Je voudrais montrer à l’aide de deux ou trois exemples comment certains jeunes enfants convoquent et soutiennent, parfois contre vents et marées, la fonction psychanalytique avec le courage de refuser toute consolation, toute réparation qui viendrait colmater la violence des traumatismes subis.

La vivacité de leur résistance à l’attrait du malheur et à la résignation au silence, d’où vient-elle ?

Je témoignerai qu’il est possible à ces jeunes patients de s’originer d’autres lieux que celui d’une catastrophe, en particulier de ce lieu que je propose de nommer « ce-qui-n’a-pas-encore-été-dit-et-adressé » ? Encore faut-il que celui qui se présente comme psychanalyste ne reste pas atterré, abasourdi par l’apparent écrasement préliminaire d’un enfant.

(Dans ce cas de figure les deux partenaires se retrouveraient ligotés par une connivence intemporelle avec la violence, impasse dont le « thérapeute » ne pourra sortir qu’au moyen d’artifices comme des conseils, des directives autoritaires ou compassionnelles.)

C’est par une indéfectible et reconnaissante sympathie pour la surprise, et par la curiosité pour le détail, qu’un psychanalyste se démarque du fatras psychothérapique pour ouvrir un espace d’adresse qu’appelle un sujet à se produire, à improviser, à se rire du poids de la pesanteur ; à risquer de quitter le familier, le déjà su, pour l’aventure d’une trouvaille de l’Étranger.



Premier récit : Un trajet


Thomas est un garçon de quinze ans qui végète dans une institution psychiatrique ; le directeur, un ami, me l'adresse en désespoir de cause. Chaque semaine pendant une année entière les séances sont consacrées par Thomas à me réciter exclusivement les résultats sportifs du week-end. Il a une mémoire exceptionnelle des chiffres, tout y passe : les scores des matchs de football, de tennis, de ping-pong. Rien d'autre. J'attends…

Un jour, il remarque une petite photo (celle de mes deux enfants) dans le bureau et me demande de qui il s'agit ; je me précipite vers cette ouverture et lui réponds ce sont mes deux filles.

La séance suivante voilà Thomas avec un paquet ; il propose de l'ouvrir : ce sont des vêtements qu'il a volés dans un magasin pour mes enfants. Je le remercie vivement et j'accepte des vêtements de sport d'une taille démesurée (remarquons ici que le sport continu à l'intéresser mais pour ouvrir non plus sur des chiffres mais vers ma famille qu'il voudrait adopter).

Nouvelle surprise : les séances suivantes il apporte un mètre et propose de prendre les mesures du divan et des fauteuils puis des tableaux sur les murs, des tapis… qu'il note scrupuleusement sur un petit carnet, séances après séances. Je le laisse développer bien sur ses talents d'arpenteur dans mon bureau. Avec toutes ces mesures, il m'apprendra par la suite qu'il a déployé sur les murs de sa chambre l'univers de ce bureau.

Un jour, il me demande de pouvoir s'asseoir dans mon fauteuil pour voir ce que je vois de cette place (devais-je m'asseoir en face de lui à la place qui était la sienne, ou devais-je laisser cette place vide tout en acceptant son offre, question que je sentais cruciale puisque ce qu'il allait découvrir en se plaçant sur le fauteuil de l'analyste serait radicalement différent s'il trouvait en face de lui une place vide ou occupée. Qu'auriez-vous fait ?).

Il s'est assis, à regarder longuement le monde qui s'offrait à lui.

La semaine suivante il m'a fait part de ce souhait : quand je serais trop vieux ou trop malade il serait extrêmement intéressé à reprendre ma place et à prendre en charge mes clients. Sur ce il est parti en me remerciant.

J'ai pensé à cet instant à la parole inaugurale d'une enfant reçue des années auparavant qui disait : « je suis comme une enveloppe envoyée sans timbre et sans adresse » et aussi au chemin parcouru par Thomas et à la lettre qu'il avait écrite dans cette enveloppe.



Deuxième récit : Un instant de psychanalyse


Simon a huit ans et vient ce jour interroger la petite différence qui s'est glissée entre les deux cauchemars qu'il a fait la veille de la séance : il marche dans la rue et rencontre un monstre terrible qui va le dévorer, Simon dit au monstre c'est moi qui rêve alors dégage, vas-t-en et le monstre tout triste, déprimé s'en va les épaules basses.

Deuxième rêve, il marche dans la rue et rencontre un second monstre terrible qui va le dévorer, il lui dit : c'est moi qui rêve alors dégage, va-t-en. Le monstre, cette fois, ne se laisse pas démonter et lui répond en souriant : « Cause toujours ! ».

Sur quoi Simon se réveille brutalement. La première piste qu'il va suivre c'est qu'on ne rencontre pas tous les jours dans la rue un monstre qui vous invite à en dire plus (« Cause toujours ! »), toujours plus et que celui qui fait ça d'habitude avec lui c'est son psychanalyste et que donc il y aurait quelque chose de monstrueux du côté de son analyste. C'est la première fois qu'il crée un lien entre ce psychanalyste et une sorte de monstre, la première fois qu'il ose établir une pareille hypothèse ouvrant par la suite la question de sa propre cruauté, de sa propre « monstruosité » dans toute une série de rêves de massacres concernant les membres de sa famille.

L'autre trouvaille qu'il va développer c'est que répéter la même parole c'est un tour de passe-passe, l'équivalent d'un système dogmatique qui ne fonctionne pas. La trouvaille faite lors du premier rêve n'est plus une surprise pour le deuxième monstre.

Simon comprend que celui-ci l'invite à inventer autre chose. C'est-à-dire qu'il s'invite lui-même à ne pas se contenter d'un trucage et n'a d'autres solutions pour vivre que de trouver comment ne pas perdre la parole devant le danger. Je vous rappelle que c'est un petit garçon de huit ans qui fait ce constat et qui pose pour enjeu de l'assumer, refondant à son tour la raison même de la psychanalyse.


Simon encore, deux années plus tard.

Sa mère me téléphone, un drame affreux vient de se dérouler chez eux, elle souhaite que je reçoive son fils en urgence. Il me raconte : il habite au 29° étage d'un building, on sonne à la porte, il ouvre, un homme très bien vêtu entre et veut parler à ses parents ; à la mère dans la pièce à côté, l'homme demande la permission de sauter par la fenêtre. Croyant à une farce, elle répond faites comme chez vous, l'homme enjambe le balcon de la pièce où se tient l'enfant et se précipite dans le vide. Le lendemain du drame le petit patient est allé regarder s'il restait une trace de tout cela.

Il a cherché par terre et a aperçu un minuscule bout d'os dont il ne sait depuis que faire et moi non plus pour le moment.

Puis un rêve, il descend de sa tour en volant, personne ne peut l'attraper. Il a créé une fiction personnelle du trauma. Il lui faut le lieu psychanalytique pour attester par le récit du rêve du détachement du trauma. L'interprétation était seulement de relier ce rêve à l'événement. Il dira voler dans ce rêve, ça diminue la gravité.



Troisième récit : le dernier mot d'une cure


Ambre est amenée par ses parents parce que quelques jours auparavant elle les a, elle qui était si sage, à leur grand étonnement, traités d'assassins et refuse de leur parler depuis.

Elle va évoquer dès les premières séances le plaisir qu'elle avait toute petite à tenir tout entière dans la main de son papa et la tristesse d'être aujourd'hui trop grande pour tenir dans cette main. Ambre associe ce bonheur perdu à la colère qu'elle porte envers ses parents ; ce qu'elle leur reproche maintenant c'est de ne pas donner la vie à d'autres enfants qu'elle et ses trois sœurs ; elle fait équivaloir la décision de ne pas donner la vie à un meurtre ! Cette violence même empêche la dépression de la submerger tout entière. Son travail va durer deux ans. Je tiens simplement à vous transmettre le dernier mot qui a conclu nos rencontres : « la vie était monotone parce que je regardais toujours la même chose. Maintenant mes yeux ont mis de la couleur dans la vie ».

Peut-on mieux dire que le monde n'est pas seulement donné, imposé à un sujet mais qu'il est aussi construit, fabriqué par lui ; que le regard même qu'il pose est déjà une construction. Mettre de la couleur dans le gris de la vie voilà une métaphore conclusive qui pose bien les réels enjeux d'une psychanalyse, aventure où cette petite patiente peut prendre le risque de quitter le familier, le déjà vu, le déjà su (ce qu'elle nomme le monotone, ce qui sonne toujours pareil, et évoque par exemple ces pensées chaque fois identiques qui emprisonnent un individu pour en faire son propre geôlier), de prendre le risque de se produire, improviser, c'est-à-dire se laisser aller à la rencontre de l'Étranger que je définirais maintenant avec Ambre comme ce qui est non monotone.

C'était affaire en effet de vie ou de mort, mais s'il y avait un assassin quelque part dans sa vie c'était bien plutôt son propre regard.



Quatrième récit : une étreinte éternelle


Chloé est placée dans un foyer après la mort de sa mère et de ses deux tantes écrabouillées (sic) dans une voiture. Cette histoire est emblématique de nombreuses cures, Chloé atterrée va-t-elle à son tour rejoindre sa mère qu'elle ne veut pas trahir, la rejoindre pour « s'écrabouiller » avec elle dans la voiture en une étreinte incestueuse donc éternelle ? Voilà la problématique posée : la violence du traumatisme reçu par l'enfant est retransmise à l'analyste. Celui-ci ne saurait la nier, il a même d'abord à la reconnaître et à l'authentifier.

Mais lui sait d'un savoir inconscient, et c'est pour cela qu'il est analyste, qu'il existe une chance de ne pas basculer dans la jouissance du silence produit par le choix de l'étreinte avec une morte. Son savoir-faire qui peut indiquer à Chloé que d'autres origines sont possibles qu'un cercueil, par exemple ce que j'appelle « ce-qui-n'a-pas-encore-été-dit-et-adressé ». Sa curiosité pour le détail, contre les généralités, contre la force des images d'épouvante peut laisser une chance de repasser du côté de la vie même marquée par la mort ; mais c'est en dernier ressort à la jeune patiente de saisir ou non cette opportunité. Ce choix, aucun analyste ne pourra jamais le faire à sa place, cette place d'un, d'une Autre radicalement Autre.

Chloé, elle après avoir longtemps soutenu qu'elle était liée à sa mère par un secret, il lui vint brusquement cette parole « je ne sais pas si je l'aime affreusement ou si je la déteste affreusement, de toute façon, il y a quelque chose ».

Ainsi quelque fois, le temps d'un éclair une parole inattendue de l'analyste surgit. Puisque ce n'est plus dans la mort qu'est l'affreux mais dans quelque chose qui vient d'elle. L'essentiel du travail psychique s'étant fait au cours des longs mois de silence qui précédent.

Quatre récits

Éric Didier


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