n'est pas saisissable, c'est quelque chose qui par exemple n’aboutira que… à ceci par exemple que nous ne pourrons plus faire usage du sens. soit pris en flagrant délit de non-sens, il est mis pour cela même hors de jeu. Il n'est que trop clair que c'est là une façon d'élaguer les choses, ce qui ne permet guère de s'y retrouver, car si nous partons du principe que quelque chose qui n'a pas de sens ne peut pas être essentiel dans le développement d'un discours, nous perdons le fil tout simplement. Je ne dis pas bien sûr qu’une telle exigence soit de procédé. Mais que ce procédé nous interdise en quelque sorte toute articulation dont le sens n'est pas saisissable, c'est quelque chose qui par exemple n’aboutira que… à ceci par exemple que nous ne pourrons plus faire usage du discours mathématique dont, de l'aveu des logiciens les plus qualifiés, ce qui les caractérise, c'est qu'il se peut que dans tel ou tel de ces points nous ne puissions plus lui donner aucun sens, ce qui ne l'empêche pas précisément d'être, de tous les discours, celui qui se développe avec le plus de rigueur. Nous nous trouvons d'ailleurs de ce fait en un point qui est tout à fait essentiel à mettre en relief concernant la fonction de l'écrit. Donc c'est de gù qu'il s'agit, c'est de gù qu'il s'agit et en tant que yǐwéi 以為 [以为]. Car je vous ai déjà dit que ce wei [为] peut dans certains cas vouloir dire « agir » ou voire même quelque chose qui est de l'ordre de « faire », encore que cela ne soit pas n'importe lequel.

Yǐ ici a le sens de quelque chose comme « avec », et ce « avec » que nous allons procéder, comme quoi ? Comme lì : c'est ici le mot sur lequel je vous pointe ceci que lì , je répète, que ce lì qui veut dire « bien, intérêt, profit ». Et la chose est d'autant plus remarquable que précisément Mencius, dans son premier chapitre, se présentant à un certain prince, peu importe duquel de ceux qui constituaient alors les royaumes dits par la suite être les royaumes combattants, se trouve auprès de ce prince qui lui demande des conseils, auprès de ce prince marquer que s’il n’est pas là, c’est pour lui enseigner ce qui fait notre loi présente à tous, à savoir ce qui convient pour l'accroissement de la richesse du royaume et nommément pour ce que nous appellerions la plus-value. S'il y a un sens comme ça qu'on peut donner rétroactivement à lì , c'est bien de cela qu'il s'agit. Or c'est bien là qu'il est remarquable de voir que ce que marque en l'occasion Mencius, c'est qu’à partir donc de cette parole qui est la nature, ou si vous voulez de la parole qui concerne la nature, ce dont il va s'agir, c'est d'arriver à la cause, en tant que la dite cause, c'est lì . zé gù'ér yǐyǐ 故而已矣 ce qui veut dire : -gù'ér 故而 est quelque chose qui veut à la fois dire « comme et » et « comme mais » - ér yǐyǐ 而已矣: « c'est seulement ça ». - Et pour qu'on n'en doute pas, le yǐ qui termine, qui est un yǐ conclusif, ce yǐ 矣 a le même accent que « seulement », « c'est yǐ 矣 et ça suffit ». C'est là que je me permets en somme de reconnaître que pour ce qui est des effets du discours pour tout ce qui est dessous le ciel, ce qui en ressort n'est autre que la fonction de cause en tant qu'elle est le plus-de-jouir.



Je cite en regard de ce texte de J. Lacan, l’analyse par P. Porret de la phrase de Mengzi (孟子曰言性也) et les conclusions générales qu’il en tire sous la nomination d’une idéologie.

Il m’importe d’en faire la critique, car son analyse pourrait s’étendre aux lectures que je m’autorise aussi bien de textes de Mengzi, que de Lu Xun, lectures que je considère comme « psychanalytiques » et qui furent taxées non pas fautives mais, pire d’« élucubrations ». Tout le reste du livre de P. Porret fera référence comme d’ailleurs ses livres précédents dont je recommande à tous la lecture.


Voici le texte de Philippe Porret :

Le chinois, un support imaginaire pour Lacan ?

Le dialogue entre Lacan et François Cheng accompagne ainsi les années où le premier fait le plus directement référence au chinois dans ses séminaires ; le second est sommé de veiller au sérieux de l'affaire : la capacité de Lacan, écrit Cheng, “de soulever des interrogations, d'avancer des interprétations hardies, s'accompagne d'une grande humilité devant les faits. Il ne cessait de me mettre en garde : "Ne cherchez pas à abonder dans mon sens" ; "Si ce que j'avance est fantaisiste ou absurde, dites-le moi". Il lui arrive aussi de m'expliquer un peu sa propre théorie ; il a l'habitude d'ajouter : "En principe, cela fonctionne ainsi, n'est-ce pas ?" ». Il peut paraître étonnant aujourd'hui de reconsidérer ces années de dialogue intellectuel privé entre un psychanalyste qui marqua son temps et révolutionna la psychanalyse, et un académicien dont on ne songerait pas à mettre en doute sa connaissance de la Chine. Pourtant plusieurs sinologues expriment un scepticisme à chaque fois que j’évoque la connaissance du chinois par Lacan à travers cette collaboration privée. A Chengdu, on me laissa entendre une nette désapprobation quant à la façon éminemment trop classique par laquelle Lacan parlait de la Chine1. Et le fait est que de nombreuses erreurs se signalent dans le séminaire “chinois”, la plupart ne sont pas dues à Lacan mais émanent de l'éditeur : erreurs de translittération de caractères pour la plupart. Par contre, la traduction d'un texte de Mencius2 semble plus que contestable, et relever, selon un sinologue, d'une méconnaissance des règles de base du chinois classique. Celle-ci concerne-t-elle Lacan, ou celui qui cheminait avec lui ? C'est une question difficile. L'exemple de cette méprise se trouve dans le chapitre IV, “L'écrit et la vérité ", du séminaire XVIII, D'un discours qui ne serait pas du semblant ; dans celui-ci3 J. Lacan chemine mot à mot avec une phrase de Mencius, 天下之言性也, qu'il traduit finalement, “en tant qu'il est dans le monde, qu'il est sous le ciel, le langage, voilà ce qui fait hsing4, la nature”. Rainier Lanselle, qui enseigne le chinois classique, considère cette traduction comme fallacieuse, pour des raisons de pure syntaxe5; la signification de cette phrase est la suivante : « Pour ce qui est de s’entretenir de la nature [humaine, des choses, etc.], de façon générale, ça n’est rien qu’une question de causalité originelle.”. Séraphin Couvreur6 traduisit pour sa part ce même passage 孟子曰天下之言性也則故而已矣故着以利為本 : " Meng Tzeu (Mencius) dit : Partout sous le ciel, quand on parle de la nature, on veut parler de ses effets naturels. Les effets naturels ont d'abord cela de particulier, qu'ils sont spontanés7". " Détail ? Pas tant que cela, au sens où elle amène peut-être à reconsidérer pas seulement l'état des connaissances en chinois de Lacan, mais plutôt l'orientation idéologique qui était la sienne au moment où il s'intéressa au chinois. Son intérêt pour Mencius, dont le livre constitue l'un des Quatre Livres de la tradition confucianiste, ne dispense pas d'un repérage historique, qui manque, dans la présentation de Lacan, et qui lui vaudrait peut-être le même type de débat qu'aujourd'hui entre Jullien et Billeter par exemple… Chine intemporelle, Chine culturelle ? Pourquoi négliger aussi l'histoire, la place que tint Mencius, et surtout qu'on lui fit tenir, bien après sa mort, au moment de la dynastie des Song (960-1279) et de l'avènement d'une nouvelle classe économique d'où sortiront les lettrés ?

Il est regrettable, constate Lanselle, que « le chinois serve parfois à Lacan de support imaginaire ; il ne tient pas compte, dans la façon dont il met en avant Mencius de ce à quoi cette pensée a servi, au moment où il réapparaissait : les Song, sous la pression historique de menaces extérieures, ont réaffirmé l'espace intérieur, et ont besoin d’une morale du pouvoir au service de l’Empereur, et qui mettent à l’écart l’influence du boudhisme, présenté comme une influence étrangère. Mencius sera ainsi sorti de l’oubli où il sommeillait depuis des siècles, et utilisé pour mettre en avant une sinitude qui va se figer dans la langue : le guwen 古文, cette nouvelle manière d’être Chinois en parlant chinois, c’est-à-dire la langue des anciens. C’est ce support au pouvoir et tout le système des lettrés qui se trouve amené par Mencius, et que Lacan et son instructeur ne considéraient pas[...]8




La désapprobation visait essentiellement F. Cheng, coupable aux yeux de ses compatriotes d'être infiniment trop classique, c'est-à-dire d'ignorer la Chine moderne (d'après 1911), d'être confucéen, autrement dit de participer à l'immobilisation de la Chine dans la morale, et d'être trop étranger à la culture scientifique en général et aux mathématiques en particulier, pour saisir quelque chose de ce que Lacan nomme le symbolique.
380-289 av. J.-C.
Pages 57-58.
Xing, en pinyin. Joke de Lacan (faire signe) ?
Comme nous l'explique Rainier Lanselle, le n'est pas utilisé comme point final, et le 之 interposé entre un nom et un verbe dont ce nom est le sujet nominalise la proposition, la thématisant en vue d'une explicitation donnée dans la proposition qui suit. Prendre 也pour une terminaison de phrase (son rôle le plus habituel) est ici injustifié : dans le cas présent, il s'agit d'un marqueur de fin de position, soit l'équivalent d'une virgule, non d'un point. Or ici la phrase, à l'évidence, ne se termine pas à cet endroit-là. Cette erreur structurelle de grammaire entraîne Lacan, à la suite de son instructeur de chinois, à prendre erronément un mot (yan 言) pour un substantif (“langage "), alors qu'il s'agit ici d'un verbe (“parler de" : en l’occurrence “parler de la nature”) ; erreur grammaticale du reste redoublée d’une erreur sémantique, 言 yan comme substantif ne signifiant de toute façon pas “langage" (sens réservé à yu 语) mais “parole".    
Les Quatre Livres, Œuvres de Meng Tzeu, tome IV, traduit par Séraphin Couvreur (1835-1919), Les Humanirés d'Exrrême-Orient, Cathasia, série culturelle des hautes études de Tien-Tsin, Les Belles lettres, Paris. Séraphin Couvreur (1835-1919) est un père jésuite. Son dictionnaire chinois classique-français est célèbre car il a traduit un grand nombre d'œuvres littéraires, poétiques ou philosophiques de la Chine ancienne.
Un véritable lecteur connaisseur de Lacan qui a toute mon estime pour le sérieux de son enseignement quant à la Chine aborde ainsi le même passage : “considérer la muliplicité des traductions de cette citation, surtout dans sa dernière partie, des libertés prises par chaque traducteur par rapport au "mot-à-mot", on est de plain-pied confronté à l'ambiguïté de cette écriture. On est au plus près de ce langage auquel se réfèrent Mencius et Lacan, un langage qui n’est pas celui des scientifiques et des linguistes. J'ose présentement avancer ma reformulation de la lecture de Lacan : "et ce discours à propos de la nature yan xing 言性 a des effets. ça fait qu'il y a du profit Ii,利, du plus-de-jouir. Or, c'est en raison yi 以 de ce plus de jouir que le donné originel gu 故 racine, prend zhe appui wei ben. C'est en cela que ce plus-de·jouir Ii 利 fait fondement ben 本 et cause gu 故. Partout tian xia, quand l'homme parle yan de sa nature xing 性, il affirme par ce fait même que cette nature est fondée par le langage yan 言 En tant qu'il est dans le monde, le langage fonde la nature de l'être parlant. Il s'impose ze qu'il ne s'agit que eryi 而已 de ce qui était avant l'action, le donné originel gu 故. Voilà yi ! “Les italiques sont de nous.
Rainier Lanselle, entretien inédit.


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