Communication faite lors du colloque « Instance de la lettre »

Paris, 19-20 juin 1982

paru dans la revue Littoral n°7/8, février 1983




Tous les jours, nous apprend Jones, Freud sortait faire une promenade qui le menait presque invariablement chez les marchands d'antiquités, chez qui il sacrifiait au « National Geschenkt » au Don National. C'est ainsi qu'il appelait sa coûteuse passion pour des objets - égyptiens, grecs, romains, étrusques, assyriens - qui ont en commun d'émaner des civilisations dont la langue est morte, morte au sens où on n'y accède que par l'écrit. Ajoutons à cette liste le sage chinois qu'Engeiman [1] nous montre, posé sur le bureau, pour remarquer que le chinois, de n'être pas langue morte, est cependant par excellence la langue qu'il faut tracer, qu'il faut écrire, pour la connaître.

Or, les caractères chinois émaillent les séminaires de Lacan, - dans le texte, dans les marges, en exergue, là où la transcription les loge tous, en fait, tracés au tableau et doublant le dire. Contrairement aux présentations topologiques qui déclenchent passions ou aversions chez les lecteurs des séminaires, les calligraphies ne déclenchent rien du tout, elles sont proprement méconnues.

Pourtant, pas plus pour Freud que pour Lacan, l'exotisme n'est de mise, à moins de les mettre au rang de ceux que Victor Segalen nomme les « exotes » ceux que l'exotique apostrophe [2].

Il faut souhaiter que les lecteurs de Lacan se mettent à l'école de Segalen, pour lire par exemple le séminaire du 2 mars 1972 dans Ou pire. Lacan trace cette calligraphie au tableau et il n'en dit rien.


蓋        請

非        拒

也‭        收

        我

        贈


Mais il trace aussi pour la première fois le Nœud Borroméen, en l'assortissant de la formule « je te demande de refuser ce que je t'offre parce que ce n'est pas ça. » fei : « Veuillez recevoir mon offrande. De fait, cela n'est pas » ; fei , trace la calligraphie. « L'espace devant en aval de la plongée dans le blanc est confus d'inconnu ou vide… et d'ailleurs les livres ajoutent le caractère que je connais si bien dans la course au passé « fei », écrit Ségalen [3] ». Et encore « je ne peux plus rien voir en arrière. Je ne sais plus où je vais… je demande assez timidement assez discrètement « où donc est le Heiyen tch'ang ? » On ignore. Le sous-préfet me demande si c'est un homme… Son lettré va me chercher les chroniques locales et me montre simplement le mot “fei” [4]. « La négation “fei, commente Eliane Formentelli [5], sert donc ici, tout en faisant basculer le pas du passage dans celui du néant, à juxtaposer les doublets du passé et du présent, du réel et de l'imaginaire, du rêve et de la rencontre. Simple marqueur logique, elle prend ici aussi, par sa présence dans un contexte de langue française qui la baigne, les valeurs du pas, du passé. du passage… »

Quel effet d'écrit est produit parce , marqueur logique « ne… pas… » [6] se différencierait de l'effet de parole et que Lacan trace avec le Nœud Bo ? Y a-t-il nécessité, pour un analyste, à être un lettré [7], c'est-à-dire rompu à l'art du trait ?

L'écrit contient un acte. Ça a été écrit, L'écrit est un résultat, un reste, où le sens se loge prioritairement, venant masquer l'acte insensé qui a mis en rapport un support et un instrument. Cet acte, ce passage insensé et son impersonnel sujet est à l'œuvre dans la calligraphie, entretenant par-là les plus étroits rapports avec le symptôme, chaque raté du trait venant indiquer que ça s'écrit là où je crois écrire et le ratage venant révéler que le trait a valeur de formation de l'inconscient. Comment faire entendre ceci aux « accidentés que nous sommes, qui avons mis la machine entre le papier et le pinceau ? Tout nous porte à négliger que notre accès au langage est réglé par l'écrit, et lorsqu'on s'efforce de suivre tout de même non cette pente mais cet abrupt, l'acte d'écrire s'efface derrière son résultat.

Pourtant, toute formation de l'inconscient n'a de sens que si l'on part de l'idée que ce qui était programmé, soit fixé par écrit, est autre chose que ce que l'on dit ou que l'on fait.

Par les mots, on peut donner tout sens, il n'y a aucune erreur, l'erreur ne procède que de l'écrit. Par exemple, dans le lapsus suivant où quelqu'un voulant congédier un ami dit « salaud » au lieu de « salut », il n'y a aucune erreur. L'erreur ne procède que du fait que c'était lui dire au revoir qui était supposé programmé, l'insulte devenant alors le témoignage, le signe d'un ratage. C'est ce que Lacan affirme lorsqu'il dit qu'il n'y a pas de lapsus linguae, qu'il n'y a que des lapsus calami, même lorsqu'ils se présentent sous la forme de lapsus linguae [8].

Ainsi, quelle opération de subversion se produit lorsqu'un certain nombre de faits se mettent à faire signe, signe qu'il y a à produire un déchiffrage de ce qui était supposé programmé ?

L'histoire chinoise suivante l'indique. Elle est racontée trivialement comme une « bonne histoire », mais il se trouve qu'elle est doublée en littérature d'un texte, dans la Chronique des Royaumes Combattants (IIIe et IIe siècles av. J.-C.) [9] et qu'elle a aussi produit dans la langue une expression en quatre caractères, pour dire de quelqu'un que c'est un hâbleur, on dit « celui-là, il ajoute des pattes à un serpent ». Si les Chinois « rient » cette histoire alors que les Occidentaux « ne la rient pas » il faut, je crois, y voir le signe que les Chinois entretiennent un rapport direct à l'écrit que les occidentaux alphabétisés et « phonographisés » n'ont pas. Car c'est pourtant une histoire qui « est » le mot d'esprit, d'où certainement son exceptionnelle transmission, littéraire, triviale et proverbiale.

Ceci se passe dans un concours de lettrés visant à recruter des mandarins. Le sujet du concours est de calligraphier le serpent. Ayant terminé sa calligraphie et voulant absolument gagner, un lettré, pour faire la décision, laisse un dernier coup de pinceau parfaire le trait… et perd, puisqu'il vient de tracer un serpent « à pattes », donc un dragon. Hors sujet.

Cette histoire montre le point de non-sens comme appartenant à l'écrit, mais du point de vue du blanc. Dans la performance à accomplir, le lettré s'adressant au jury passe par un instant, un éclair, où le trait qu'il trace fait virer le serpent au dragon, mais dans une solution de continuité puisqu'en traçant le trait, il trace la rupture, la disjonction, la différence entre les deux, et le sens du premier va se perdre dans le traçage simultané du second.

C'est là qu'il y a l'acte même du non-sens.

En reprenant la manière dont Freud positionne la troisième personne dans le Mot d'Esprit, il est notable que la troisième personne agit, dans la production de l'inhibition - il faut qu'elle soit capable de produire l'inhibition - qu'elle décharge dans le rire [10]. Dans cette histoire chinoise, le virement entre le serpent et le dragon est l'instant du trait et c'est aussi l'instant du non-sens, du passage, du pas de sens. Cet acte du trait se différencie de son résultat. Le résultat est raté, le dragon est sans intérêt, le traçage du trait a effacé le serpent, On pourrait ainsi positionner la troisième personne comme un acte, agir dans le non-agir, ce qui dans le Tao est la perfection de l'action,


« Baisser le symptôme d’un cran »

Il y a un trait qui est le bon, qui est « bien écrit » et il y a un trait qui est mal recopié, mal dessiné, raté. Bien écrire est indispensable pour pouvoir discerner, différencier, compter. Pouvoir compter participe du bien écrire, et le ratage est ce qui vient faire symptôme, ce qui vient suggérer que le trait pourrait se lire autrement qu'il n'est lu, en faisant opérer d'autres fonctions du trait que sa seule fonction d'arrimage phonétique. Sous cet angle-là, le symptôme n'est plus seulement dans une dimension métaphorique, celle qui dirait que le dragon avait un sens, mais du côté de la dimension hors sens du « ça s'écrit ».

Comment travailler cette dimension non-métaphorique du symptôme ? [11]

Prenons l'exemple donné par Pascal Vernus dans ce même numéro de Littoral : le nom du Dieu Ptah, en égyptien PTH, peut s'écrire avec le signe du ciel, phonogramme pour P, le signe de la terre, phonogramme pour T, et le signe de l'homme bras levés phonogramme pour H. On lit PTH.

Freud procédait de la sorte, par exemple dans le rêve suivant : « Tout cela aboutit à un Maistollmütz général ». Freud, avec sa patiente lit ; « Maïs-toll-mannstoll (nymphomane) - Olmütz » puis « maïs renferme meissen (une porcelaine de Saxe de Meissen qui représente un oiseau), Miss (l'Anglaise de ses cousins était partie pour Olmütz), mies ; dégoût, mot de jargon juif ».

Et il commente longuement, par exemple dans les Nouvelles Conférences, 11 et 16, [12] qu'il faut chiffrer pour pouvoir déchiffrer, qu'il faut produire un acte de déchiffrement pour pouvoir lire ensuite avec le sens [13].

Mais il y a une deuxième lecture qui peut doubler la première, Reprenons l'exemple de Ptah. « Ces trois signes, nous dit P. Vernus, peuvent être disposés de façon que l'homme debout sur le signe de la terre, supporte de ses bras levés le signe du ciel, d'où un tableau suggérant la séparation du ciel et de la terre, ce qui est précisément l'un des hauts faits du démiurge Ptah. »

C'est ce processus que Freud utilise lorsqu'il introduit le hiéroglyphe du vautour dans Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci. Il en connaît la valeur phonétique MOUT. mais il utilise sa valeur d'image, celle du vautour phallique [14].

Ainsi, pour traiter du fantasme, Freud utilise le hiéroglyphe dans sa valeur iconique.

Outre sa valeur phonétique et sa valeur iconique, le trait a également une valeur qu'on pourrait appeler calligraphique. Ceci rejoint ce que Vernus appelle « plasticité formelle » de l'écriture.

Il faut pour étudier cette valeur ne pas reculer devant la naïveté que suppose, pour nous occidentaux, une telle question : que faut-il pour qu'un trait ne soit pas un gribouillis ?

Les égyptologues avaient l'œil exercé pour reconnaître dans le jeu spatial de l'agencement d’inscriptions d’une écriture nécessitant de monter l'escalier pour déchiffrer les rapports que les murs entretenaient entre eux [15]. Ce n'est en rien un rapport de proportion ou de mesure. Alors comment l'étudier ?

Cette valeur calligraphique du trait est à situer de la fonction d'effacement qu'elle produit, effacement tel qu'il a été introduit plus haut par la petite histoire du lettré et du serpent « à pattes ». Cette fonction d'effacement n'est en rien une nouveauté au regard de la calligraphie, c'est au contraire, pourrait-on dire, sa visée. Effacement, et non absence, produire l'effacement n'est pas ne rien tracer.

L'effacement est étudié en tant que tel et un certain nombre de procédés sont répertoriés par Shitao [16] pour parvenir au suspens :

L'attention centrée sur la scène indépendamment de l'arrière-fond : sur un fond de montagnes séculaires et hivernales se détache un avant-plan printanier.

- L'attention centrée sur l'arrière indépendamment de la scène : derrière de vieux arbres dénudés se dresse une montagne printanière.

- L'inversion : les arbres sont droits, tandis que montagnes et rochers penchent de guingois ; ou bien montagnes et rochers sont droits tandis que les arbres penchent de guingois.

- L'addition d'éléments expressifs : tandis que la montagne déserte et sombre est sans la moindre apparence de vie, ajouter çà et là quelques saules épars, de tendres bambous, un petit pont, une chaumière.

- La rupture : créer un univers qui soit pur de toute souillure de la banalité vulgaire ; montagnes, rivières, arbres ne sont livrés que partiellement, amputés de l'une ou l'autre extrémité ; partout aucun coup de pinceau qui ne soit abruptement interrompu ; mais pour employer cette méthode d'interruption avec succès, il est essentiel de travailler d'un pinceau absolument libre et détaché.

- Le vertige : il s'agit d'exprimer un univers inaccessible à l'homme, sans nulle route qui y mène, telles ces îles montagneuses du Bohaï, Penglai et Fanghu, où seuls les immortels peuvent résider, mais que le commun des hommes ne peut imaginer ; cela c'est le vertige tel qu'il existe dans l'univers naturel ; pour l'exprimer en peinture, il n'y a qu'à montrer des cimes escarpées, des précipices, des passerelles suspendues, des gouffres extraordinaires. Pour que l'effet en soit vraiment merveilleux, il faut faire voir toute la force du coup de pinceau.

Le but à atteindre, c'est que les choses soient à la fois présentes et absentes, la montagne doit être figurée par un contour vide, un arbre amputé de sa ramure, le vide doit être présent, doit être ce que le pinceau met en jeu. Tout ce qui serait complet relèverait d'une perfection vulgaire. Le but de l'effacement est de parvenir au suspens, à l'irrésolution qui est le non-agir, l'acte.

Ajouter çà et là quelques saules épars, de tendres bambous, un petit pont, une chaumière,

- la rupture : créer un univers qui soit pur de toute souillure de la banalité vulgaire ; montagnes, rivières, arbres ne sont livrés que partiellement, amputés de l'une ou l'autre extrémité ; partout aucun coup de pinceau qui ne soit abruptement interrompu ; mais pour employer cette méthode d'interruption avec succès, il est essentiel de travailler d'un pinceau absolument libre et détaché.

- le vertige : il s'agit d'exprimer un univers inaccessible à l'homme, sans nulle route qui y mène, telles ces îles montagneuses du Bohaï, Penglai et Fanghu, où seuls les 'immortels peuvent résider, mais que le commun des hommes ne peut imaginer ; cela c'est le vertige tel qu'il existe dans l'univers naturel ; pour l'exprimer en peinture, il n'y a qu'à montrer des cimes escarpées, des précipices, des passerelles suspendues, des gouffres extraordinaires. Pour que l'effet en soit vraiment merveilleux, il faut faire voir toute la force du coup de pinceau.

Le but à atteindre, c'est que les choses soient à la fois présentes et absentes, la montagne doit être figurée par un contour vide, un arbre amputé de sa ramure. Le vide doit être présent, doit être ce que le pinceau met en jeu. Tout ce qui serait complet relèverait d'une perfection vulgaire. Le but de l'effacement est de parvenir au suspens, à l'irrésolution qui est le non-agir, l'acte.

Dans son commentaire du Traité de Shitao, Pierre Ryckmans fait remarquer à quel point ce n'est pas la peinture mais l'acte du peintre qui est l'os de ce propos, et qu'il s'agit d’une philosophie de l'acte, dans ses références essentiellement taoïstes.

Ce suspens atteint grâce à la fonction de l'écrit, c'est ce qui sous-tend ce que Lacan adresse aux analystes en guise de prescription, en leur disant que çà pourrait leur servir : « apprendre à soutenir une métaphore dont nous suspendions l'action » (10 février 1971) étant entendu qu'il définit le discours analytique comme « rien d'autre que la logique de l'action » (17 décembre 71).

Tracer le trait qui va différencier le serpent du dragon passe par un acte qui disqualifie tout représentant de la représentation, Ceci n'est possible que parce qu'il l'était déjà, ce qu'on peut dire en reprenant le fait que l'écrit est au cœur du langage, ou en notant que cette disqualification toujours déjà là, c'est le refoulement, l'écrit une fois tracé étant retour du refoulé. C'est ce qui est mis en jeu dans toute tentative d'écriture logique du discours.

Mais l'effacement n'est pas la seule propriété de la valeur calligraphique du trait, car la calligraphie entretient avec l'universel et le signifiant un non-rapport qui mérite d'être précisé.

Pour introduire à cette question, j'indiquerai ce que Pierre Soury donnait comme raison de sa décision de ne plus travailler « à deux » avec Lacan. Pierre Soury partait du principe que pour travailler avec Lacan, il fallait mettre au travail l'incompréhension. Pourtant, sur le point suivant, il a jugé que l'incompréhension n'était pas de mise. II utilisait deux nœuds de trèfle comme étant les mêmes, bien qu'il y en ait un des deux qui ait une allure un peu « déformée », et Lacan lui a obstinément posé la question « mais est·ce que ce sont les mêmes ? » Agacé, P. Soury a fini par dire ; « c'est simplement une question de recopiage, c'est mal ».

« Mal dessiné, mal recopié ». La question était d'importance puisque le travail « à deux » en a été stoppé. Or le travail « à deux » menait de la parole sur cette pratique d'écriture. Faut-il avancer alors que ce « mal recopié mal dessiné » mettait en jeu quelque chose qui n'était pas de l'ordre de la parole, non pas comme indicible, mais comme faisant valoir que la lettre se fonderait hors de la loi qui la contient en position de signifiant ?

La topologie contraint à ne pas pouvoir contourner cette question sous-jacente à ce « mal recopié mal dessiné ». Il y a, comme pour Euclide et le triangle, nécessité de tracer. La parole et les petites lettres comme structures localisées du signifiant ne suffisent pas, l'acte de tracer crée la nodalité, la ternarité du nœud. Mais, de plus, il ne s'agit du nœud Bo que si on en fait un modèle, que si on reste dans les registres de l'Imaginaire et du Symbolique, ce n'est Le nœud si on se place du côté du signifiant. Mais si par contre, on évoque un « ailleurs que du signifiant », on trace un nœud, et tracer le trait de Un nœud, c'est faire une présentation. Le trait de 1 efface la représentation de tous, la disqualifie en tant que ne pouvant pas être tracée. Cette fonction du trait toujours unique, singulier, unaire, c'est ce que Lacan appelle « rature d'aucune trace qui soit d'avant » et c'est très exactement à cela qu'il lie le sujet de l'Inconscient.

La difficulté, c'est que pour que la rature soit fixée à la lettre — ou dans la lettre, il faut que la production de la rature, ce un-trait qui vient à la place de tout trait, il faut qu'il soit le même à tout instant [18]. Or actuellement, la théorie mathématique des nœuds n'est pas axiomatisée, et rien ne dit que cette axiomatisation suffirait à fixer cette littéralisation du discours.

On ne peut qu'être frappé par le fait que la calligraphie chinoise, encore une fois, connaisse de longue date cet écrasement de l'universel par le trait. Shitao a construit tout son traité sur la peinture comme reposant sur ce qu'il appelle l'Unique Trait de pinceau [19]. Pas de rajout, pas d'hésitation, pas de trace de l'attaque ou du suspens du trait, la trace doit se faire unique, l'encre épaisse est vulgaire, plus l'encre est claire, plus elle révèle que les traits de pinceau sont invisibles, ce qui permet de dire que l'exploit de la calligraphie, c'est de produire la rature, seule et définitive.

Après Lacan, on peut mettre le signifiant du côté du symbolique et la lettre du côté du réel, le signifiant du côté de l'Universel et la lettre du côté du singulier, le signifiant du côté du tout·homme et la lettre du côté de une-femme.


C'est aussi par la valeur calligraphique du trait qu'on peut aborder la notion que Réel, Symbolique et Imaginaire sont équivalents, ce qui représente une nouvelle manière d'étudier la fonction idéographique des écritures logiques.

Pour écrire les formules de la sexuation, Lacan est parti de l'écriture de base de la fonction f -> x, Homme -> femme, en écrivant précisément qu'on n'était pas autorisé à établir une bipolarité entre Homme et femme, entre f et x. C'était radicalement différent.

Si on abandonne cette différenciation entre le sens de f, le sens de la flèche -> et le sens de x, et si on prend ces trois écritures du point de vue de la calligraphie, hors sens, c'est-à-dire si on les prend du côté de l'illisible, on a une équivalence stricte entre les trois signes,

C'est quelque chose que les poètes connaissent. C'est par exemple les poésies de Ségalen Stèles qui étaient « publiées » dans leur édition originale, sous les proportions exactes (réduites) de la stèle nestorienne de Xian, une longue feuille d'un seul tenant se développant en accordéon, sous deux couvertures de soie et bois de camphrier, cachets de cinabre…


C'est par exemple, Idéogrammes en Chine [21], dans lesquels Henri Michaux [20] en regard de calligraphies illisibles trace un poème qui écrit la création calligraphique.

Ces deux écritures se doublent, sont doublures l'une de l'autre et sont équivalentes du point de vue de leur traçage,


Renvoyons là également à la pratique taoïste des écritures illisibles « fou » décrites par C. Schipper au cours de ce colloque.


Faut-il voir enfin dans le renouveau des Histoires de l'écriture étudiées du point de vue de la calligraphie une prise en compte de ce qu'elle est, une façon, peut-être la seule, d'aborder la question de l'instrument et de son rapport au support du point de vue de l'écrit [22].


En codifiant toutes les catégories de papier, préparations des pinceaux, de l'encre, en étudiant la position des doigts, du poignet, du corps, du geste, de la respiration, la calligraphie donne sa pleine importance à la fonction de l'instrument. La valeur calligraphique du trait apparaît alors comme une possibilité d'aborder par l'écrit la fonction de l'instrument. Par le biais de la mise en rapport de l'instrument et du support, c'est la question de l'acte qui est posée, acte que la calligraphie désigne du suspens, du non-agir, un suspens qui ne procède que de l'écrit, et qui ne vise pas, comble de la vulgarité à imiter la nature, mais qui vise à imiter le geste du créateur.

Ce geste du trait nécessite un partage du corps, une dissociation du poignet et du bras, du souffle et du rythme, de l'immobilité et du bondissement, toutes choses qui obligent à prendre en compte la fonction de disruption, de disjonction qui est le propre de la fonction de l'instrument,


La visée de la performance n'est pas d'atteindre le Beau, ce n'est pas un traité d'esthétique que le Traité sur la peinture, mais, on l'a vu, un traité sur l'acte. Par la disjonction qui est le propre de l'acte, — L'Unique Trait de Pinceau — il s'agit de créer, de produire la transmission du Qi plus ou moins traduit par cœur ou esprit, mais littéralement : le « souffle ».


L'effet du langage, fait d'écriture, est de produire la disjonction Homme-Femme, et le phallus commande, est l'instrument de cette disjonction.

On peut ainsi aborder par l'écrit et la calligraphie l'effet de disjonction qu'opère Ie phallus comme instrument et retrouver par une autre voie cette conjecture de Lacan sur l'origine de l'écriture qu'il situe de la fonction du « pas plus d'un ». Le phallus comme instrument introduit au pas-le-choix, au pas-plus-d'un, introduit au un-trait qui disjoint savoir et jouissance. C'est une disjonction de cet ordre que vise la calligraphie.

 

Bien écrire

Mayette Viltard


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[1] Engelman, La maison de Freud, Seuil.













[2] Victor Ségalen, Notes sur l'exotisme. « L'attitude ne pourra donc pas dans ces proses rythmées, denses, mesurées comme un sonnet ne pourra donc pas être le Je qui ressent… mais au contraire l'apostrophe du Milieu au Voyageur, de l'Exotique à l'Exote qui le pénètre, l'assaille, le réveille et le trouble. C'est le Tu qui dominera », cité par Jean Laude. Introduction à Briques et Tuiles, Fata morgana, 1975.


[3] Victor Segalen, Voyage au pays du réel, Le Nouveau Commerce, p. 57.


[4] lb.p.61.


[5] Eliane Formentli, Regard, espaces, signes, « La marche du cavalier », p. 63, L'Asiathèque,


[6] Dans l'Idiot chinois, KyriI Ryjik commente ainsi ce fei : alors que la négation wu désigne le non·être, la non-existence, la négation fei fonctionne comme antonyme de “shi”: affirmer comme réel, comme conforme à la réalité. et désigne ainsi, non pas le non-être, mais le non-réel, Payot, 1980, pp.85 et 307.


[7] J.Lacan, Écrits. « …comment ne pas exiger de l'oiseleur qu'il soit d'abord un lettré ? », La direction de la cure, p. 641, Seuil, 1966.


[8] J.Lacan, D'un discours qui ne serait pas du semblant, 10 mars 71, inédit.


[9] Je remercie Alain Peyraube d'avoir retrouvé l'origine classique de cette histoire.

























[10] Freud, Le mot d'esprit dans ses rapports avec l'inconscient, C'est un acte dont l'effort est comparé par Freud à lever une armée…, coll. Idées, Gallimard, p. 248.












[11] J, Lacan, « Le symptôme », 13 avril 1973. « Vous vous êtes certainement aperçus qu'il fallait que je baisse le symptôme d'un cran pour considérer qu'il était homogène à l'élucubration de l'inconscient… »




[12] Freud, L'interprétation des rêves, P.U.F., p. 257.


[13] Freud, Introduction à la psychanalyse, Payot.








[14] Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci publié dans les Minutes de la Société de Vienne, Gallimard, et dans la collection Idées, p. 69, « La déesse égyptienne Mout à tête de vautour, figure d'un caractère tout à fait impersonnel, comme le dit Drexler dans le "Roschers Lexikon", fusionnait souvent avec d'autres divinités maternelles… elle fut dotée par les Égyptiens, dans la plupart de ses figurations d'un phallus. »


[15] P. Vernus, « Espace et idéologie dans l'écriture égyptienne », in Écritures, p, 111, Le Sycomore, 1982.


[16] Shi tao, Propos sur la peinture, traduit du chinois, par P. Ryckmans, Institut belge des Hautes Études Chinoises, Bruxelles, 1970.
































[17] J.Lacan, Les non·dupes errent, 21 mai 1974, inédit, transcription de N.Sels.


























































[18] J.Lacan, « Liturazterre », revue Littérature, Larousse.


[19] P.Ryckmans, ib.


[20] « Introduction à Stèles », de Pierre-Jean Rémy, Gallimard, à partir de la thèse de Henri Bouillier, citée par lui dans Regard, Espaces, signes, L'Asiathèque, p. 100.




















[21] Henri Michaux, Idéogrammes en Chine, Fata Morgana, 1975.


[22] Voir par exemple Colene Sirat, Écriture et civilisation, éditions du C.N.R.S, « Il nous semble que certains détails dans l’histoire de l'écriture s'expliquent mieux si l'on prend en considération les divers éléments liés au ductus de l'alphabet, au genre d'écriture, à la position de la main du copiste et à l'adaptation réciproque du support et de l'instrument. »

Ou encore Donad Jackson, « Histoire de l'écriture » : « Le lecteur, pour mieux comprendre cette histoire, retracée dans ces lignes du point de vue du calligraphe. devrait suivre les indications qui peuvent lui permettre de fabriquer et d'expérimenter ses propres instruments de calligraphe ; ainsi saisirait-il mieux les rapports étroits qui existent entre les outils qu'utilise le scribe et l'évolution de la forme des lettres. » Denoël, 1982, ou enfin La civilisation de l'écriture, chez Fayard, 1982. placée sous cette introduction de Barthes : « Écrire n'est pas seulement une activité technique, c'est aussi une pratique corporelle de jouissance. »

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