Dans la grammaire du cinéma, il n’existe pas de proposition concessive : on ne peut pas dire « quoique », puis revenir à la proposition principale…

Claude Lanzman (1)




Comment rendre compte du séminaire sur le transfert, que la Société de Psychanalyse Freudienne organisa dans une active cité du Sichuan au printemps 2005 en accord avec le groupe psychanalytique de Chengdu, sans rien omettre des enjeux, brumes ou épices qui accompagnèrent un échange dépaysant ? On le devine, le compte rendu n’est pas aisé : tant il requiert interprétation, cette lucidité que le temps infuse à une intuition d’alors, un souvenir du moment que le présent conjoint de son étreinte. De par le monde, il est des contrées auxquelles des explorateurs rendent visite, pour lesquelles ils entreprennent un voyage. Moins nombreuses que les pays du globe, ces destinations ne prétendent pas toutes au titre de civilisation. Chacune attire par son étrangèreté, un supplément d’âme ou d’esprit insufflés à qui se sera risqué au périple. Si le voyage en Italie, au Nouveau Monde, en Suisse ou à Paris s’impose fin XVIIIème, y compris comme acte et genre littéraires, la Chine ne tarda pas à constituer une autre de ces destinations vitalisantes. Des psychanalystes vinrent ou revinrent à Chengdu en avril dernier. Pour y travailler la psychanalyse, en sa pousse la plus vive, zhuanyi, le transfert. Thème du séminaire, il officiait aussi dans la rencontre sino-française. Les uns s’adressèrent à des experts, les autres à des cliniciens ou à des étudiants. Était-il possible que des analystes parlassent à des analystes ? Par intermittences, tant des différences opéraient ouvertement ou en sourdine. Peut-être dans le cadre même de l’échange.

Le séminaire est un outil familier aux psychanalystes ; une base d’intervention, de travail. Il exerce un tempo, organise la pensée, distribue en son rythme spécifique la parole. Avec le succès que lui ont reconnu les sociétés de psychanalyse : à Paris, Londres, Barcelone, Rome, Francfort, mais aussi à New York, Mexico ou Santiago. Séminaire d’enseignement, séminaire de recherche, cette modalité s’appuie sur une logique d’exposé(s) qu’on écoute, qui se discute(nt) après déroulement. Outil irréfutable dans son principe puisque productif partout. Était-il créatif de reconduire cette formule au pays des lettrés ? Comment envisager autrement que par ces gammes méthodologiques la transmission de la psychanalyse ? Et si l’actualité de cette dernière en Chine nécessitait, pour son expérience même ici et aujourd’hui, un cadre moins maîtrisant ? La méthode-au-logis choisie pourrait bien avoir comporté quelques transferts aussi. L’emploi du temps donne une idée du travail intensif qui nous mobilisa : trois jours, six demi-journées, treize exposés. Se succédèrent avec une grande liberté de propos, un souci d’échanges, Micheline Glicenstein, Philippe Porret, Zhang Jiangyin, Yin Li, Pascale Hassoun, Wang Jian, Véronique Porret, Liliane Gherchanoc, Dominique Simonney, François Lévy (dont le travail fut lu), Wang Mei, Zhao Min, Wang Li ; mais aussi Georgette Revest-Bocchini, Touria Mignotte, Frédéric Moreau.

L’on interrogea, se questionna beaucoup, à la suite de ces interventions : sur ce qui dans la cure fait trace, retrouve ou instaure. Les langues de la rencontre ? Français ou chinois, par les mérites de la traduction simultanée effectuée par Huo Datong, initiateur de la psychanalyse en Chine, de Renée Ajzenberg, et par ailleurs de Violaine Cousin. Pas d’anglais, point de sichuanais. On n’insistera jamais assez sur l’enjeu, le sérieux, la responsabilité terrible des traductions. On soulignera une particularité : les exposés, déjà publiés dans les deux langues, étaient par l’intervenant lus phrase par phrase, traduite aussitôt dans l’autre idiome au même rythme ; pour un public rassemblé par la lecture. On devine l’inconfort que suscitent une énonciation rabattue sur un écrit, une interlocution parallélisée. Les questions, au terme de chaque exposé, déverrouillèrent le dispositif : on discuta, on disputa. Sur le fond comme sur la forme : des infinies variations du transfert, qu’il se révèle métaphore, dimension de la cure relative au désir de l’analyste, émergence énonciative à découvrir peu à peu, reste ou trop, causalité ou effet, déplacement, création, résistance de l’analyste ou de l’analysant, dynamique ou obstacle. Un rapport, un report, un déport, un discord. L’on s’accorda sur sa dimension de transport, qu’il se découvre spatial ou amoureux. Freud, Lacan, Winnicott, Dolto, en sortirent reconsidérés, historisés. Mais aussi la notion plus problématique de relation dans la cure. Et d’autres influences, exotiques à la généalogie de la psychanalyse, soudainement convoquées : sagesse, Tao, bouddhisme… Voisinage étranger, intempestif ou inévitable ? On s’anima en ce contact inconfortable. Différend ? Différence, en l’instant. Instructive : s’agit-il pour les analystes occidentaux de transmettre une culture, un art ? De transmissioner quelque chose qu’on nommera l’expérience et l’éthique de la psychanalyse ? De s’interroger sur ce qui dans le mouvement d’appropriation sélective du corpus théorique de la psychanalyse par les analystes chinois, oblige à reconsidérer de ce que Lacan en son temps arpenta « champ freudien » ? Comment maintenir ensemble ces enjeux pas toujours si complémentaires ?


On découvre souvent sa culture en s’intéressant à une autre. Un exemple ? On ne ressentira pas mieux qu’en Chine ce que la conceptualisation lacanienne doit aussi au surréalisme, à ce feu de la langue, aux pratiques qu’il occasionna, dont l’analyste d’Aimée fut un momentané compagnon de route. Et l’on réalise de ce fait l’appauvrissement du rapport à l’inconscient lorsque l’on se dispense de cet héritage, de ce laboratoire langagier. Autre exemple, les inquiétudes des jeunes analystes chinois, au dehors du séminaire, quant à la délimitation exacte du transfert (que chercher ? comment le trouver ? où dans le ciel attraper l’étoile filante ?). L’occidental s’interroge sur la récurrence d’un tel questionnement : se pourrait-il que la notion psychanalytique de transfert repose sur un héritage littéraire qui la précéda en Europe et dont théâtre ou roman se seront fait les ambassadeurs via Shakespeare, Cervantès, Stendhal, Thomas Mann ? La littérature classique chinoise étant toute autre, ce fondement culturel pourrait bien manquer d’épaisseur. Différence plus opérante que bien des difficultés terminologiques de la psychanalyse ? On peut l’envisager.


L’échange avec les analystes chinois suppose la mise en tension de deux questionnements : le premier procède de nos hôtes, de la façon dont ils chinent la psychanalyse. Ici, prennent-ils dans le corpus, là ils délaissent, ignorent ou ne conservent point. Ou allient autrement. Du fait d’une culture en cours de constitution, en raison des exigences conceptuelles, politiques, institutionnelles du moment. C’est leur interrogation devant une notion nouvelle : pour quoi faire ? pour en faire quoi ? Dans le choc entre la psychanalyse freudienne et la Chine, dont l’indifférence n’est peut-être plus le meilleur mot. On se souvient d’une remarque du premier Lacan : « Cet enseignement est un refus de tout système. Il découvre une pensée en mouvement – prête néanmoins au système, car elle présente nécessairement une face dogmatique. La pensée de Freud est la plus perpétuellement ouverte à la révision. C’est une erreur de la réduire à des mots usés. Chaque notion y possède sa vie propre. C’est ce qu’on appelle précisément la dialectique »(2).

Les analystes chinois, dans leur appropriation progrédiente, questionnent cette dialectique, la démontent pour sans doute la remonter autrement. C’est la base de ce que l’on peut envisager comme transmission. Reste-t-elle pour autant dialectique ? Tel pourrait être le second questionnement, celui qui nous revient. Il peut – ou pas – y avoir là interrogation féconde pour les praticiens européens, permettant autre chose qu’un transfert de technologie, une délocalisation de compétences. Qu’est-ce qui, dans l’apport chinois comme dans leur sélection conceptuelle, permet d’envisager qu’il y ait de l’acte analytique ? Pour quels motifs ? Qu’est-ce qui ouvre ou se ferme aux effets conjugués de la parole et de l’inconscient dans ce terreau historique si différent qu’est la Chine ? Il y a là une nécessaire quoique dérangeante mobilité intellectuelle pour les analystes de l’Ouest ; s’ils ne se pensent pas au centre. Le dernier enseignement de ces journées concerne le temps : celui de comprendre. Il faut plusieurs jours, quelques semaines pour se laisser imprégner par un rythme, une langue, ses silences. Le souffle d’un pays. La Chine se découvre souvent dans l’épure, l’indirect, ce qui échappe de l’effet même d’une formalisation. Les lecteurs des travaux de François Jullien y reconnaîtront une dynamique que cet auteur a sue, dans son dialogue avec la Grèce, mettre en relief. Les entrepreneurs, de leur côté, hommes d’affaires ou décideurs occidentaux, font souvent en Chine l’expérience du temps qu’il faut prendre – ou à courte vue accepter de perdre – pour qu’un échange se produise et qu’une véritable discussion s’établisse, surtout si elle implique négociation. Les conversations avec les jeunes analystes de Chengdu révèlent cette prégnance du temps pour envisager : la psychanalyse, la cure, les enjeux inattendus du désir.

Il n’est pas sûr que la notion de transmission de la psychanalyse ait déjà un sens en Chine : plutôt s’agit-il encore, dans son essor, d’une connaissance qui s’acquiert. D’études à intégrer. En s’appuyant sur le dehors. Pourquoi pas ? C’est une situation temporaire, intermédiaire. Le temps y fera à l’affaire, et c’est sans doute pourquoi il s’agit de le prendre dès maintenant. En pensant la formation autrement, quant au temps, que ce qui se pratique d’ordinaire. Peut-être faut-il s’inspirer de la bonne vieille maïeutique qui, en dépit de ses limites, s’enracine sur un questionnement plus dialogué. Dans un temps moins maîtrisé. Le séminaire de Chengdu sur le transfert aura consacré un échange aussi instructif que fécond dans un cheminement à poursuivre. Nos hôtes ont apprécié la diversité des styles, leur liberté, le désir d’analyste qui s’entendait avec rigueur dans les exposés des Français. Les interventions des collègues chinois ont confirmé le sérieux et l’engagement personnel des membres du groupe de Chengdu, en relevant ce que la fonction d’analyste doit, tout en s’en distinguant, à l’expérience d’analysant. Bien des aspects de la modernité de la Chine, des métaphores qui la situent (quand la politique de l’enfant unique fait que ce dernier est pensé comme un « troisième sexe, aussi valeureux qu’un garçon, mais aussi épanoui qu’une femme ») méritent d’être réenvisagés sur le continent de Freud et de Lacan. Tout comme une agile propension, du fait de l’écriture non alphabétique, à considérer l’inconscient comme quelque chose qui s’offrirait à la lecture, en analogie avec les caractères chinois. Cette pratique dégage du psychologisme ; n’oublie-t-elle pas parfois que l’inconscient est certes quelque chose qui se lit, mais dans ce qui se donne à entendre aussi ?

Le remarquable exposé de Wang Li, à l’issue du séminaire, apportera un contrepoint féminin à ce risque d’oubli de l’énonciation comme du corps de l’écoute. Dans ses aboutissants, sur le transfert et la séparation au cours des cures d’enfant, comme dans ses tenants éthiques. L’analyste chinoise exerçant parfois en école maternelle ne perd pas de vue les enjeux de ce cadre difficile : « l’enfant est amené par ses parents devant une personne qui dit ne pas être institutrice, à qui il parle de lui-même et envers laquelle il est plein d’attentes. Cela soulève chez l’enfant le doute aussi bien que la curiosité de comprendre ce qu’une personne qui n’est ni de sa famille ni institutrice peut lui apporter. La psychanalyse commence ». Autant dire les difficultés, en le cas précis fort bien situées quant à la place de la parole. Et du transfert. On se quitta heureux et satisfaits d’une rencontre qui s’était bel et bien produite. Chemin faisant, les uns et les autres se seront interrogés sur les conditions d’une liberté de parole dans des pays au régime différent. Il n’est pas vain de s’interroger côté occidental sur ce que peut constituer la psychanalyse dans une société où l’expression est sous contrôle, où Internet est devenu le lieu comme le mode d’une prise de parole citoyenne et singulière ; d’où certains essais de cure via le net qui, si choquants qu’ils apparaissent aux analystes de l’ouest, reflètent cette situation inédite. Il n’est pas inutile côté chinois de découvrir l’inattendu des réminiscences, les exigences insoupçonnées de la mémoire, du désir, les mille façons par lesquels un passé-sous-silence trouve un avenir. L’hystoire accouche de l’Histoire.


Il y a encore matière à travail pour les uns et les autres. Sans doute pourrait-on méditer une remarque d’Alexandra David-Neel, exploratrice de l’Empire du Milieu au siècle dernier : « à l’étranger, on n’emporte pas ses habitudes ; sinon, on ne voyage pas, on ne fait que se déplacer ». N’en va-t-il pas de même pour le cheminement de la psychanalyse en Chine ?





(1) Entretien donné à Télérama. N°2495. Novembre 1997.

(2) Jacques Lacan. Le Séminaire. Livre I. Les écrits techniques de Freud. Ouverture du séminaire. Paris. Seuil. 1975. p7

Chiner la psychanalyse ?


Philippe Porret


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