On ne s’étonnera pas, à partir de ce que nous venons d’esquisser, que les caractères chinois puissent être beaucoup plus nombreux que les syllabes présentes dans la langue naturelle. Et ils le sont. Si le mandarin, aujourd’hui, n’utilise pas plus de 450 syllabes différentes − ce qui est d’une grande pauvreté phonologique comparé à n’importe quelle langue indo-européenne −, les plus grands dictionnaires de la langue comprennent jusqu’à plus de 50 000 caractères différents ! Les caractères sont donc, en théorie du moins, en moyenne cent fois plus discriminants que les syllabes de la langue, qui pourtant, rappelons-le, ne sont pas seulement des phonèmes, mais aussi des morphèmes.

Cette richesse a été développée en raison, précisément, de la vénération particulière accordée en Chine à la chose écrite, vénération qui tire son origine de la fonction religieuse de l’écriture. Elle a permis le développement d’une langue faite pour l’écrit, divinatoire d’abord, puis officielle, administrative, rituelle, annalistique, voire littéraire, toujours considérée comme l’apanage d’une classe de spécialistes, gens savants et gardiens de leurs propres privilèges, pris dans une relation avec le pouvoir, et qui n’ont jamais pensé que l’écriture dût être un reflet de la parole. Outillage sacré dès sa naissance, elle est empreinte d’une qualité de reflet des choses et des phénomènes de l’univers qui est beaucoup trop transcendante pour qu’on ait seulement songé à accréditer jamais une quelconque prééminence de la parole humaine. On peut sans doute aller jusqu’à dire qu’en Chine, c’est l’écriture elle-même qui a absorbé une part importante du sentiment religieux. On peut aller jusqu’à se demander si le religieux, ce n’est pas elle. L’écriture chinoise a été ainsi constamment tenue à l’écart de tout ce qui pouvait ressembler au destin des autres écritures de l’ancien monde, qui toutes entrèrent irrésistiblement dans l’orbite du phonétisme, et furent in fine organisé par lui. En Chine, l’écriture court-circuitait l’articulation des mots, autrement dit des signifiants linguistiques, pour faire un bond, de nature religieuse ou parareligieuse, directement vers la représentation des objets de l’univers, dont le nombre et la variété allait se refléter dans les signes ; et comme pour signifier cette coupure, elle allait écrire, véritablement à l’écart de la langue du sujet : en quelque sorte dans une autre langue.


J’ai dit plus haut que la réponse à la question de la présence de la langue dans l’écrit ne pouvait être que paradoxale. Poursuivons, donc, en explorant un autre terme de ce paradoxe. Nous prendrons pour cela en considération la constitution de cet énorme corpus de caractères ayant fini par se constituer en chinois. C’est que nous allons bien y retrouver le phonétisme de la langue, et d’une façon qui pourra apparaître inattendue.

N’est-ce pas un défi à la raison, que là où tous les systèmes graphiques sont allés vers la simplification et la réduction du nombre de signes, le système chinois ait au contraire multiplié ceux-ci ? Et que non content de les avoir multipliés, il les ait multipliés dans des proportions aussi colossales ? Certes tout le monde n’est pas obligé, Dieu soit loué, de connaître les plus de 50 000 caractères existant dans le patrimoine complet des graphèmes. On l’a compris par un exemple donné ci-dessus, la plupart des mots du chinois, qui sont polysyllabiques, résultent de la combinaison de deux ou plusieurs caractères, de sorte qu’un nombre relativement restreint de signes peut entrer, par la combinatoire, dans la formation de mots infiniment plus nombreux. Il n’en reste pas moins qu’un niveau relativement élémentaire de lecture, en chinois d’aujourd’hui, demande la connaissance de pas moins de 2000 signes de base, que 3 000 est une norme plus courante dans le secondaire, et qu’un homme cultivé, ou de niveau universitaire, doit en connaître de 4 à 5 000. Comment peut-on considérer comme viable, aujourd’hui, pour une population dont les individus possèdent des capacités cognitives sont celles de tout un chacun, un système aussi lourd ? N’est-il pas un défi à la mémoire ?

Passons par des exemples.

Si vous observez la suite de caractères suivants :

    份, 芬, 粉, 汾, 紛, 枌, 訜, 忿

vous remarquez facilement que ces caractères possèdent un élément en commun :.

    De même pour les caractères de cette liste :

    侮, 海, 敏, 梅, 悔, 緐, 莓,

où l’élément commun est cette fois : .
L’illustration 6 montre un autre exemple où un même élément graphique () se retrouve dans une série de caractères de lecture identique (présentant cependant, comme il courant, une légère variation − ici entre bao et pao −, fruit de mutations phonétiques advenues sur le temps long).



    Nous remarquons donc que des éléments identiques se « recyclent » dans différents caractères. Ce phénomène est général dans l’ensemble du corpus des sinogrammes.

    Maintenant si nous reprenons notre première liste, en indiquant les prononciations − lesquels incluent les tons, nous obtenons :

    fēn, fēn, fěn, fén, fēn, fén, fén, 忿 fèn.

    Nous comprenons donc que dans ces caractères, l’élément est lié à une lecture, autrement dit qu’il a valeur de composante phonétique. L’apprenant retiendra donc plus facilement ces caractères, puisque d’une part il retrouve à chaque fois un élément commun dans chacun d’eux, et que d’autre part, cet élément commun apporte avec lui un principe d’organisation phonétique.

    Les autres éléments qui composent ces caractères ne seront pas moins familiers à l’apprenant, qui là encore les retrouvera recyclés dans d’autres caractères. Ces éléments s’appellent les « clés », ou « radicaux ». Alors que l’autre élément apporte avec lui son phonétisme, les radicaux sont des éléments classificateurs, qui indiquent, d’une manière plus ou moins vague (et qui, rappelons-le charrie avec elle toute une histoire faite quelquefois de conceptions très autochtones, ou archaïques), le champ sémantique auquel se rapporte le caractère.

    Ainsi :

    Dans fēn, qui signifie "partage", est la clé de « l’homme »

    Dans fēn, qui signifie "parfum", est la clé des « végétaux »

    Dans fěn, qui signifie "poudre", est la clé du « riz »

    Dans fén, qui est le nom d’une rivière, est la clé de « l’eau »

    Dans fēn, qui signifie "embrouillé", est la clé du « fil de soie »

    Dans fén, qui est le nom d’un arbre, est la clé du « bois »

    Dans fén, qui signifie "bredouiller", est la clé de la « parole », de la « langue »

    Dans 忿 fèn, qui signifie "en colère", est la clé du « cœur » (donc des sentiments)


On voit donc que ces champs sémantiques sont cohérents par rapport aux significations de ces caractères.

Nous avons vu plus tôt que certains caractères étaient des pictogrammes, d’autres des idéogrammes. Si elle s’était limitée à de tels types de caractères, l’écriture chinoise n’aurait jamais pu voir se multiplier ses signes commodément : ils auraient été, soit de l’ordre des dessins, soit de l’ordre de combinatoires d’éléments de plus en plus complexe, et le système aurait versé dans une économie inappropriable pour une mémoire ordinaire. Le système graphique chinois a pu multiplier le nombre des signes tout en restant dans une logique suffisamment rationnelle pour être assimilable et transmissible, parce qu’il a fini par reposer essentiellement sur ce type de caractères dits « idéophonogrammes » ou « syllogigrammes », composés grosso modo d’un élément apportant une indication phonétique et d’un autre (la « clé ») apportant une indication de champ sémantique. En fait c’est plus de 80 % du stock des sinogrammes qui est composé de caractères de ce type.



Comme dans le tableau ci-dessous (Ill. 7), on peut donc imaginer un graphique organisé sur deux axes, en abscisse et en ordonnée : sur un axe figurent les éléments « phonétiques », sur l’autre les « clés » : à l’intersection des lignes et des colonnes apparaissent ainsi des caractères à chaque fois bien différenciés, associant deux à deux les éléments présents au démarrage de chaque ligne et de chaque colonne. On imagine qu’avec, d’une part, en abscisse, une ligne de plusieurs centaines de graphes aptes à apporter leur phonétisme, et d’autre part, en ordonnée, une colonne de clés avoisinant les 200 étages, la combinatoire possible devient colossale.


Ce système de création des caractères « idéophonographiques » est ancien, mais fut développé surtout à partir des alentours de l’an 1 000 avant notre ère, par les scribes au service de la nouvelle dynastie, celle des Zhou (r. XIe-IIIes. av. J.-C.), qui s’emparèrent de la royauté vers le milieu du XIe siècle, et « volèrent » aux Shang, qu’ils détruisirent, avec l’autorité royale, cet inestimable bien qu’était l’autorité issue de la possession de l’écriture.
Ils peaufinèrent ainsi celle-ci à relativement peu de frais, multipliant les graphèmes nécessaires à un usage de plus en plus envahissant de l’écriture : plus seulement à des fins de divination, mais pour des documents administratifs, rituels, pour diffuser des ordres royaux, attester du don d’un fief à un vassal (comme dans les exemples ci-contre, Ill. 8 et 9, gravés au fond de vases de bronze utilisés dans des rituels), etc. Alors que sous les Shang on identifie à peu près 4 700 caractères différents, dont 1 800 sont aujourd’hui déchiffrées avec certitude, les Zhou vont les multiplier par milliers.

Ces scribes, qui allaient orienter et organiser cette commode multiplication des graphies, nous font donc assister à cette chose merveilleuse de paradoxe, dans leur utilisation du phonétisme − puisque phonétisme il y avait bien. Dans les écritures anciennes que sont le cunéiforme mésopotamien et le hiéroglyphique égyptien, la découverte des propriétés phonétiques de l’écriture allait aboutir en bonne logique à une rationalisation par simplification des graphies et, surtout, réduction de leur nombre. Ainsi nos 26 lettres sont les descendantes, lointaines peut-être, et bien indirectes, mais incontestables, des quelque 500 graphèmes du suméro-akkadien. En Chine, l’exploitation des mêmes propriétés phonétiques de l’écriture allait conduire aussi à une rationalisation, mais aux effets inverses : celle d’une multiplication exponentielle des signes !

Il y a des raisons complexes, et assez délicates à étudier, pour lesquelles cette parfaite conscience du phonétisme présent dans l’écriture n’a pas abouti, en Chine, à s’en remettre finalement au seul phonétisme pour écrire la langue, au lieu que ledit phonétisme a servi de simple outil d’organisation des graphies, et a même permis de les multiplier. Il est certain qu’une partie de ces raisons est d’ordre magico-religieux. On a évoqué plus haut cette fascination qui a été celle des inventeurs de l’écriture chinoise pour le pouvoir de ces signes, qui, sursaturés de leur première signification divinatoire, étaient imprégnés des mêmes vertus profondes qui habitaient les choses et les êtres peuplant l’univers. Cette première orientation ne devait jamais disparaître. Pour les Chinois, le signe relevait de l’ordre des choses du monde, et non de l’ordre des mots, c’est-à-dire de la langue. Les idéophonogrammes pouvaient bien comporter un élément de la langue, cette caractéristique restait toute secondaire, de l’ordre du simple artefact organisationnel : ce qui était important, et restait intact, c’est que dans leur essence, ces caractères portaient les mêmes vertus magiques, le même pouvoir d’influer sur le réel, des premiers graphes, et au stade ultime, des anciennes craquelures divinatoires, produites par rien moins que les dieux et les ancêtres.

C’est là un point qui nous intéresse, car il nous emmène du côté du rapport, pour le moins incertain, de l’imaginaire et de la ressemblance. L’homme de lettres Cai Yong 蔡邕 (132-192), l’un des premiers à avoir écrit, sous la dynastie des Han, sur l’art calligraphique, demandait ainsi que les caractères d’écritures « ressemblassent à la chose » [de référence de ces caractères] (皆須像其一物), mais ceci, précisait-il, au niveau de la manière dont ils étaient « noués et construits » (jiegou 結構) ; formulation ambiguë qui n’implique pas nécessairement une ressemblance extérieure, de surface, mais fait bien plutôt référence à quelque chose qui est de l’ordre de la structure. Aussi la ressemblance (xiang ), pour être effective, n’a pas besoin de la ressemblance formelle : c’est quelque chose, nous dit ce poète et théoricien de la calligraphie, qui est présent dans le trait calligraphique − et en s’exprimant ainsi, il frayait la voie à un discours qui allait toujours plus ou moins en passer par ce genre d’argument. Cet énoncé ancien est intéressant au regard de ce que nous savons de la fonction distinctive de l’einziger Zug, à savoir la reconnaissance de ce que c’est bien plutôt à travers son absence que l’objet compte, de par son effacement par l’intermédiaire du marquage du trait. Si l’on comprend que le signe graphique fait apparaître la chose en l’effaçant − en raison de la signification sexuelle attachée à la représentation, et donc à son refoulement −, on comprendra tout ce discours que les Chinois ont tenu, dans la tradition, et tiennent aujourd’hui encore, sur cette présence de la chose dans le sinogramme qui l’écrit.
On pourra authentiquement trouver quelque présence de l’animal en question dans le caractère de l’ "oie", tracé ici (Ill. 10) par le grand calligraphe Wang Xizhi 王羲之 (IVe s. AD), Wang Xizhi qui aimait à répéter que c’était l’observation des oies qui lui avait appris l’essentiel de son art. Cette présence dans le logogramme ne passe nullement par le dessin, tout habité qu’il soit par la chose : (prononcé [ɘ]), n’est qu’un idéophonogramme des plus ordinaires avec comme « clé de l’oiseau » et comme élément phonétique − prononcé [ɘ], il correspond au nom de cet animal en chinois, nom qui très probablement n’est à l’origine rien de plus que l’onomatopée de son cri. Idéophonographique, il ne peut par définition « ressembler » formellement à la chose qu’il graphie. Et pourtant, parce qu’il est un signe écrit, il est aussi vrai qu’elle. Les qualités de ce type de sinogramme sont les mêmes que celles des pictogrammes ou des idéogrammes, qui sont les dessins, ou les combinaisons de dessins, des choses. C’est dans cette belle intoxication par la tradition que Michel Foucault peut affirmer que l’écriture chinoise « dresse en colonnes l’image immobile et encore reconnaissable des choses [2] » : c’est faux puisque parmi les caractères chinois n’y en a pas 10 % qui aient à voir avec la forme des choses ; et dans le même temps c’est vrai, en termes de jouissance attachée à la reconnaissance de ce qui transparaît du réel de la chose, malgré l’interdit de la représentation. Cette jouissance est sans aucune doute la part essentielle, prédominante, dans la jouissance attachée, en Chine, à la culture calligraphique.


Si l’on creuse un peu plus avant l’analyse des sinogrammes, on s’aperçoit qu’il y avait d’autres raisons pour lesquelles le phonétisme ne pouvait pas servir à réduire les graphèmes à quelque chose qui fût pour les Chinois, à l’instar des lettres d’un alphabet ou d’un syllabaire, de l’ordre du pur signe, c’est-à-dire de la pure unité différentielle, de nature « arbitraire » ou « conventionnelle ». C’est que derrière le phonétisme se cache également une couche de signification. Celle-ci empêche le phonétisme de s’autonomiser comme relevant d’un ordre des purs signifiants linguistiques vs./ l’ordre de la réalité extérieure au sujet. Ce « décollage », dans le cas chinois, d’un ordre par rapport à l’autre, a été impossible.

Nous pouvons observer ce phénomène à partir du tableau que nous avons déjà examiné (Ill. 7). Nous avons dit à son propos qu’il comportait, en abscisse, un axe phonétique, et en ordonnée, un axe sémantique. Pourtant, reprenons notre colonne des mots prononcés fen. Quand il ne comporte aucune clé, le caractère fēn a le sens de "séparer", "divisé", "épars". Maintenant reprenons les caractères qui comportent cet élément « phonétique ». fēn, "parfum", s’apparente tout à fait légitimement à la rubrique des végétaux , mais un parfum n’est-il pas aussi quelque chose de l’ordre de ce qui se diffuse, se disperse ? fěn, la "poudre", relève du riz , mais c’est aussi, essentiellement, quelque chose où une matière a été brisée, divisée, pulvérisée. fēn,”embrouillé”, de l’ordre du fil de soie , est par nature également de l’ordre du désuni, sans parler de fén, “bredouiller”, qui relève bien de la même désunion, de la même dispersion, quoique cette fois dans le champ du “langage” . Quant à la colère, 忿 fèn, n’est-ce pas une image adéquate que de la figurer comme ce qui disperse, voire, pourquoi pas ? pulvérise, désagrège le "cœur", les "sentiments"  ?

On le voit, l’axe phonétique est aussi un axe sémantique secondaire. Le phénomène révélé par l’exemple donné ici peut être étendu à l’ensemble du corpus des idéophonogrammes, du moins au niveau des étymologies − les significations des caractères peuvent évoluer considérablement au cours des âges, et il est souvent difficile de reconnaître cet axe secondaire, dans l’état actuel du corpus, sans en passer par les étymologies. Dans l’illustration 6, l’élément phonétique bao , apporte lui aussi son sémantisme ; il signifie originellement "embryon", "fœtus", puis "sac", ou "le contenu d’un sac" : de là la notion d’"enveloppe", de "sac", d’"enveloppement", que l’on trouve dans "bulle", "fœtus", "être rassasié", "robe", "prendre dans ses bras", etc. Il y aurait donc un rapport, sinon naturel, du moins implicite, entre le nom et la chose, et contenu dans ce que j’ai appelé cette « seconde couche », plus discrète, de sémantisme, cachée derrière le phonétisme : c’est en Chine, assurément, que Cratyle aurait dû s’adresser, pour trouver des arguments à partir desquels soutenir l’idée que les mots n’ont rien d’une convention… En tout cas, nous pouvons d’ores et déjà émettre une hypothèse : c’est que la présence ressentie de cette « seconde couche » allait bloquer définitivement toute possibilité de considérer le signe − fût-il doué d’une nature phonétique − comme indépendant de la signification : on ne s’engagerait jamais dans la voie d’une sorte de « sécularisation » des phonèmes, prélude à la simplification du système scripturaire. La sacralité de l’écriture chinoise devait certainement être préservée en partie à ce prix.



SUITE ET FIN DU TEXTE                 

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Écriture ou langue graphique ?

Rainier Lanselle


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