Si l’on définit la spiritualité comme étant la forme de pratiques qui postulent que,

tel qu’il est, le sujet n’est pas capable de vérité mais que,

telle qu’elle est, la vérité est capable de transfigurer et de sauver le sujet,

nous dirons que l’âge moderne des rapports entre sujet et vérité commence le jour où nous postulons que,

tel qu’il est, le sujet est capable de vérité mais que,

telle qu’elle est, la vérité n’est pas capable de sauver le sujet.

Michel Foucault

(L’herméneutique du sujet, 6 janvier 1982)




une pratique qu’on ne peut pas fonder sur une théorie scientifique

La pratique analytique est une invention d’Eros au temps de la science ; une invention que des jeunes filles paralysées d’amour imposèrent à l’amour du savoir de leur médecin. Ce médecin – Freud –, par esprit scientifique, renonça à la pratique thérapeutique de l’hypnose et se mit, comme elles le lui demandaient instamment, à leur écoute ; il entendit alors, dans le symptôme qui s’adressait à lui, une vérité humaine qu’il désigna du nom d’Œdipe, le héros parricide et incestueux d’un mythe grec. Et il présenta au public la psychanalyse, dont il assuma la paternité, comme une méthode thérapeutique révolutionnaire découlant d’une découverte scientifique tout aussi révolutionnaire, celle d’une région inexplorée de l’homme qu’il nomma « das Unbewusste » (l’inconscient). Il théorisa sa découverte comme il le put, en recourant aux concepts de la philosophie et des sciences médicales (occidentales) de son époque.

Lacan tenta de réactualiser la théorisation freudienne de la pratique analytique en recourant à la méthode structurale de la linguistique (Jakobson) et de l’anthropologie (Lévi-Strauss), avant de renoncer explicitement, le 15 novembre 1977, à chercher à lui donner statut de science – c’est-à-dire à fonder la pratique analytique sur un jeu d’écriture formalisant un réel. Cette « pratique de bavardage », comme il la nomme, ne doit pas son efficace à la justesse d’une théorie dont elle serait l’application technique, elle la doit à la force inconsciente d’un amour dit « de transfert » qu’elle ne manque jamais, et non sans risque, de susciter. C’est pourquoi, il prévient : « La psychanalyse est à prendre au sérieux, bien que ce ne soit pas une science. »

Bien qu’elle ne soit pas une science, la psychanalyse est une expérience de vérité ; quel est donc son rapport au savoir scientifique ? Et quel rapport avec cette autre épreuve de vérité qu’est l’expérience amoureuse ?


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dans le droit fil de l’exigence scientifique

L’anthropologie, discipline sur laquelle Freud, puis Lacan, se sont beaucoup appuyés, a cherché, parallèlement à la psychanalyse, à se conformer à la démarche scientifique ; elle est arrivée, dans cette recherche, à mettre en pleine lumière le paradoxe sur lequel se fonde la science : le savoir sur l’homme qu’elle parvient, provisoirement comme toute science, à écrire n’est pas la vérité du sujet. Lévi-Strauss, dans Tristes tropiques le dit sans détour : « Comme l’Indien du mythe, je suis allé aussi loin que la terre le permet, et quand je suis arrivé au bout du monde, j’ai interrogé les êtres et les choses pour retrouver ma déception ». Quelle déception si ce n’est celle de l’idéal socratique : c’est bien l’impossibilité de « se connaître soi-même » qu’expérimente le savant moderne. Même avec la science qui paraît déchiffrer tous les secrets de la nature, même avec la science l’homme échoue à se connaître.

Tant que la science, avec Galilée, Descartes, Newton, se constituait en puisant ses objets dans la physis – ce grand réservoir pensé par la philosophie occidentale sous la catégorie de Nature –, le savant pouvait conserver cet idéal, et il le faisait précisément en croyant connaître le monde, en se prenant pour la conscience du monde. Quand, au XIXe siècle, il devint lui-même objet de science, l’homme moderne, l’homme de science ne put plus échapper à l’impossible de son entreprise : impossible d’être l’objet de son savoir. Sauf à admettre, ce que fit Freud, cet impossible comme tel : je suis le jouet d’un savoir auquel je n’ai pas accès et qui dit vrai. Les sciences de l’homme qui se constituèrent à cette époque refusèrent d’admettre un tel savoir, l’inconscient freudien ; elles préservèrent la place d’un sujet connaissant le monde et disposant de techniques pour le maîtriser et maintinrent le clivage sujet/objet en incluant l’homme – les autres et soi-même – dans l’objectivité de « l’environnement » (Umwelt).

La psychanalyse, en faisant de l’inconscient – de l’impossible connaissance de soi – le ressort même de sa pratique, destitue ce sujet fondement de « l’humanisme scientifique ». (J’appelle « humanisme scientifique » l’enrôlement de la science au service de la méconnaissance de soi qui fait de l’homme la conscience du monde.) En proposant un dispositif de parole où s’expérimente cet impossible - que Lacan désignait du nom de Réel - elle porte l’exigence de la démarche scientifique au-delà de l’humanisme.


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comme à la limite de la mer un visage de sable (1)


Soutenir que la psychanalyse s’inscrit dans le droit fil de l’exigence scientifique oblige à définir le rapport qu’entretient le psychanalyste à la science.

Longtemps, la science a été prise pour une connaissance plus rigoureuse, et donc plus fiable, que toute autre. Le succès de techniques issues de la physique (l’avion), de la chimie (le plastic), de la biologie (le vaccin) accréditait cette idée : la science transformerait le monde parce qu’elle l’expliquerait mieux que tous les savoirs traditionnels – et elle promet de l’expliquer plus complètement encore. L’explication rationnelle du monde qu’elle promeut serait, à terme, irrésistible : elle renverserait les croyances sur lesquelles, depuis toujours, s’appuient les despotes – qui n’opprimeraient, en dernière analyse, que des ignorants. L’idéal des nations démocratiques – la libre confrontation des idées – est indissociable de cette conviction (formulée par Hegel) que le réel est rationnel, accessible à la raison humaine quand celle-ci se conforme à la méthode scientifique.

Le point aveugle de cette conviction, c’est l’homme lui-même, comme le prouve l’avènement des totalitarismes engendrés au sein même de cet idéal démocratique dès qu’il a été question de faire science, et techniques, de l’homme. L’impuissance de l’humanisme des lumières à résister à l’entreprise de faire science de l’homme oblige (et le psychanalyste fait sienne cette obligation) à revenir sur l’humanisme scientifique, sur la conception qui définit la démarche scientifique comme la tentative – qu’on la croie bonne ou mauvaise – d’expliquer rationnellement le réel, y compris l’homme, et de le dominer par ses techniques.

Qui propose, après Freud et après Lacan, l’expérience psychanalytique à ses contemporains s’oblige donc à soutenir avec le savoir scientifique qui façonne désormais nos vies, et de plus en plus étroitement, un rapport qui ne soit ni celui de la vérité des philosophes, ni celui de la maîtrise des techniciens.


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la valeur universelle de la science n’est ni dans la vérité (toute relative) de ses théories, ni dans l’efficace de ses techniques (toujours menacées de panne)

Il faut revenir pour cela sur l’efficience de la science. Elle surclasse, de fait, à peu près toutes les techniques traditionnelles au moyen desquelles l’homme a cherché à améliorer ses conditions de vie. Comment ? L’exemple de l’avion fait bien saisir le saut que la démarche scientifique opère au regard de tous les savoirs traditionnels incapables de réaliser le rêve d’Icare. Impossible à l’homme en effet, aussi ingénieux soit-il, de vaincre la pesanteur en imitant les oiseaux. C’est en définissant des constantes, des rapports mathématiques entre des entités abstraites (vitesse, masse, gravitation) que le savant moderne a pu déduire logiquement et vérifier expérimentalement qu’il était possible de faire voler du plus lourd que l’air, et qu’on s’est mis à le réaliser techniquement. Faire voler un avion : existe-t-il preuve plus éclatante de la possible maîtrise de l’homme sur son environnement, de la puissance de la raison ?

Là est l’erreur, tragique, de l’Occident – et jusque dans la critique qu’un Heidegger fait de la science dans laquelle il ne voit que le déploiement de la volonté de puissance de l’homme moderne, « oublieux de l’Être ». L’avion ne prouve pas que la science « arraisonne » (stellt) la nature, la force à dévoiler son fonds (2) : il témoigne, au contraire, par son artificialité, de notre radicale impossibilité à rejoindre le Réel. L’avion ne vole que grâce au Symbolique du formalisme de la science. Si la science a valeur universelle, c’est en cela : la différenciation de l’Imaginaire, du Symbolique et du Réel. La science n’est pas qu’une modalité de la technique ; elle est l’expérience radicale de l’être parlant confronté au Réel : c’est en tant qu’il se situe comme totalement étranger au Réel, que le savant moderne le mesure avec ses instruments et le met en équations.

Ses équations, on s’ingénie à les traduire en théorie, en explications – imaginaires, forcément imaginaires – du monde ; et de ces théories, on tire des applications pratiques. Mais, depuis près d’un siècle déjà et sans que celui nuise aux avancées de la technique, on a dû se résoudre à faire coexister des théories scientifiquement établies et pourtant contradictoires entre elles. Force nous est de constater que la théorisation n’est pas le cœur de la démarche scientifique ; ce qui fait sa force, c’est les « bouts de Réel » qu’elle permet de toucher avec son écriture, c’est l’expérience humaine, spirituelle (malgré ses connotations, je reprends à Michel Foucault ce terme chargé d’histoire religieuse, pour désigner l’expérience d’une vérité qui transforme le sujet), l’expérience spirituelle donc de l’homme moderne qui, avec la science, éprouve l’exil de l’animal humain, habitant du langage.


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elle est dans l’expérience spirituelle qu’elle fait du Réel comme impossible

Cette expérience est le cœur de l’exigence scientifique, qui se révèle donc être non pas tant la dissipation des ténèbres par les lumières de la raison que l’épreuve d’un sujet transformé par la vérité qu’il découvre. Quelle vérité ? Celle d’un impossible. En abordant le Réel avec le Symbolique (en mathématisant les données de l’expérience), la science fait trou dans l’imaginaire, trauma : ce que je croyais connaître, je l’ignore.

Quand Galilée constate que les points lumineux que sa lunette lui a fait découvrir auprès de Jupiter ne peuvent pas être des « fixes », des étoiles lointaines, comme il n’avait pu que le penser d’abord, alors, dans ce qui devient pour lui une réponse du Réel, la représentation ptoléméenne du monde s’écroule. Elles bougent, ces « fixes » ! Il recourt à la seule hypothèse rationnelle, issue de l’idée copernicienne, que lui suggèrent leurs déplacements incessants : si les planètes tournent autour du soleil, pourquoi pas des satellites autour des planètes ? Ce sont bien des satellites qui tournent autour de Jupiter comme la terre tourne autour du soleil !

Or, à la différence de la théorie copernicienne, le Réel n’est pas une idée et l’épreuve subie par Galilée – la réponse que par le truchement de sa lunette le Réel apporte à la question posée par l’hypothèse copernicienne – non plus. Point de non-retour : impossible pour lui désormais (même s’il le voulait) de ne pas savoir – d’un savoir qui n’est plus d’opinion, mais d’expérience – que la terre qui le porte n’est pas ce point fixe au centre de l’univers avec lequel pourtant l’homme fait si spontanément corps. Trou dans l’imaginaire qu’il partageait avec ses contemporains (ce que la langue, la culture, rendent évidents à ceux qui l’ont en commun).

Ce qu’il imagine alors, à partir de cet inimaginable, n’est plus seulement une théorie spéculative, mais bien une première théorie scientifique de la relativité – une théorie que l’on peut juger encore naïve, mais quelle théorie ne l’est pas ? La théorie ne rend pas compte de ce trou en tant que tel ; elle le prend positivement en compte comme un indubitable (un fait établi : la terre tourne) et intègre ce fait dans une nouvelle construction imaginaire (explicative). Les théories scientifiques sont, par méthode, locales et provisoires ; elles ne sont pas des cosmogonies. Elles ont cependant une fonction réparatrice pour le sujet de l’expérience scientifique : elles lui permettent d’oublier, provisoirement, le trauma de la rencontre de l’impossible dont elles procèdent pourtant.


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l’expérience à laquelle l’exigence scientifique oblige l’homme

Le trauma de l’expérience scientifique n’a atteint, dans un premier temps, que l’autorité de ceux qui se proclamaient héritiers d’une vérité révélée. Ce temps fut celui de l’alliance de la science avec l’humanisme, celui de la conviction que le Réel était rationnel et l’histoire humaine, selon Hegel, l’auto-accomplissement de l’esprit dans le savoir absolu. La science conduisant l’esprit à la transparence de lui-même, l’idéal socratique réalisé dans le rêve hégélien, n’est-ce pas cela même que Lévi-Strauss, déçu, reconnut impossible ?

Il aura fallu que l’on cherche à faire de l’homme lui-même un objet de science pour qu’apparaisse enfin clairement cet impossible, ce Réel humain. Mais ce Réel, les sciences humaines l’ignorent ; elles tentent encore de bâtir une théorie, une Weltanschauung scientifique qui réponde à toutes les interrogations de l’homme et lui permettent une gestion rationnelle de l’homme, « management des ressources humaines ». L’humanisme scientifique toujours dominant empêche de voir que le propre de la démarche scientifique, ce qui fait la force de ses théories (mêmes provisoires) et la puissance de ses techniques, ce n’est pas la conscience rationnelle de l’homme, ses calculs, ses statistiques, c’est sa capacité à toucher au Réel. Comment ? Dans une expérience où il laisse de côté la représentation imaginaire qu’il s’en fait pour se régler sur le symbolique du langage dans lequel l’animal humain est pris.

La démarche scientifique ne prouve pas la puissance de la raison humaine, elle prouve que l’homme, mis à nu dans sa confrontation à un Réel qui lui échappe, est capable de survivre dans le langage, dans l’artifice culturel de son savoir et de ses techniques. Ce n’est qu’à partir de l’expérience de cette ignorance nue que la raison supplée à l’habillage de notre représentation imaginaire en écrivant les équations de la science. Chaque rencontre avec le Réel est un coup porté à la prétention de l’humanisme de comprendre et de régenter la marche des hommes. L’exigence scientifique oblige l’homme à savoir qu’il ne se connaît pas. Prétendre mieux connaître l’homme en faisant théories à partir d’observations objectives est une façon d’échapper à la radicalité de cette exigence. L’expérience à laquelle la science oblige l’homme est celle de l’inconscient, de l’Autre inaccessible en lui.


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à la place même du sujet qu’exclut la science

L’humanisme scientifique cherche à écrire un Réel qu’il suppose être - être indépendamment de la parole qui le dit ; symétriquement, l’humaniste scientifique se suppose sujet de sa parole. Sa volonté de maîtrise exclut par méthode une recherche où le sujet se transforme, échappe à lui-même, en accédant à la vérité – vérité variable, inattendue, singulière, étant cette transformation même.

L’expérience amoureuse est précisément celle qu’exclut l’humanisme scientifique. L’amoureux ne pose-t-il pas, en effet, la question de son être : qui suis-je ? L’amoureux n’est-il pas celui qui, accédant à la vérité de son amour, se transforme bel et bien ? L’amour est quête de soi dans l’autre. L’amour est impossible à objectiver ; rien, pas même la jouissance de l’autre, ne prouve l’amour : nul ne peut authentifier l’amour, sinon en s’en faisant la dupe. La démarche des sciences humaines n’appréhende de l’homme, par méthode, que les phénomènes objectivables, ceux dont elle peut faire théorie sans s’en faire la dupe, en ne sachant rien de la vérité qui affecte, qui transforme le sujet ; elle définira ainsi l’amour soit comme un rapport social en partant d’une définition de l’homme, soit comme agent social, comme un état psychosomatique en définissant l’homme comme vivant supérieur. Elle peut aussi, se faisant plus modeste, admettre son ignorance et conférer (provisoirement) aux phénomènes de l’amour le statut d’aberrations, de phénomènes aussi banals qu’irrationnels.

On reconnaît là le statut du rêve et de tous les menus faits de la vie quotidienne dans lesquels Freud lisait la marque de désirs inconscients. En s’intéressant à la signification (Deutung) de ces faits, ce médecin scientiste se trouva, sans l’avoir ni prévu, ni voulu, dans la position de soutenir le transfert de ses patients. Ce qu’il fit comme il le put. Sujet de la science à la place même qu’exclut la démarche scientifique.


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une ascèse de l’amour ?

La posture de l’analyste qu’inaugurait Freud est tout bonnement intenable dans la pensée occidentale, celle de l’humanisme scientifique qui institue le sujet de la science en exclusion du sujet amoureux. « L’amour aveugle » dit-on ; avec la science, ce dicton n’est plus un simple constat de la sagesse populaire, il cimente le socle même de la pensée dualiste de l’Europe moderne. « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas », note Pascal. Pour l’humanisme scientifique, l’amour est une illusion que dissipe la raison scientifique : connaître l’objet scientifiquement exclut qu’on l’aime, et la réciproque vaut également comme en témoigne la pratique, devenue scientifique, de la médecine occidentale. L’humanisme scientifique, s’il avalise les théories dont s’inspirent les totalitarismes pour appliquer méthodiquement les conséquences pratiques qu’ils en tirent, n’a que la raison du cœur à leur opposer : contre les charniers, un comité d’éthique…

En se tenant à la place d’objet d’amour de son analysant(e), le psychanalyste admet son ignorance ; il ne s’engage pas dans l’impasse de faire théories et techniques scientifiques de l’homme. Il s’en tient au Réel auquel il a à faire : l’amour de cet autre qui l’assigne à la place d’objet aimé. Serait-ce là une forme insidieuse de retour du religieux ? Le psychanalyste serait-il prêtre, non de Dieu, mais d’Eros lui-même qu’il convoquerait et au jeu duquel il se prêterait ? Prêtre d’une religion sans au-delà mais, toute laïque qu’elle s’autoproclame, d’une foi tout de même, dans la capacité de l’homme à aimer son prochain, foi en l’homme qu’appelle précisément l’impasse de l’humanisme scientifique ? Humanisme de la raison du cœur : on reconnaît là une version de la psychanalyse qui, avec le concept d’empathie par exemple, cherche à se démarquer du scientisme des freudiens qui se veulent de stricte obédience.

Voilà comment, de l’intérieur de la pensée occidentale, de l’humanisme scientifique, fait question, fait paradoxe, la pratique analytique : si elle n’est pas une technique scientifique, elle ne peut être qu’une ascèse de l’amour.


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expérience du chercheur, expérience de l’amoureux

La science est née dans une conjoncture particulière, celle de l’implosion du rapport à la vérité qu’entretenait le monothéisme chrétien. C’est par conviction d’être dans l’amour du vrai Dieu que catholiques et protestants s’entre-tuèrent. Au sortir des guerres de religion, Montaigne exprime le désarroi de l’Européen privé de son unique vérité : « vérité en deçà (des Pyrénées), erreur au-delà ». Sans ce climat de doute, de suspens du jugement sur le vrai et le faux, de silence des convictions, Galilée aurait-il perçu, aurait-il reçu du ciel le message dont il s’est fait le messager ? Car il fallait que le regard de celui qui se tenait derrière la lunette soit un regard vide de croyance, un regard inquiet, curieux, un regard ignorant pour qu’il voie, qu’il lise dans les points lumineux se déplaçant à la périphérie de Jupiter, qu’il y découvre l’inéluctable conséquence de son propre déplacement.

Or, avant d’inaugurer l’aventure scientifique, l’Europe avait déjà fait une place particulière à l’amour : depuis les Grecs, amour et savoir avaient partie liée. Mais, de même que le rapport du savoir à la vérité s’est trouvé profondément altéré par l’avènement de la démarche scientifique, de même le rapport de l’amour à la vérité va se trouver transformé dès le XIIe siècle du fait d’une conjoncture particulière. L’étude des lettres, apanage des clercs, offrit à certaines femmes la possibilité d’entretenir hors mariage des rapports amoureux qui trouvaient à s’exprimer en poésie. Ces femmes inauguraient une posture nouvelle : celle d’interlocutrice de leur amant dans un commerce sexuel et littéraire à la fois. Elles inventaient une forme d’amour : le dialogue amoureux. Aimer n’est plus seulement un affect, aimer devient un discours.

La pratique analytique n’est pas l’application technique d’une théorie scientifique, nous l’avons dit ; serait-elle l’exercice d’une ascèse de l’amour, d’une sagesse comme les Anciens, en Grèce ou en Chine, en pratiquaient ? Pour répondre à cette question, il nous faut, comme nous l’avons fait pour la science, revenir sur la nature de l’emprise qui saisit l’éraste, celui que l’amour a envahi.


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tu ne sais pas, mais moi je sais que tu sais qui je suis

Aimer d’amour est, comme le rêve, comme ces petits faits de la vie quotidienne dans lesquels Freud lisait le désir, une étrange expérience qui vous arrive à l’improviste : banale, chacun vous le dira, et pourtant absolument unique, sans pareil, ni précédent ! Un autre devient objet de votre amour, éromène. Pourquoi ? Je ne le sais pas, je ne puis que le constater, le reconnaître, l’entériner (ou m’efforcer à ne plus y penser). Qu’est-ce qui le fait unique, cet autre-là, à mes yeux différent de tous ? Rien, absolument rien que la raison scientifique puisse déceler. Il ne fait exception que pour l’éraste qui se sent envahi par une invincible force ; la force même de l’intime conviction qu’il a conçue : il me connaît, cet autre, unique en cela qu’il ignore qu’il sait, mieux que tous, mieux que moi-même, qui je suis. D’où me vient cette délirante conviction qui, dans un irrésistible élan, s’impose à moi ? De cet élan même qui me porte, qui me transporte vers lui, du désir que je ressens de me donner à lui, corps et âme, c’est-à-dire de tout mon être. Est-ce là une cause, est-ce un effet ? L’amour brouille les mots, brouille l’ordre de la raison : j’aime parce que j’aime (et réciproquement, ajouterait Alphonse Allais). Je t’aime toi, parce que c’est toi que j’aime.

La force de l’amour est celle d’une conviction que rien n’ébranle, celle d’avoir trouvé l’unique qui détient, à son insu, le secret de votre être, cet autre sans qui ma vie ne vaudrait pas d’être vécue. Ce « transport » amoureux est si fort, chez qui s’en trouve affecté, qu’il bouscule toutes les conventions humaines : tant que dure son emprise, rien ne détourne l’éraste du désir de rejoindre l’éromène auquel il a suspendu sa vie. L’amour est asocial. Toutes les sociétés s’efforcent de canaliser cette force et de la mettre au service de l’échange qu’elles organisent.


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le corps, l’impossible de l’amour…

L’amour est asocial parce qu’il est aveugle. L’aimant en effet s’en remet si entièrement à l’aimé qu’il n’a plus accès au monde que par l’intermédiaire de cet autre. Les amants s’isolent, « sont seuls au monde », dit-on. L’expérience amoureuse concentre au lieu de l’autre ce qui fait que je désire vivre. Extrême fragilité : le troubadour se met à la merci de sa Dame ; invincible force : se donnant l’un à l’autre, les amants préfèrent la mort au désamour.

Le paradoxe de l’amour est dans sa réalisation : comment rejoindre l’autre dans l’acte de chair, sans le destituer de la place d’unique où je l’avais mis ? Le commerce amoureux, de fait (quand bien même les amants s’aveuglent au point de l’ignorer), s’inscrit dans une réalité qui n’est pas le rêve où ils s’isolent, réalité médicale des corps, réalité sociale des institutions, matriarcale ou patriarcale. L’amour résiste rarement à sa réalisation : comment dans la maladie et la vieillesse, comment dans le brassage des échanges, l’autre resterait-il l’unique ?

Platon suggère une solution : ne pas inscrire la relation amoureuse dans la réalité en faisant du corps de l’autre un simulacre méprisable et en n’aimant chez lui que l’âme dont ce corps est porteur et qui lui survivra éternellement. Platon invente l’objet de l’amour qui dure toujours : l’âme immortelle de l’éromène. Et il propose à l’éraste, plutôt que de faire l’amour à l’éromène dont il est épris, de le séduire en lui offrant ce qu’il a de meilleur : son âme à aimer – son âme de Sage qui aspire au bien, au beau, au vrai. Ainsi tous deux « regarderont dans la même direction » comme disait Saint-Exupéry. La solution platonicienne fournira la matrice de l’amour dans lequel les chrétiens s’efforceront, pendant des siècles, de couler leur vie : l’amour est immortel et la chair n’est pas son lieu. C’est ainsi que les Européens ont pris l’habitude de faire rimer « amour » avec « toujours », de rêver d’un amour immortel et de pratiquer une sexualité sans amour.


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une expérience de l’impossible

Il y eut quelques Européennes pour ne pas s’accommoder du platonisme chrétien. Héloïse fut de celles-là. Cette toute jeune fille aima l’homme qui la séduisit d’un amour entier que rien, sa vie durant, ne vint entamer. Bien des années après leur courte idylle, cloîtrée dans un couvent, elle écrit à son amant qui ayant subi la castration de la part de la famille outragée s’est réfugié dans une vie ascétique : « Je brûle de toutes les flammes qu’attisent en moi les ardeurs de la chair… » (3) Elle ne renonce pas ; malgré les obstacles que la réalité dresse entre elle et lui, elle cherche par tous les moyens à rentrer en contact avec cet homme qui continue d’incarner l’unique pour elle. Elle suit une autre voie que le platonisme : celle de faire durer la folie du « transport » amoureux, charnel, tout au long de la vie. Ascèse de l’amour.

Cette voie, ouverte dès le XIIe siècle, va devenir la quête de beaucoup en Europe. « Le dur désir de durer » d’Eluard. Comment faire durer l’amour ? Comment inscrire la folie de l’amour non dans la foi en une personne divine comme le proposent les monothéismes, mais dans le prosaïsme du corps, dans l’habitude de la vie quotidienne ? Mariage d’amour, invention des Européens ; mariage d’amour, synonyme de liberté, mariage de quiconque avec quiconque et, complément nécessaire, divorce : tous deux, légitiment cette quête amoureuse devenue générale parce que chacun y éprouve jusqu’au vertige le sentiment (toujours trompeur) de « sa liberté ».

Âge, sexe, nationalité se mêlent aujourd’hui dans un marché mondial des corps : marché du plaisir sexuel, mais aussi, plus secrètement, incessante quête de cet élan amoureux qui me rend à « ma liberté ». C’est l’étrange paradoxe de l’amour que d’affranchir l’amoureux de ses liens sociaux en proportion de son entière soumission à l’objet aimé. Je n’éprouve ce sentiment d’affranchissement, qu’on appelle liberté, que dans l’intime conviction d’être aimé ; vouloir être libre, c’est chercher constamment à m’assurer que l’autre m’aime : la société libérale érige la séduction en idéal, en impératif : séduire ou être exclu.


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pratiquer l’analyse, c’est faire l’épreuve de l’amour

Cette ascèse reste attachée à une idée de l’amour indissociable de la passion, de l’aveuglement qui, de fait, le caractérise lors de son surgissement. Elle espère en prolonger le charme par les moyens de la séduction, car elle n’imagine pas que l’amour dure sans un renouvellement permanent du désir, sans que l’objet reste voilé sous un habillage, un maquillage toujours nouveau. Or l’expérience du transfert sur son psychanalyste est celle de l’amour d’un objet qui se dérobe, d’un objet inaccessible non parce qu’il serait hors portée (au contraire, il est là, en chair et en os), mais parce qu’il n’est pas séducteur. Son désir n’est pas de séduire.

En acceptant d’écouter ses patientes, Freud se pensait homme de science recueillant des données objectives. Mais il se savait également intéressé à titre personnel, par les « romans » qu’elles lui contaient et dans lesquels il se trouvait, nolens, volens, impliqué. Ce qu’il ne tardera pas à découvrir, c’est qu’à simplement les écouter, il se faisait l’objet de leur amour. Accepter la place où vous met le transfert rend impossible d’inscrire la pratique analytique dans les critères de la scientificité : Freud est contraint d’admettre qu’à chaque analyse, il ne peut que « deviner », hors de tout repère connu d’avance, l’amour dont il est le jouet, et qu’il le doit pour pouvoir « interpréter » les dire de son analysant(e).

La pratique analytique met ainsi en évidence l’impossibilité de comprendre l’homme par la méthode d’objectivation scientifique, et par conséquent l’impossibilité de le guérir – mais aussi de l’éduquer et de le gouverner – par l’application technique d’une théorie scientifique. Une technique qui est une application pratique d’une théorie scientifique laisse, par méthode, le sujet hors d’atteinte de la vérité. La pratique analytique au contraire invite qui s’y soumet à faire une expérience de soi que méconnaît l’humanisme scientifique : l’homme (que je suis) n’est pas le sujet que je suppose à l’origine des signes qu’il émet, mais l’insondable paradoxe qui fait que je n’existe que d’une parole que je ne suis pas. Effet qui, précisément, se fait sentir dans l’expérience de l’amour où le sujet s’éprouve tenir son être d’un autre.


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une nouvelle aventure de l’esprit ?

L’événement de la rencontre de l’amoureuse et du chercheur scientifique ouvre une autre voie que celle des sciences humaines et de leurs techniques du management des hommes, une autre voie que celle de l’ascèse libérale de l’amour. Dans la pratique analytique s’achève l’aventure spirituelle inaugurée par le Socrate de Platon ; inaugure-t-elle, pour autant une nouvelle aventure de l’esprit ?

« Connais-moi » serait la formule de la quête amoureuse qui suppose l’autre savoir qui je suis ; n’est-ce pas aussi celle d’une demande d’analyse ? Elle ne s’avérera telle qu’à la condition que celui à qui cette demande est adressée ne lui oppose pas d’autres savoirs que l’ignorance dans laquelle il se trouve être quant au sujet de cette demande. Ignorance qui caractérise le scientifique et qui le différencie de tout apôtre de quelque obédience que ce soit. L’attitude scientifique se caractérise en effet par le doute, la suspension du savoir reçu, et l’aptitude à se conformer méthodiquement, aveuglément, aux données chiffrées de l’expérimentation. C’est en se tenant, en scientifique, à la place de celui que l’autre, par sa demande, suppose savoir qui il est, que quelqu’un – peu importe qui, pourvu qu’il tienne cette place – se fait l’analyste de ce demandeur. Aventure mi-amoureuse, mi-scientifique, réservée à ceux que la science prive des certitudes de la tradition.



1 Derniers mots du livre de Michel Foucault, Les mots et les choses (Gallimard 1966) : « L’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine. Si [les dispositions fondamentales du savoir qui ont laissé apparaître la figure de l’homme] (…) basculaient, comme le fit au tournant du XVIIe siècle le sol de la pensée classique, - alors on peut bien parier que l’homme s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable. »


2 Martin Heidegger, « La question de la technique », conférence prononcée le 18 novembre 1953 dans l’Auditorium Maximum de l’École Technique Supérieure de Munich, in Annuaire de l’Académie, R. Oldenburg, Munich, 1954, pp. 54 et suiv.


3 Abélard et Héloïse. Correspondance, traduit et présenté par Paul Zumthor, UGE, 1979.

 

Ce que la pratique du psychanalyste doit

à Héloïse et à Galilée

Laurent Cornaz


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