Colloque Dolto : Écouter l’enfant

Chengdu (Chine) 24 au 24 mai 2008





L’unité de soins dans laquelle je travaille est un lieu de consultation pédopsychiatrique et d’accueil à temps partiel pour les enfants âgés de 2 à 6 ans. Lorsque le psychiatre responsable de cette unité propose à l’équipe soignante l’admission d’un enfant, c’est autant pour son évaluation diagnostique que l’élaboration d’un projet de soins dans ou à l’extérieur du service. Régulièrement, des réunions de synthèse ont lieu pour parler de chaque enfant et de son évolution. Je travaille depuis une dizaine d’années dans cette unité en tant que psychiatre et psychanalyste. C’est davantage ma formation de psychanalyste qui a été sollicitée pour participer à ce travail de réflexion, de recherche auprès des enfants et pour recevoir certains d’entre eux en cure psychothérapique ou psychanalytique.


Le sujet de la psychanalyse n’est pas le même que le sujet de la psychiatrie ou de la neurologie. La différence c’est le point éthique, le pivot de l’action d’un psychanalyste qui est que tout être humain est un être de désir.

L’homme neurologique n’existe pas, le corps vivant ne se réduit pas au corps biologique. Le corps vivant est celui d’un être qui habite le langage en relation, tel que l’a développé Françoise Dolto, avec une image inconsciente du corps. Image du corps qu’elle considère comme « l’incarnation symbolique inconsciente du sujet désirant » [1]. Elle est propre à chacun et liée au sujet et à son histoire. Cette image n’est pas une image spéculaire, elle est « substrat relationnel du langage » [2].

Parce qu’il y a corps, dit-elle, il y a un sujet. Réduit à l’origine à une tendance de vie ou de mort, référé aux paroles qui l’entourent, c’est ce oui à la vie, ce désir de vivre qui s’incarnera dans un corps. On peut supposer que le choix du sujet est aussi en relation avec le désir inconscient parental. Le travail avec les femmes enceintes nous le montre. Le psychanalyste sait que ce rapport d’alternance, désir de vie, désir de mort, est toujours présent ; que la pulsion de mort peut s’exprimer avec plus ou moins d’acuité sous forme de symptômes, de comportements, selon les moments de l’histoire du sujet. Il sera alors important dans la cure de le dire à l’enfant et éventuellement aux parents.


Sans ignorer la biologie et l’évolution des connaissances dans les domaines génétique ou neuro-développemental, le travail du psychanalyste s’appuie sur cette idée (qui est aussi en rapport avec son désir) que « rien n’est seulement organique chez l’être humain, tout est aussi symbolique »1. Ce que nous a enseigné Françoise Dolto de son travail avec les enfants et de son élaboration théorique, est animé par cette conviction.

C’est non seulement la lecture de ses ouvrages qui a participé à ma formation d’analyste avec les enfants mais la rencontre régulière pour une analyse de contrôle avec Solange Faladet, psychanalyste, qui a travaillé de nombreuses années avec Françoise Dolto. J'ai appris avec elles à mettre en place un cadre afin qu'une cure analytique avec un enfant puisse avoir lieu.


Dans les entretiens préliminaires, les parents et l’enfant sont reçus afin de saisir tout ce qui a pu se dire au sujet de l’enfant avant sa naissance, dans la famille, dans le couple et se vivre dans les premières relations corporelles entre l’enfant et sa mère. La place du père est toujours interrogée, signifié, auprès de la mère et de l’enfant. Aucune cure analytique ne peut être envisagée tant que le père n’a pas fait savoir s’il était d’accord ou non pour ce travail avec son fils ou sa fille. Dans la constitution de l’inconscient, la place du père et de la mère est différente et le désir incestueux inconscient de l’enfant est engagé vis-à-vis d’eux. L’ignorer risquerait de provoquer un transfert de ce désir sur l’analyste ou de conforter une position incestueuse dans laquelle peut être mis un enfant. En place là d’enfant – objet. Accepter de recevoir un enfant dans ses conditions serait alors dangereux pour lui. De même, toutes les demandes des parents pour leur enfant sont entendues et ce jusqu’à ce qu’ils se répètent, jusqu’à ce qu’elles soient épuisées. L’enfant est reçu avec les mêmes exigences jusqu’à ce qu’il puisse savoir pourquoi ses parents l’amènent et pourquoi il voudrait ou non venir parler à quelqu’un. Ensuite, une cure analytique ou psychothérapique pourra commencer.


La construction du narcissisme s’est faite à partir de l’identification de l’enfant au signifiant de l’Autre, incarné par la mère au début de la vie. Pour reprendre la formulation qu’en a donnée le psychanalyste Jean Berges « l’enfant s’identifie le signifiant » [3]. Ce qui en souligne l'incorporation. Le signifiant fait écart entre le corps de l'enfant dans son fonctionnement et le corps de la mère qui en assure la fonction.


Françoise Dolto cherche ainsi à saisir dès la première rencontre ce qui a pu aliéner l’enfant à ces signifiants qui le précédaient ou qui l’ont accompagné au cours de sa vie. C’est d’emblée en tant qu’agent qu’elle se situe et s’adresse toujours à l’enfant-sujet, que celui-ci parle ou ne parle pas. Elle suppose un destinataire à son message quelque soit son âge ou ses symptômes. Ce sont sur ces bases théoriques que j’essaie de travailler avec les enfants individuellement ou avec l’équipe soignante.


Au cours des réunions, les différents intervenants évoquent l’évolution du comportement d’un enfant dans ses interactions, dans son mode d’expression langagier, corporel, dans ses capacités d’adaptation et de socialisation. J’essaie alors d’interroger la situation dans laquelle se trouvait l’enfant dont ils parlent. Avec qui était-il au moment où s’est produite telle réaction par exemple ? quel adulte ? quel enfant ? parce que très rapidement un enfant vient voir non pas un éducateur ou une éducatrice mais Catherine, Marie ou Paul. Et il en est de même avec les enfants qu’il côtoie. S’il ne le dit pas, il l’exprime avec son corps et ses gestes. Y a-t-il eu des événements, des changements dans sa vie familiale, à l’école ? qu’en a-t-il dit ? que lui a-t-il été dit ? qu’ont ressenti les éducatrices ? J’essaie en somme d’entendre et de faire entendre la relation de transfert et de contre-transfert qui s’est instauré entre l’enfant et celle ou celui qu’il a choisi dans le service, c’est-à-dire là où s’articule le désir. Il en est de même entre les parents et les personnes qui s’occupent de leur enfant. J’illustrerai ce travail en institution par une vignette clinique.


On me demande de recevoir en consultation un enfant Karim âgé de 4 ans et demi, suivi dans le service depuis l’âge de trois ans pour des troubles graves du développement de type Dysharmonie d’Évolution caractérisée par un retard massif de la construction du langage, des troubles des interactions et notamment des difficultés à la séparation et une importante agressivité à l’égard de sa mère. Originaire de Guinée, il a vécu une séparation très brutale avec sa mère vers l’âge de 12 mois. Karim a 3 ans et ½ lorsque sa maman a un 2e garçon avec un homme qu’il avait très rapidement investi et voulu appeler Papa. Cet homme habite dans une autre région et après chaque visite, les séparations sont très douloureuses. Karim exprime vivement, parfois violemment son désir de rester avec lui. La prise en charge au centre d'accueil, en consultation transculturelle et une scolarité à temps partiel, avait permis une nette amélioration de ses symptômes. Depuis quelques mois, sont réapparus des troubles du comportement à type d’agressivité à l’égard de sa mère, des enfants de l’école et de la maîtresse, ce qui compromet son intégration scolaire.

Une psychothérapie pour Karim leur a été proposée et c’est dans ce contexte que je les ai reçus.


Notre première rencontre fut très pénible et douloureuse pour tout le monde. Karim était très agité, se retournait sans cesse vers la porte fermée, dans l’impossibilité d’entendre ce que je tentais de lui dire afin d’essayer de le rassurer. Sa mère était figée, désemparée, dans l’impossibilité de nouer une communication verbale ou corporelle avec son fils. Quant à moi, j’étais très inquiète de l’anxiété que je percevais, m’interrogeant sur ce qui était en train de se rejouer là. Karim était venu dans mon bureau portant une épée sur lui qu’il n’a cessé de manipuler et à laquelle il semblait s’accrocher tout en parlant fébrilement avec des bouts de mots incompréhensibles pour nous. Après questionnement, sa maman a supposé qu’il recherchait Catherine l’éducatrice car c’était elle qu’il venait voir. Il fut alors décidé ensemble qu’avant notre prochaine rencontre, je parlerai avec l’éducatrice et l’équipe. Soulagé, Karim est parti rejoindre le groupe.


En effet, Karim a établi une relation fusionnelle parfois exclusive avec cette éducatrice. Elle lui avait proposé de l’accompagner à cet entretien mais il avait refusé, lui disant :" Non, pas toi". Nous avons supposé que son angoisse était liée à un conflit d’ambivalence, de culpabilité entre sa crainte de perdre Catherine et son désir de s’en éloigner pour s’affirmer dans son identité du sujet masculin. L’épée peut se comprendre comme un outil de défense ou d'attaque et un signe de force et de puissance virile qu’il souhaitait montrer. La crainte de la perte a dominé l’entretien, reproduisant émotionnellement le premier traumatisme de séparation.


Des travaux sur la transmission des traumatismes psychiques de la mère au bébé ont montré qu’elle se reproduisait dans les rencontres psychothérapiques : un événement traumatise la mère, la mère traumatise le bébé, le bébé traumatise le thérapeute. Karim a subi un double traumatisme à 12 mois : celui de sa mère et la disparition brutale de celle-ci à un âge où la représentation maternelle constitue encore une partie du monde de l’enfant. L’inquiétude était très envahissante pour le thérapeute et ce d’autant que la mère ne pouvait rien en dire.


À partir de ces considérations, nous avons décidé qu’au prochain entretien, toutes les portes seraient ouvertes, laissant Karim libre de circuler d’un lieu à l’autre, d’une personne à l’autre afin de lui permettre de reconstruire un espace de sécurité affective et de cohésion narcissique. Il est d’abord venu sans épée, accompagné de Catherine, s’est assis un moment, a écouté ce que sa mère et moi disions à propos du papa de son frère, puis est reparti vers le groupe. Un peu plus tard, sa maman est allée lui proposer de continuer à parler ensemble. Il est revenu avec elle et son doudou. Elle l’a pris sur ses genoux et a commencé à parler de leur histoire en Guinée. Elle ne lui avait par exemple jamais dit qu’il avait un père dont il porte pourtant le nom, qu’il l’avait quitté quand elle était enceinte. Il écoutait, très attentif, essayait de répéter certains mots, tentait de se faire comprendre, très présent dans le dialogue, en sécurité dans le partage émotionnel, corporel et langagier avec sa mère. Le thérapeute était là comme tiers permettant que la parole circule, non seulement dans une fonction de communication, mais aussi comme médiation dans une fonction intersubjective, interhumaine.


Pour Karim, un temps a été nécessaire où, comme acteur, il a pu rejouer la présence absence, les retrouvailles avec sa mère, nouées par des paroles vraies et revécues émotionnellement dans le transfert pour que puisse se rétablir symboliquement sa cohésion interne. Alors, son désir de grandir pourra s’affirmer.


Françoise Dolto a montré qu'à chaque étape de sa vie, l'enfant construit son rapport à lui-même et au monde sur une base de sécurité constituée des images du corps successives. Cette sécurité se structure dans l'échange avec le support maternel et dans l'évocation de la fonction paternelle qui permettent l'accès à une symbolisation et le passage à une nouvelle étape.

S'il y a eu des temps d'insécurité, de tensions, la régression doit être rendue possible afin qu'à partir d'une nouvelle sécurité retrouvée, un nouveau départ soit possible.



Conclusion

Dans une institution où les discours sur l'enfant sont multiples, les intervenants nombreux, les objectifs différents, il est parfois difficile d'entendre la parole de l'enfant. De saisir à travers ses troubles du comportement et ses dysfonctionnements qu'il s'agit aussi de symptômes, au sens psychanalytique. C’est-à-dire l'expression d'un conflit psychique inconscient. C'est à lui supposer une aptitude à assumer son histoire quel quelle soit, à être sujet de désir, que l'on permet à un enfant de devenir un sujet humanisé.

Le travail du psychanalyste ne saurait se dissocier du transfert permettant que la parole soit créatrice de sens et créatrice, comme l’a développé Freud de la réalité psychique elle-même. Un point incontournable pour Françoise Dolto et sur lequel elle invite les psychanalystes à se pencher concerne « l’exigence pour ceux qui s’exposent dans l’exercice de l’écoute à situer la place du corps de l’analyste dans la cure » [4]. L’image du corps de l’analyste constitue un des lieux de consolidation du transfert.

Encore faut-il que le psychanalyste ne la refoule pas.

 

Un travail analytique

en service pédopsychiatrique


Claire Arnaud-Cazagnes

Pédopsychiatre, Psychanalyste



























[1] F. Dolto. L’image inconsciente du corps, Éditions du Seuil.



[2] F. Dolto, J-D Nasio. L’enfant du miroir, Éditions Rivages.








































[3] J. Bergès, G. Balbo. L’enfant & la psychanalyse, Éditions Masson.

























































































































[4] Ibid, p. 70.


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