Ma CHine désirante

Un divan pour l’empire du milieu

ETRANGER, mercredi 16 janvier 1985, p. 21


Freud en chinois, c’est Fou, plus exactement Fu Luo Yi De, nom chinois de Sigmund. Son « Introduction générale à la psychanalyse » sort de l’enfer, coup d’envoi à la publication décidée par Pékin des œuvres du père de l’inconscient. Sartre, lui, est encore au purgatoire.

Un milliard d’inconscients en plus : c’est le rêve fou que vont pouvoir se payer les psychanalystes après l’annonce mardi, par le China Daily, de la publication des œuvres complètes du Fu Luo Yi De — plus connu sous le nom de Freud (Sigmund). Première traduction au catalogue : L’introduction à la Psychanalyse. Un ouvrage dans lequel Freud consacrait un long passage au fonctionnement… de la langue chinoise. Traduction est probablement un terme impropre, s’agissant de psychanalyse et d’idéogrammes ; mieux vaut parler d’interprétation de Freud par les Chinois.
Il y a un an encore, Freud était pourtant, avec Sartre, au pilori de la propagande chinoise. Leurs œuvres figuraient au catalogue des pollutions spirituelles venues de l’Occident « décadent » et « bourgeois » dont les censeurs de Pékin entendaient protéger la saine jeunesse chinoise.
Ces attaques étaient en quelque sorte un hommage du vice à la vertu. Si Freud et Sartre étaient dans la ligne de mire des responsables de la propagande, c’est bien sûr parce qu’ils avaient acquis une certaine notoriété et popularité au sein de la jeunesse estudiantine. Longtemps « terra incognita », existentialisme et psychanalyse ont été véritablement découverts à partir de la mise en œuvre de la politique d’ouverture sur l’Occident, c’est-à-dire à partir des années 1979/80. Freud avait été introduit (et traduit) en Chine dans les années cinquante. Mais la « révolution culturelle » l’avait confiné à l’enfer des bibliothèques universitaires et des centres de recherches. Dans une société extrêmement puritaine, qui combine à la fois les tabous du confucianisme et ceux du stalinisme, l’accent mis par le Viennois sur la sexualité était évidemment rejeté avec dégoût, et perçu comme une preuve éclatante de la « décadence » du monde « bourgeois ». C’était l’époque où le Quotidien du Peuple conseillait très sérieusement aux jeunes Chinois de combattre la masturbation par l’étude acharnée de la « pensée maoze dong ».
Depuis 1980 cependant, des psychanalystes européens se sont rendus en Chine Populaire et y ont fait des conférences. Les intellectuels chinois ont reçu pour mot d’ordre de s’ouvrir aux expériences et recherches étrangères, et ils se sont précipités sur cette chance avec avidité. en décembre 1983, visitant l’Institut d’hygiène mentale de Pékin, le correspondant de l’Agence France-Presse constatait que « les théories de Freud continuent d’être enseignées aux étudiants, tandis que ses livres se trouvent toujours à la bibliothèque ». La directrice reconnaissait cependant qu’elle considérait Freud comme « un grand théoricien ».
La même responsable reconnaissait cependant que fort peu de Chinois parvenaient à comprendre l’œuvre de Freud, en raison des « différences culturelles qui existent entre la Chine et l’Occident ». Baptisée « jin shen fen xi fa » — méthode permettant l’analyse des phénomènes psychiques — la psychanalyse n’est pas encore considérée comme une thérapie par les Chinois. Sans doute parce que son utilité n’est pas perçue comme évidente.
Officiellement, et cependant longtemps, grâce aux bienfaits miraculeux du socialisme triomphant et aux vertus de la pensée maozedong les Chinois ne souffraient pratiquement pas de troubles psychiques. Les (rares) médecins occidentaux qui se sont penchés sur le problème pensent qu’en effet ils sont moins sujets aux troubles mentaux que les Occidentaux — en raison des très fortes structures traditionnelles de la société paysanne, où les problèmes psychologiques ne s’expriment pas forcément de la même manière qu’en Occident. On avance, sans étude sérieuse, un taux de 7 à 9 personnes sur mille affectées de troubles mentaux, avec une nette prédominance de la schizophrénie.
La psychiatrie, sans parler de la psychanalyse, est de toute manière une science neuve en Chine. Le Premier Congrès national de psychiatrie a eu lieu à Pékin en 1968 seulement. C’est également une science qui reste lourdement marquée par le poids des préjugés traditionnels.
L’homosexualité est par exemple toujours traitée comme une « maladie mentale » et les médecins chinois affirment, contre toute évidence, qu’elle est pratiquement inexistante dans le pays, et serait « importée » par les mœurs « décadentes » de l’Occident… et les « lectures négatives » (du style Freud).
Si les chinois vont enfin pouvoir découvrir la psychanalyse, ils le doivent à une des plus anciennes maisons d’éditions chinoises, la Commercial Press, fondée en 1897 à Shanghai, et qui a été, longtemps avant la révolution, une des principales portes ouvertes de la Chine sur le monde extérieur. en même temps que Freud, Commercial Press publie des ouvrages aussi « révolutionnaires » dans le contexte chinois que le rapport du Club de Rome sur « les limites de la croissance », ou le best-seller écologique de Shumacher, Small il Beautiful. En tête de ses ventes, la vénérable maison shangaïenne cite un ouvrage sur Socrate et la philosophie grecque.
C’est peut-être la plus formidable aventure intellectuelle de masse à laquelle on est en train d’assister, sans qu’on puisse prédire le résultat final de ce « Pèlerinage vers l’Ouest ». Du précédent, les Chinois avaient ramené le bouddhisme qui devait marquer leur civilisation. Quand la Chine s’éveillera, le monde tremblera, avait dit Napoléon. Mais que se passera-t-il quand elle s’allongera sur le divan du psy.
                                                                                                                
                                                                                                                                            P.S.



La première séance

Réaction à chaud du psychanalyste Jean-Jacques Moscovitz, 
animateur de la revue « Le coup freudien ».

« Cette mesure ouvre (à long terme, car les psychanalystes des précurseurs mais ils sont longs à la détente) un champ d’investigation fantastique : qu’est-ce que l’inconscient, qu’est-ce que la fonction paternelle dans la civilisation chinoise ? La psychanalyse est très marquée par ses origines latine et germanique, il va donc être intéressant de voir comment elle se confronte à un imaginaire, à un inconscient très différent. Je ne crois pas qu’il ait existé des psychanalystes dans la Chine pré-communiste, mais il ne serait pas étonnant qu’il en existe aujourd’hui, comme en Hongrie par exemple où les analyses ont fait parvenir leurs travaux à l’Ouest par le biais de l’Angleterre.
L’une des questions fondamentales tourne autour de l’importance du signe dans la civilisation chinoise. Lacan s’est déjà servi des idéogrammes chinois pour mettre en lumière certains phénomènes symboliques, on a même dit que les Japonais n’avaient pas d’inconscient puisqu’ils avaient adopté une écriture étrangère, l’écriture chinoise…
« Si l’État chinois devait reconnaître ouvertement l’exercice de la psychanalyse, cela poserait aussi une autre question : est-ce que cette reconnaissance ne participerait pas de l’appropriation actuelle d’objets du capitalisme par la Chine communiste ? Ce serait alors montrer que la psychanalyse n’est qu’un objet bourgeois. À moins qu’une pratique psychanalytique, si elle apparaît en Chine, ne se limite qu’à la clientèle des diplomates et techniciens occidentaux en mission là-bas ! »
                                                                                                                         Propos recueillis par B.C.


Billet
Et moi, et moi, et moi, va déloger ça

On sait l’improbable et néanmoins célèbre phrase de Freud débarquant en Amérique : « ils ne savent pas que nous leur apportons la peste »…
Lequel de ses héritiers aurait aujourd’hui l’outrecuidance d’interpréter cette diffusion tardive des théories freudiennes en Chine comme l’apothéose de l’Épidémie du siècle ? Un tel triomphalisme n’est pas de mise en ces temps de « charmes rompus » et d’éclatement de la psychanalyse : cent écoles y rivalisent, cent fleurs s’y fanent. Pourtant, l’événement est de taille : transcrit à la cantonaise, cette invention judéo-rationnaliste honnie sera désormais vendue à la cantonade au beau Milieu du monde. Y opposera-t-on la nouvelle « loi » du Père et la souveraineté du Désir au Mandat du Ciel ?
(Ceci dit pour tester quelques slogans publicitaires vis-à-vis d’un marché à faire rêver plus d’un psychanalyste en manque de clients…)
On peut douter cependant qu’un milliard de Chinois chanteront demain « mon ana-na, mon ana-na, mon analyste ! ». La résistance des autres civilisations d’Asie à reconnaître la clé de leurs destins individuels dans le mythe méditerranéen de l’Œdipe boiteux a d’autres raisons que la censure d’État. À l’inverse, question « pied », on peut rappeler que si la « débandade » a gagné la quasi-totalité des Chinoises, c’est en préface à une répression sexuelle historiquement inouïe : la tendance reichienne du freudisme devrait trouver là quelques adeptes clandestins.
Reste que l’hypothèse de l’inconscient (« irréfutable », au moins au sens poppérien) a ceci de particulier qu’une fois présente à l’horizon d’une culture, elle lui colle… aux pattes. Parions sur le prosélytisme de ces nouveaux lecteurs, invités à décrypter « le Rêve du pavillon rouge » et à interpréter « sauvagement » leurs compatriotes : même si les Chinois n’avaient pas d’inconscient, ils leur en feraient rapidement advenir un… « quelque part ». À un milliard d’exemplaires ! un inconscient structuré comme un idéogramme » ? D’ailleurs, ils s’attaquent déjà à interpréter le dernier « lapsus » du Quotidien du Peuple à propos des « insuffisances » de Marx. Faut-il rapprocher ce nouvel ébranlement du TOTEM mars Marx de la levée du TABOU Freud ?
                                                                                                                                           RPB
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Je remercie Jean-Jacques Moscovitz qui m’a adressé la photocopie de ce remarquable document !
GF