François Jullien, sur le fond

Jean-François  Billeter

Ci-dessous, vous trouverez un large extrait d’un article de J-F Billeter, paru dans la revue Monde chinois (n°11, automne 2007, p. 67). La fin de cet article concernant la question du langage ouvre un large débat.

[…]

La publication d’Oser construire. Pour François Jullien ne restera certes pas dans l'histoire comme un événement marquant, mais cet opuscule collectif révèle une situation que je souhaite néanmoins mettre brièvement en lumière.

Je note d'abord, en ouverture, qu'il n'y a pas d'unité de vue parmi les auteurs qui ont pris la plume pour défendre François Jullien. Comme on sait, ce dernier affirme n'avoir qu'un but, celui de mettre en évidence « l'impensé » de notre tradition philosophique. Dans cette entreprise, dit-il, « la Chine n'est qu'un relais, un point d'appui, une "commodité théorique" qui doit rendre possible un regard extérieur sur cette tradition ». Cette idée est reprise dans Oser construire. Selon Pierre Chartier, le grand artisan de ce petit ouvrage, l'œuvre de François Jullien « éclaire notre inconscient théorique », « explore de nouvelles figures du pensable » (p. 7). C'est le premier genre de plaidoyer, que l'on trouve aussi sous la plume de Françoise Gaillard, selon qui la pensée de François Jullien fait peur parce qu'elle ébranle le socle même de nos certitudes intellectuelles et morales (P. 9 et s). Philippe d'Iribarne adopte une autre ligne de défense puisqu'il sait gré à François Jullien de lui avoir révélé tel invariant de la culture chinoise, dont il a vérifié la pertinence sur place lors d'un séjour dans une filiale d'un groupe industriel étranger : « La compréhension de ce qui différencie les "grandes" cultures est une tâche immense, à peine commencée, conclut-il. Sachons gré à François Jullien de la place qu'y tient son travail de pionnier » (p. 28). Retour à la première ligne de défense chez Patrick Hockart, collègue de François Jullien à Paris VII comme Françoise Gaillard : l'ambition de François Jullien, écrit-il, est « d'interroger à nouveaux frais la philosophie », de la « relancer » en « revenant en amont » afin « d'en faire saillir le commencement » (p. 45). Selon lui, ce geste inaugural placerait François Jullien au côté de Descartes, celui du Discours de la méthode (p, 50 et s.) Wolfgang Kubin, un sinologue allemand, professeur à Bonn, a découvert qui était Confucius en lisant L'Éloge de la fadeur de François Jullien (p, 109), mais s'inquiète : « Il est vrai que François Jullien, écrit-il, n'est pas encore revenu de son détour par la Chine et je me demande s'il en reviendra jamais. Je le vois plutôt s'estomper dans son œuvre comme un peintre chinois qui, après l'avoir achevée, se retire dans sa peinture et reste introuvable » (p. 111). Voilà qui ne doit pas faire plaisir au philosophe parisien - mais Wolfgang Kubin est particulièrement brouillon, comme nous le verrons plus loin. Léon Vandermeersch, sinologue éminent qui se sent proche de François Jullien, juge quant à lui que ses travaux « relèvent de la sinologie classique » (p. 125), mais cela lui sera certainement pardonné.


Faut-il mettre cette aimable cacophonie sur le compte de l'impréparation ou y voir plutôt le signe de la richesse de l'œuvre de Jullien, où chacun trouverait son bien ? Je parlerai plutôt de son ambiguïté, en ajoutant que je ne considère pas l'ambiguïté comme un mal en soi. Comme le note Jean Allouch, psychanalyste, l'ambivalence et l'inachèvement d'une œuvre peuvent être le signe du sérieux avec lequel elle s'attaque à une difficulté réelle (p. 33).


Une ambiguïté fondamentale

L'ambiguïté fondamentale de l'œuvre de François Jullien est qu'il affirme vouloir mettre en évidence « l'impensé » de notre tradition philosophique en se servant de la pensée chinoise comme d'un révélateur, et tient en même temps un discours d'ensemble sur la pensée chinoise. Il pouvait se borner à dire que telle idée, telle attitude, telle démarche, repérée chez tel auteur chinois, lui suggérait telle question nouvelle, comme Michel Foucault l'a fait sur un mode imaginaire au début de Les Mots et les choses. C'eût été de bonne méthode, mais il a pris un autre parti : il a voulu jouer sur les deux tableaux, celui de l'ambition philosophique et celui du discours général sur la Chine, lequel, faut-il le rappeler, ne saurait être autre chose qu'un discours construit. Or ce parti, très discutable, est selon moi la cause de son succès. Si ses livres se sont vendus à des dizaines, voire à des centaines de milliers d'exemplaires dans quinze ou vingt pays, c'est parce qu'ils parlent de la Chine, ou de notre rapport à la Chine. À lui seul, « l'impensé » n'aurait pas assuré de pareils tirages, mais la présence de « l'impensé » n'est pas indifférente : les notions de ce genre ont une valeur « fiduciaire », comme disait Paul Valéry, elles augmentent le crédit de celui qui les emploie. Ce que je reproche à François Jullien, c'est de s'être paré de l'autorité du philosophe pour accréditer un certain discours sur la Chine et de se retrancher derrière les droits imprescriptibles du philosophe quand ce discours est contesté. Il a tiré parti d'une situation qui lui était favorable, mais n'a pas assumé de responsabilité pour les conséquences de son action.

Cette situation favorable, c'était une curiosité grandissante à l'endroit de la Chine présente et passée, mêlée en France à une sinophilie « philosophique » remontant au XVIIIe siècle. C'était une ignorance presque totale jusque dans le public le plus cultivé, à de rares exceptions près, surtout quant au passé. C'était d'autre part le respect qu'inspire tout discours de caractère philosophique, surtout en France. C'était l'idée, venue de chez Heidegger, qu'un philosophe, s'il a l'audace nécessaire, peut recommencer la philosophie par un acte de l'esprit et que cet acte, qui le place à l'origine de l'aventure de la pensée, lui permet de tenir sous son regard la totalité de cette aventure. Depuis la dernière guerre, cette idée a connu dans un certain milieu philosophique français une fortune vertigineuse ; voir là-dessus Heidegger en France, de Dominique Janicaud, où sont réunies toutes les pièces du dossier. François Jullien n'a jamais été heideggérien au sens étroit du terme, mais il appartient à cette mouvance et pouvait être sûr d’être bien accueilli de ce côté-là en annonçant qu'il allait mettre en regard toute la philosophie occidentale et toute la pensée chinoise (non philosophique, selon lui) à partir du « pli originel » qui les a orientées dès le départ dans deux directions différentes. Il a été fêté parce qu'il a doublé la mise, en quelque sorte, et apporté en outre à ce milieu la caution du sinologue. Ce succès parisien a fait son succès national, puis international. Il a été porté par l'un de ces mouvements que les Chinois appellent cheu (shi) et dont il a longuement traité dans sa Propension des choses.

Il ne suffit cependant pas d'exploiter les situations favorables, comme l'ont toujours fait les bons stratèges, en Chine et ailleurs. Il faut encore se demander quels sont les effets prévus et imprévus de cet engagement. Ce sont les effets produits par l'œuvre de François Jullien que j'ai jugé néfastes, et c'est à cause de leur étendue que j'ai trouvée bon de faire connaître mon point de vue. Libre à Pierre Chartier de s'imaginer que les travaux de François Jullien me dérangent parce qu'ils « éclairent notre inconscient théorique » ou explorent « de nouvelles configurations du pensable » (p. 7). Libre à Françoise Gaillard de penser qu'ils me font peur parce qu'ils ébranlent mes certitudes (p. 15). Ils ne font peur à personne, mais ils ont de l'influence, et cette influence me paraît néfaste à cause des choix dont procède J'œuvre de François Jullien.


Autres choix, autres effets

Pour me faire comprendre, je rappelle que Heidegger a prétendu remonter à la source de la philosophie occidentale, en amont de la défaillance qui l'a fait verser selon lui dans la métaphysique, et annoncé qu'il retrouvait par là l'authenticité première de la pensée, mais que, dans son langage et dans son magistère, il est reste l'exemple même du philosophe conventionnel. Toute différente, Hannah Arendt. Ayant pris la mesure de l'inhumanité qui s'est imposée en Allemagne à partir de 1933, elle a entrepris d'en reconstituer la genèse à l'intérieur de notre histoire, y compris l'histoire de la pensée. Constatant l'impuissance de la philosophie à concevoir ce phénomène nouveau, cette philosophe a d'autre part conclu à un échec sans retour de la philosophie et, pour tirer la leçon de cet échec, s'est mise en devoir d'en faire, elle aussi, la critique. Mais elle a procédé tout autrement que Heidegger : elle est remontée à son en deçà historique réel, c’est-à-dire à la démocratie athénienne. Elle a rappelé que la tradition philosophique qui a dominé notre histoire est née d'une double réaction, celle de Platon contre la démocratie, puis celle d'Aristote contre Platon, en faveur de la démocratie. À la délibération entre égaux, qui est le principe même de la démocratie, Platon a substitué le savoir supérieur du philosophe et créé par là l'exercice intellectuel particulier que nous avons appelé depuis lors la philosophie. Contre Platon, Aristote a défini a posteriori les notions essentielles de la démocratie, dont le bios politikos, la vie au sein de la cité, qui n'est pas autre chose que l'exercice de la délibération sur toutes choses, pratiquée par des hommes libres qui ont pour vocation dernière cette délibération même et l'action qui en découle. Il nous a conservés, ce faisant, notre bien le plus précieux, mais un bien qui a vite cessé d'être compris faute de pratique démocratique. Chez Hannah Arendt, la sortie de la philosophie mène donc à l'air libre, à l'histoire réelle et au champ d'action qu'elle offre, donc aujourd'hui à la question urgente mais difficile de la révolution, qui ne saurait être autre chose pour elle que l'institution, sous des formes nouvelles, de la liberté politique. Telles sont, en quelques mots, les conclusions auxquelles elle parvient dans les ouvrages majeurs de sa seconde période, Between Past and Future (1954), The Human Condition (1958) et On Revolution (1963). Je cite ces titres en anglais parce que les deux premiers ont été trahis par les éditeurs français, qui en ont fait La crise de la culture et La condition de l'homme moderne. Claude Lefort a bien analysé les raisons pour lesquelles ces ouvrages ont été si mal reçus en France ; voir là-dessus son recueil récent, Le Temps présent,1945-2005.

On a compris que je me range entièrement du côté de Hannah Arendt. Heidegger a peut-être été un grand philosophe, dans Sein und Zeit, mais, comme l'attestent notamment les témoignages réunis par Janicaud, il a été un très petit homme, qui ne s'est pas exprimé une seule fois de façon sensée sur un événement de son temps. Hannah Arendt lui est certes restée fidèle, sur le plan personnel, mais c'est par fidélité à sa propre histoire, dont elle se sentait éloignée par son exil américain.

Le contraste avec la pensée de Hannah Arendt fait ressortir les vertus détestables décèle de Heidegger. Par son extrême ambition, elle crée la fascination. En écartant totalement l'histoire et en proclamant la souveraineté absolue de la philosophie, elle rend un éminent service aux philosophes, généralement universitaires, qui s’en réclament. Elle crée un effet de brouillage et de retardement qui leur est hautement favorable. Je veux dire par là que cette pensée et ses divers avatars empêchent de discerner et de poser les questions qui importent. Je me dissocie donc d'abord de François Jullien pour des raisons qui ne sont pas sinologiques, mais philosophiques. Par son influence, il crée lui aussi un effet de brouillage et de retardement. Il empêche d'apercevoir les problèmes qui se posent en Chine et, par conséquent, ceux que pose notre relation avec la Chine. C'est regrettable parce que beaucoup de gens attendent qu'ils soient formulés, en Europe et plus encore en Chine. Dans Oser construire, Du Xiaozhen (Tou Siao-tchen), professeur de philosophie à l'Université de Pékin et qui connaît bien la France, écrit que « tous les efforts faits par des générations d'intellectuels chinois pour construire un véritable dialogue avec l'Europe n'ont rien donné » (p, 124). Je comprends ce cri du cœur, mais suis d'avis que les espoirs qu'elle fonde sur l'œuvre de François Jullien pour sortir de cette situation d'échec sont mal placés.

Mais éclairons la situation sous un autre angle.


Bons et mauvais procédés

Je suis frappé par le manque de sérieux dont font preuve la plupart des auteurs d'Oser construire. Il ne peut échapper à personne que ce Pour François Jullien est censé constituer une réponse à mon Contre François Jullien, mais, à part Ramona Naddaff, aucun de ses auteurs ne mentionne ne serait-ce qu'un seul de mes arguments. C'est chose naturelle chez ceux qui ne m'ont pas lu et défendent François Jullien d'un point de vue qui leur est propre. Cela m'étonne un peu plus de la part de ceux qui prétendent m'avoir lu. Je m'étonne aussi que ceux qui m'attaquent, nommément ou non, aient négligé de s'informer sur mes idées, d'où le comique des arguments de méthode que certains m'opposent et qui sont exactement les miens : ainsi Jean-Marie Schaeffer sur le choix du cadre temporel (p. 74-77) ou Bruno Latour sur le danger de mots tels que le « pouvoir » et « domination », qui ne sauraient rendre compte, par eux-mêmes, de la spécificité des phénomènes chinois (p. 136) ; sur ce point, voir la seconde partie de Chine trois fois muette. Sur les différences entre cultures, que m'oppose Philippe d'Iribarne, voir Contre François Jullien (pp. 39-40). J'admire surtout l'assurance de Françoise Gaillard qui, ayant appris dans Pour François Jullien que j'étais sinologue, croit pouvoir me qualifier ipso facto de « gardien de l'orthodoxie disciplinaire » (P. 9). C'était à peu près la ligne de défense de Roger-Pol Droit qui, ne pouvant passer Contre François Jullien sous silence dans sa chronique du Monde, a parlé à son propos d'une querelle de sinologues soulevée par un « spécialiste du taoïsme » (Monde des livres, 1er septembre 2006). Françoise Gaillard, décidément très inspirée, va jusqu'à dénoncer, derrière mon petit livre, une « attaque soigneusement orchestrée », un « changement subreptice de front, pratique courante dans les procès inquisitoriaux », etc. (p. 11). Elle joue à se faire peur. J'admire aussi l’imprudence de Wolfgang Kubin, qui distingue (p. 99) les « grands sinologues » dont François Jullien, et les « petits sinologues » qui « en règle générale ne savent pas ou ne peuvent pas penser, parce qu'ils n'en ont pas la volonté, ou la capacité, ou l'autorisation » (p. 102). Il ne semble pas s'être demandé dans quelle catégorie il sera rangé. Il attribue ma critique de Pour François Jullien à l'envie que m'inspireraient ses tirages (p. 109) alors qu'il ne me connaît pas et ne sait rien sur moi. Il pousse la légèreté plus loin : il « croit se rappeler » (p. 104) un article que j'aurais publié dans un quotidien de Berlin vers 1990, à la suite de l'écrasement du mouvement démocratique de 1989, et dans lequel j'aurais parlé de « despotisme », mot inconvenant - mais cet article n'a jamais existé. Quant à la contribution de Léon Vandermeersch, je n'en dirai rien à cause du respect que je lui dois. Dans cette affaire, les deux sinologues sont les derniers de la classe. J'apprécie les pages de Ramona Naddaff, professeur en Californie. Elle est la seule à faire état d'opinions diverses. Le souci d'informer avant de critiquer est plus vivace dans les pays anglo-saxons qu'en France. Si le titre de mon pamphlet offense peut-être son sens un peu postmoderne du pluralisme, je lui rappelle qu'il se situe dans une tradition qui comprend aussi bien le Contre Celse d'Origène que le Contre Sainte-Beuve de Marcel Proust - cela dit sans prétention de ma part. Il est un moyen, non d'attaquer, mais de poser publiquement un problème de fond.

On se demandera d'où viennent les mœurs dont témoigne ce Pour François Jullien. On se posera la question à l'étranger, s'il y parvient. Je crains qu'il ne faille chercher l'explication du côté de certaines pratiques parisiennes qui ont été dénoncées en son temps par Jean-François Revel, dans Pourquoi des philosophes. Comme j'écris ces lignes pour le public chinois autant que pour le public français, je profite de l'occasion pour recommander la traduction de ce très salubre pamphlet, auquel on pourrait utilement ajouter La pensée tiède de Perry Anderson. François Revel mettait en lumière les réseaux de connivence qui lient trop souvent le pouvoir académique et le monde de l'édition, voire celui de la presse, et les complicités qui en résultent ; voir la façon dont Roger-Pol Droit fait continûment l'éloge des livres de François Jullien dans le Monde depuis bientôt vingt ans. Dans les milieux où règnent les ménagements et les services rendus, le débat contradictoire dépérit et certains s'habituent à être crus sur parole, N'est-il pas symptomatique que François Jullien ait dédié la Réplique à *** qu'il m'a adressée « à quelques amis qui doutaient » ?

Ce qui me frappe plus encore, c'est que la Chine réelle ne compte pour rien dans l'esprit des auteurs de Oser construire. Vu de Chine, leur isolement mental est complet. Il prend même un tour inquiétant chez Alain Badiou, qui a le dernier mot puisqu’il clôt le volume. Dans sa prose alambiquée, mais péremptoire, il affirme que quiconque parle de la démocratie comme souhaitable en Chine contribue à enfermer ce pays dans « l'espace unique de la démocratie représentative et du libre marché », autrement dit à le soumettre à la « loi homogène du Capital » et se fait par conséquent « le fourrier de l'Occident » (p. 149-150 ; je prie les lecteurs rompus à l'analyse de texte de vérifier que j'ai bien compris). Alain Badiou s'exprime plus clairement un peu plus loin : « À la fin, écrit-il, François Jullien fait don à la pensée d'une hypothèse aujourd'hui fondamentale : il y a un seul monde, c'est vrai, mais ce monde est structuré par des pensées distinctes » (p. 150). Les citoyens chinois qui luttent pour le respect du droit et pour les libertés politiques apprécieront. Alain Badiou va encore plus loin, puisqu'on sait qu'il défend imperturbablement l'idée selon laquelle la Révolution culturelle lancée par Mao Tsé-toung en 1966 constitue une avancée décisive de la pratique révolutionnaire ; il y fait allusion à la page 151. Cette perte de contact avec la réalité, cette façon de pratiquer l'excès en chambre rappellent les élucubrations byzantines dans lesquelles se sont enfermés nombre d'intellectuels allemands lors de la prise de pouvoir par Hitler et qui ont détourné d'eux Hannah Arendt. Ces errements d'Alain Badiou, qui n'ont heureusement pas de conséquences notables, m'étonnent d'autant plus qu'il est l'auteur d'une remarquable étude sur Paul, en qui il voit l'inventeur de l'universalisme. En apercevant en l'homme l'être capable d'événement, disait alors Alain Badiou, Paul a découvert le principe de l'universalisme, car toutes les appartenances particulières sont également susceptibles d'être levées par l'émergence du nouveau. C'est ce que Paul veut dire quand il proclame qu'il « n'y a pas de différence entre le Juif et le Grec » (Épître aux Romains 10 décembre). Où ce beau principe est-il passé ?

Parmi les quelques vingt comptes rendus que Contre François Jullien a suscités dans la presse, un seul parle de ce qui se passe en Chine, de l'importance que cela peut avoir pour nous et de la pertinence des questions que j'ai soulevées à ce propos. Il s'agit d'un article publié dans la New Left Review (n° 44, mars-avril 2007) par Henry Zhao (TehaoYi-heng), qui a longtemps enseigné la littérature chinoise contemporaine à l'Université de Londres et vit maintenant en Chine. Il a pris la peine de résumer l'essentiel des travaux de François Jullien, avec une honnêteté agrémentée d'une pointe d'humour, avant de présenter, avec la même élégance, les objections que j'ai formulées ; il souligne ensuite la brûlante actualité des questions posées. Je signale cet article aux lecteurs qui voudraient aller au-delà de la discussion telle qu'elle se présente en France aujourd'hui.

Reste une importante question.


La question du langage

Alain Badiou s'en prend aux sinologues qui, lorsqu'on les interroge, se retranchent derrière les arcanes de la langue chinoise (p. 148) tandis qu'un peu plus haut, le sinologue Léon Vandermeerseh parle de la « différence abyssale » qui sépare le chinois des langues indo-européennes (p. 125). François Jullien a toujours justifié son recours à la Chine par l'argument de sa langue non indo-européenne, entre autres. La question n’est donc pas simple, et se complique encore quand Françoise Gaillard explique qu'elle fait confiance à François Jullien parce qu'il parle le chinois (p. 14), On admirera la subtilité de son raisonnement, qui repose sur la distinction entre « l'altérité » et « l'hétérotopie ». L'altérité est un misérable lieu commun tandis que l'hétérotopie est un monde pensé qui, dans le cas de la Chine, se trouve être en même temps un monde réel. La Chine, dit-elle, citant Deleuze, « est un monde possible, mais qui prend une réalité dès qu'on parle chinois » (op. cit.). Contrairement à ceux qui croient sottement à l'altérité de la Chine (comme Léon Vandermeersch, p. 125), François Jullien détient donc une autorité inattaquable parce qu'il réalise l'union personnelle du philosophe et du locuteur. On est confondu.

Ce qu'on oublie, dans cette affaire, c'est d'abord que la différence entre le chinois et les langues indo-européennes est réelle, mais nullement abyssale, puisque la traduction est généralement possible. C'est ensuite, et surtout, que le propre du langage est de servir et que les situations dans lesquelles le chinois a servi ont toujours été comparables, mutatis mutandis, à celles dans lesquelles ont servi nos langues, de sorte que les différences d'organisation des langues n'ont qu'une importance relative. Cela, le bon sens ne le perd pas de vue, mais les philosophes ont tendance à l'oublier. Ils l'oublient quand ils spéculent sur les langues dans l'abstrait. Ils l'oublient quand ils étudient des notions sans s'intéresser aux propositions ou, plus largement, aux jeux de langage où elles jouent un rôle, ni a fortiori aux situations pratiques où s'inscrivent ces jeux de langage. Après Wittgenstein et Valéry, qui a si bien démonté le mécanisme de cette superstition philosophique, ce culte de la notion aurait dû disparaître, mais il ne cesse de renaître, surtout dans l'enseignement universitaire. Heidegger l'a solennellement remis à l'honneur en faisant croire qu'on pouvait remonter à la source de la Pensée, voire à l'Être même, en travaillant au corps quelques mots grecs ou allemands. Je ne nie pas l'importance de l'histoire des mots et des notions, ni les contributions que François Jullien a apportées dans ce domaine ; j'admire par exemple son étude précise du wen, dans La Valeur allusive. Je nie encore moins la valeur des notions distinctes que nous devons aux têtes bien faites, en philosophie comme en d'autres domaines. Mais j'ai en horreur l'exotisme philosophique, qui consiste à en imposer en invoquant rituellement des notions empruntées au loin et dont le lecteur ne peut connaître l'usage, faute de connaître la langue. Or François Jullien a usé et abusé de ce procédé, en spéculant sur la crédulité de son public. Le phénomène n'est pas nouveau. On voit bien, dans Janicaud, le rôle qu'a joué l'ignorance de l'allemand dans un certain heideggérianisme français.

Mais cette question du langage a un aspect plus intéressant. François Jullien a fort justement observé qu'à en juger d'après les textes, les Chinois ont développé très tôt une propension à s'exprimer de façon allusive ou détournée. Il a noté à l'occasion qu'il y avait à cela des raisons politiques. Le despotisme ne favorise en effet pas le franc-parler. Mais il a tiré de là une opposition générale entre un supposé régime chinois du discours et un régime du discours supposément propre à notre tradition. Il a perdu de vue que les exemples de la plus réjouissante franchise ne manquent pas dans certaines sources chinoises (cela dépend lesquelles) et qu'inversement, la manœuvre oblique en matière de langage est omniprésente dans notre histoire, qu’elle soit inspirée par la prudence politique, par la politesse ou par la subtilité dans l'art de convaincre. Il est allé plus loin, dans ses ouvrages récents, en accréditant l'idée que le « régime chinois du discours » se distingue par le refus de poser quoi que ce soit, par la volonté de se tenir en deçà de toute thèse pour rester ouvert à toutes les thèses et ne s'engager sur aucune, étant entendu que tout énoncé est partiel et partial, et trahit nécessairement la richesse des possibles enclose dans la réalité. C'est ici que nous nous séparons le plus nettement. Non sur les faits, mais sur leur interprétation. Il a raison quand il montre la présence d'une telle conception en Chine, mais il a tort, à mon sens, quand il suggère que cette façon de se maintenir en deçà de toute affirmation témoigne d'une sagesse supérieure. Comme je l'ai expliqué ailleurs, j'y vois pour ma part la négation de la fonction propre du langage et donc de son autonomie. Or cette négation me paraît centrale dans la culture que j'ai appelée l'idéologie impériale, c'est-à-dire dans la culture que le despotisme pré-impérial, puis surtout impérial, a créé avec le temps pour assurer sa pérennité. Je vois donc dans cette conception un phénomène historique daté et, sur le plan philosophique, une régression. L'idée de l'autonomie du langage est apparue chez divers penseurs de l'Antiquité pré-impériale, puis a disparu. Elle a été formulée de la façon la plus pénétrante par Zhuangzi (Tchouang-tseu), dans le chapitre II du Zhuangzi, d'où l'importance stratégique de ce texte pour l'interprétation de l'histoire de la pensée chinoise. J'y vois l'affirmation de l'autonomie du langage et de la liberté qu'elle nous donne d'organiser comme nous l'entendons notre vision de la réalité, et de nous la communiquer. François Jullien, qui s'en tient à la lecture qu'on en a fait sous l'Empire, n'y voit que la disqualification du langage. Les lecteurs que cette différence d'interprétation intéresse trouveront, ci-après. un compte rendu de Si parler va sans dire. Du logos et d'autres ressources, ouvrage dans lequel il expose son point de vue [cf. annexe].

Dans ce livre, il oppose au logos grec une conception « taoïste » du langage qui prône l'adaptation du langage à la réalité mouvante des choses et recommande de la pousser jusqu'au point où le langage, cessant d'avoir une existence propre, révélera au mieux cette mouvante réalité. On comprend que cette conception ait suscité l'intérêt de Jean Allouch, psychanalyste. Dans Oser construire, il s'interroge entre autres sur le style de François Jullien. Il note son « effervescence lexicale », une prolixité qui semble liée à l'impossibilité de dire ce qu'il voudrait dire et le trouble qu'il ressent quand il est obligé de traduire des textes qu'il juge, en fin de compte, intraduisibles (p. 34-36). Jean Allouch voit là les indices d'une difficulté fondamentale que d'autres cachent (Lacan n'est pas loin) et que François Jullien a le mérite de rendre sensible. Je trouve ces observations très justes, mais je les interprète autrement. Dans son livre, François Jullien ne se borne pas à définir ce qu'il appelle la « conception taoïste du langage ». Il en fait l'apologie et plus que cela l'adopte lui-même. Jean Allouch croit percevoir chez lui « une certaine contamination de l'écriture par la Chine » (p. 38). Je dirais plutôt que, de livre en livre, François Jullien poursuit le rêve, inspiré par la Chine, d'un langage qui s'amenuiserait jusqu'à faire apparaître sans plus de médiation langagière l'insaisissable fond de choses, Comme les penseurs chinois qu'il cite, il voudrait pouvoir parler tout en étant délié de l'obligation de dire, c'est-à-dire de se prononcer sur quoi que ce soit et d'user du langage pour s'engager, ce qui est l'acte même par lequel nous pouvons devenir libres. Je pense depuis longtemps que c'est là le fond de sa pensée. M'objectera-t-il que je poursuis un autre rêve ?

Annexe

Voici le compte-rendu de Si parler va sans dire paru dans un récent numéro d'Études chinoises (vol. XXV, 2006, p. 241-242), reproduit ici avec l'aimable autorisation du responsable de cette publication :



Pour être complets, mentionnons le dernier livre de François Jullien, Si parler va sans dire. Du logos et d'autres ressources (Paris, Éditions du Seuil, 2006), qui consiste en un commentaire abondamment développé de quelques passages du chapitre II du Zhuangzi et de quelques paragraphes du Laozi. Il tire de ces divers extraits une conception « taoïste » du langage qu'il « fait travailler » en l'opposant à celle qu'Aristote expose dans le livre gamma de la Métaphysique, principalement.

Du Zhuangzi, il ne retient que l'idée de l'insuffisance foncière du langage. II ne tient aucun compte d'une autre donnée que Zhuangzi met en lumière, celle du changement qui se produit dans notre rapport au monde quand nous entrons dans le régime du langage, ni de son analyse de la nature logique du langage. S'il n'avait résolu d'opposer continûment Aristote et Zhuangzi, il se serait aperçu qu'ils prennent tous les deux pour point de départ un même fait. Ils ont vu l'un et l'autre que le langage ne peut s'organiser qu'à partir d'un acte initial arbitraire. « La réalité ne comporte pas en elle-même de divisions et il n'y a pas, d'autre part, de constance dans le langage. C'est quand on a d'abord posé quelque chose que naissent les délimitations » dit Zhuangzi (chapitre II, Qiwulun 2/g/55 ; cf. Jean François Billeter, Études sur Tchouang-Tseu, p. 156). Aristote ; « Ne rien poser, c'est supprimer la discussion et, d'une manière générale, le logos » (Métaphysique 1063b ; cité par F. Jullien, p. 50). Aristote encore : « C'est par le repos et l'arrêt que la raison sait et pense » (Physique Vll/3/247b ; cité p. 73). Aristote et Zhuangzi sont d'accord sur ce point essentiel et sur plusieurs de ses conséquences. S'ils divergent ensuite, c'est en raison des préoccupations différentes qui sont les leurs : pour Aristote, la recherche de la cohérence et de la pertinence dans la discussion, pour Zhuangzi la distance critique qu'il faut avoir à l'égard du langage pour ne pas se laisser prendre aux illusions qu'il engendre et s'en servir souverainement. François Jullien ne dit pas un mot de la parole efficace qui est si frappante dans les dialogues de Zhuangzi. Sa cécité sélective facilite beaucoup son interprétation.

Il est tout aussi sélectif dans ses références. Parmi les commentateurs anciens, dont il dit faire grand cas, il ne cite que Guo Xiang, dont il reprend les préjugés (et Wang Bi quand il s'agit du Laozi). Parmi les exégètes chinois contemporains, il mentionne le seul Mou Zongsan (p. 40), néo-confucianiste qui reprend lui aussi Guo Xiang ; parmi les sinologues occidentaux, le seul A.C. Graham, dans une étude de 1969 (rééditée en 2003), qui fut novatrice en son temps, mais dont il ne retient que très partiellement les leçons (op. cit.). Pour la traduction, il s'en tient à celle de Liou Kia-hway, qui a été beaucoup critiquée mais qu'il juge « sans faute, et même élégante, donc incritiquable » (p. 149). Tout le reste semble nul et non avenu. J'ajoute que certains passages dont il tire sa « pensée taoïste du langage » traitent de tout autre chose que du langage selon moi ; c'est notamment le cas du début du chapitre II du Zhuangzi.

François Jullien rappelle que Si parler va sans dire forme la suite d'Un Sage est sans idée, ou L'autre de la philosophie (Éditions du Seuil, 1998), dont la seconde partie était déjà un commentaire du chapitre II du Zhuangzi.





Bibliographie


Anderson, Perry, La pensée tiède. Un regard critique sur la culture française, Seuil, 2005.


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