La santé mentale en Chine


Gregorio Bermann

 

ENTRETIEN AVEC DES PSYCHIATRES CHINOIS [p. 206-211]


Quelques camarades, lors d’un récent voyage en Chine, ont pu, comme ils l’expliquent, s’entretenir avec deux psychiatres chinois. Ils m’ont autorisé à reproduire dans cet ouvrage les notes qu’ils avaient prises lors de cet entretien - ce dont je tiens, ici, à les remercier vivement. Les deux coupures indiquées concernent des passages ne traitant pas des problèmes de la psychiatrie.


République populaire de Chine, le 27 août 1971


Dans un des exemplaires de la revue La Chine (1970, 4), nous avons lu un article très intéressant sur le travail des équipes sanitaires de l’année. Cette équipe travaillait dans la région de Sin King (province du Liaoning), en utilisant la méthode de l’acupuncture. Il semble que des résultats extraordinaires aient été obtenus ; en un peu plus d’un an, 150.000 traitements ont été effectués sur des paysans, donnant une proportion de 80 % de guérisons complètes. Les cas les plus surprenants étaient : la guérison d’une paralysie totale dont un paysan souffrait depuis un an ; la récupération auditive d’un sourd-muet de naissance, âgé de 34 ans ; et la guérison totale d’un aliéné qui, depuis quinze ans, souffrait de graves troubles.

Se référant à cette dernière guérison, l’article dit : « Les malades mentaux avaient toujours été considérés comme irrécupérables par les sommités bourgeoises », mais en s’appuyant sur la pensée de Mao Tsé-toung, les travailleurs de Sin King ont réussi à arracher beaucoup de malades de cet abîme de misère grâce à la nouvelle méthode de l’acupuncture.

Profitant de notre séjour en Chine, nous avons voulu obtenir plus d’informations sur ces faits qui, par leur caractère insolite, sont pour nous difficiles à croire. Pour cela, nous avions demandé l’autorisation de visiter un hôpital psychiatrique dans le but de constater par nous-mêmes les méthodes utilisées dans le traitement de ces malades et pour voir comment se présentent les installations sanitaires. En même temps, nous avons demandé un rendez-vous pour pouvoir nous entretenir avec quelques psychiatres sur l’état actuel de cette spécialité médicale, ses théories, les problèmes posés et résolus, ses rapports avec la psychiatrie occidentale.

L’Agence internationale de tourisme en Chine, qui s’occupait de nous, s’est chargée d’établir le contact. Quelques jours après, nous avions la réponse : « Le ministère de la Santé ne permet pas encore la visite des étrangers dans les hôpitaux psychiatriques, mais vous pouvez avoir un entretien avec des médecins responsables. »

C’est ainsi que le 27 août, coïncidant avec notre séjour dans la ville de Sian, le Dr Han et la doctoresse Sho, directeurs de l’hôpital psychiatrique de la ville, se sont rendus à notre hôtel, disposés à se soumettre à nos questions.


Selon les informations de la doctoresse Sho, l’hôpital est situé au sud de la ville de Sian. Il y a 250 lits et un dispensaire. Il y a 150 travailleurs médicaux, c’est-à-dire 22 médecins, 62 infirmières et 66 membres du personnel administratif et employés. L’hôpital est dirigé par un comité révolutionnaire composé de 10 personnes qui représentent la triple union : « soldats - cadres dirigeants - masses populaires ». Le Dr Han et la doctoresse Sho font partie de ce comité.

Si nous les écoutons [les habitants de Xi’An], tous les résultats qu’ils ont obtenus sont dus à la mise en pratique de la pensée de Mao Tsé-toung. C’est par cette même formule que le Dr Han commence son petit exposé sur la nouvelle orientation prise par la psychiatrie depuis la révolution culturelle.



Dr Han - En nous appuyant sur les thèses philosophiques du président Mao Tsé-toung, nous avons acquis de nouvelles connaissances sur les maladies mentales. Mao dit : "La tâche des communistes est de démasquer les idées incorrectes des révisionnistes et réactionnaires, et de propager la dialectique propre des choses pour promouvoir leur transformation et réaliser la révolution." Dans le domaine de la psychiatrie, comme dans tous les autres, il y a lutte entre deux lignes, conséquence de deux conceptions du monde différentes : l’individualiste, dans laquelle l’homme se situe au centre de l’univers, et la collectiviste, où l’homme se situe au service de la société. Dans notre domaine, la première voie a donné de grandes sommités dont les théories sont acceptées plus par le poids de leur autorité que par leur valeur objective ; ces "sommités" seules détiennent les clefs du savoir et leurs sentences sont sans appel. De cette façon, on a tenu pour incurables des maladies mentales que l’on peut réussir à soigner ; l’erreur de cette conception est d’accorder toute confiance aux traitements ou médicaments appliqués à l’individu sans penser que les racines du mal se trouvent dans la société et que c’est en élevant la conscience de chacun de ses membres que nous trouverons le moyen d’en venir à bout. Cette thérapeutique sociale, suggérée par la pratique, a été un des buts poursuivis par la révolution culturelle.

Les théories de la psychiatrie bourgeoise peuvent se résumer en trois tendances :

        a) la tendance de ceux qui expliquent les maladies mentales par un fonctionnement pathologique des organes ;

        b) la tendance de ceux qui expliquent la majorité des maladies mentales par des causes héréditaires ;

        c) et, finalement, le groupe des « agnostiques » qui préfèrent ignorer les origines réelles des déséquilibres mentaux.

Le matérialisme dialectique, soutenu par le président Mao, considère que toutes les choses de l’univers sont régies par leurs propres lois et que l’homme est capable de les découvrir et de les dominer - l’homme, bien entendu, dans le sens de : la collectivité humaine, le peuple. « Les masses populaires, dit Mao, ont un pouvoir créateur illimité. » Elles sont capables de s’organiser, de diriger leurs forces et de déployer leur énergie dans toutes les directions et dans tous les domaines. Dans une société de classes, chaque personne est conditionnée par son mode de vie ; ses idées portent toujours la marque de sa classe. Or, beaucoup des anomalies et des déséquilibres mentaux sont le reflet de la lutte entre les deux conceptions du monde, de la lutte des classes. Dans des régimes sociaux différents, les malades mentaux présentent des caractéristiques tout à fait différentes. La psychiatrie est donc une science médicale et sociale à la fois.

Notre société se trouve soumise à une rapide évolution. Il y a seulement vingt-deux ans, nous étions dominés par le régime féodal et capitaliste. Notre système socialiste actuel n’est qu’une étape de transition vers le communisme. Ce progrès vers une organisation sociale plus juste ne peut s’effectuer qu’au moyen d’un processus de « lutte-critique-réforme » constant, dont le point principal réside dans la transformation de la mentalité de chaque individu. Et la plus grande partie des déséquilibres mentaux se produisent, en régime socialiste, chez des individus qui n’ont pas assimilé la nouvelle conception collectiviste du monde et qui n’acceptent pas la direction du prolétariat et sa méthodologie. Ce sont des individus qui n’ont pas pu résoudre les contradictions entre le subjectif et l’objectif, entre le profit personnel et le bien-être collectif, entre l’individu et la nouvelle société. D’autre part, leur esprit étroit et leur bassesse de vues les empêchent de résoudre leurs difficultés dans le travail et dans fa vie quotidienne. Cela produit une perturbation du cerveau qui est la cause d’une grande partie des névroses et des psychoses que nous traitons. De ce point de vue, notre thérapeutique des maladies mentales consiste principalement à donner au patient une éducation qui lui permet de résoudre ses propres contradictions. Notre méthode consiste à faire étudier chaque jour à ces malades les œuvres du président Mao. De cette façon, en même temps qu’ils comprennent la nouvelle orientation de la société, ils s’intègrent aux trois mouvements de notre révolution : la lutte des classes, la lutte pour la production et l’expérimentation scientifique.

Cette éducation du malade se trouve secondée par une action médicale dans laquelle interviennent, en même temps, des éléments de médecine occidentale et de médecine traditionnelle chinoise (par exemple l’acupuncture). De la médecine occidentale, nous utilisons quelques calmants, que nous administrons en petites doses. Après la révolution culturelle, nous avons éliminé les trois éléments considérés comme "magiques" pour ce genre de maladies : le choc insulinique, l’électrochoc et les grandes quantités de calmants, comme, par exemple, la chlorpromazine. Le traitement idéologique est principal, le traitement médical est secondaire.


• Vous nous avez parlé des névroses et des psychoses produites et par une inadaptation sociale, est-ce que dans votre hôpital il n'existe pas de cas de démence ayant une autre cause ?

Dr Han - Oui, nous avons aussi des maladies provoquées par des lésions d’organes internes, par empoisonnement, par intoxication, des maladies des nerfs, etc. C’est pourquoi, si les lésions cérébrales empêchent la compréhension, nous utilisons l’acupuncture et les calmants, mais, dans les moments de lucidité, nous essayons de rééduquer les patients à l’aide de la pensée de Mao Tsé-toung pour qu’ils acquièrent, de leur côté, la volonté de se soigner.


• De votre point de vue, tous les malades mentaux sont-ils guérissables ?

Dr Han - Dans notre hôpital, 90 % des malades réussissent a s’améliorer ; 80 % récupèrent totalement.


• Et les incurables ?

Dr Sho. - Il y a des centres pour les interner dont l’orientation est tout à fait différente de ce qu’elle était auparavant. Il n’y a ni camisoles de force ni cellules. Nous essayons d’être aimables avec eux et de leur donner un sentiment de liberté. Quand leur état le permet, ils vont vivre avec leurs familles. Les internés participent aux activités de l’hôpital, selon la Capacité de chacun, et les samedis et dimanches, ils vont en ville rendre visite à leurs amis. Nous organisons aussi des activités sportives et culturelles, comme par exemple des représentations théâtrales.


• Quel est l’âge moyen de vos patients et de quelle couche sociale proviennent-ils en majorité ?

Dr Sho. - La majorité de nos malades a entre 25 et 50 ans. La plus grande partie sont des ouvriers et des paysans. Mais si nous considérons que ces deux classes représentent 90 % des habitants du pays, nous ne pouvons pas affirmer que la plus grande partie soient de ces couches sociales. Cela signifie seulement qu’en suivant les directives de Mao, le plus grand effort sanitaire est fait, principalement, en direction des couches sociales pauvres.


• Pensez-vous que l’implantation du régime socialiste et surtout la révolution culturelle ont provoqué une augmentation des maladies mentales ?

Dr Han - Il est évident que beaucoup de personnes marquées profondément par la mentalité individualiste s’adaptent difficilement à la nouvelle organisation collective ; ce changement radical peut être l’origine d’un traumatisme psychique. Mais dans notre société actuelle n’existent pas la tromperie, ni l’exploitation, ni le chômage, ni beaucoup d’autres tares de la société capitaliste qui amènent les hommes au bord du désespoir.


• Utilisez-vous la psychanalyse ?

Dr Han - Nous l’avons utilisée avant la révolution culturelle, mais nous la considérons comme une méthode idéaliste, et c’est pour cela que nous l’avons supprimée. À sa place, nous utilisons l’enquête la plus complète possible dans le milieu où a vécu le malade. Les racines de sa maladie, nous les trouvons dans sa façon de faire, dans ses réactions et dans ses rapports avec les autres.


• Connaissez-vous Freud ?

Dr Han - Ses théories ont eu une grande influence sur la psychiatrie bourgeoise de notre pays. Maintenant, nous l’étudions pour combattre ses erreurs. Le matérialisme dialectique n’accepte pas l’existence de principes innés qui déterminent l’homme dans ses sentiments comme dans sa vie. Tout le contenu de notre conscience nous arrive de la connaissance sensitive. C’est pour cela que la classe sociale est ce qui conditionne l’individu.


• Mais ne croyez-vous pas qu’il y ait des genres de névroses qui proviennent d’anomalies sexuelles ?


Notre question incommoda visiblement nos interlocuteurs qui, par une pudeur incompréhensible, évitèrent toutes les questions faisant référence aux problèmes sexuels.


T. T. Groupe IRFED

 

Retour
sommaire
ChEncore_Psychiatrie_00.html

Extrait du livre de Gregorio Bermann, La santé mentale en Chine, publié en 1973 chez Maspero (édition originale en 1970, en espagnol) dans une série qui rassemble les livres de R.Gentis, R.D.Laing, A. Esterson, F.Guattari, R.Castel…

        Ce livre parait en France, en pleine effervescence maoïste de certains milieux intellectuels.